Les glaciers fondent, les espèces disparaissent, la mer monte, les falaises reculent... Et pourtant, la vie suit son cours. Victor Hugo écrivait en 1870 dans ses Carnets que "c’est une triste chose de songer que la nature parle et que le genre humain n’écoute pas". Toujours criant de vérité des siècles plus tard, pourquoi les consciences peinent-elles encore et toujours à s’éveiller ? L’explication pourrait bien tenir du fait du fonctionnement profond et mécanique du cerveau de l’Homme. C’est précisément ce que cherche à démêler l’écopsychologie, discipline née de la rencontre de l’écologie et de la psychologie. L’éco-psychologue, psychothérapeute et écothérapeute breton Jean-Pierre Le Danff, revient sur le fonctionnement neurologique de l'humain qui peine à se défaire de ses propres contradictions.
Qu’est-ce que l’écopsychologie ?
C’est toujours un défi pour moi de répondre à cette question : elle est née dans les années 90, de la rencontre de scientifiques et d’écologues d’un côté, passionnés par leur domaine mais en même temps déroutés par la tournure que prenaient les choses. Ils se sont dit : "Cela fait 30 ans que l’on alerte les citoyens, les décideurs, le monde des affaires, sur le fait que la biodiversité va très mal, que le climat se détériore et ça n’a toujours aucun impact : il y a quelque chose que l’on ne sait pas". Donc ils se sont tournés vers des professionnels qui connaissaient le fonctionnement du cerveau humain, pour comprendre pourquoi les messages n’étaient pas reçus et transformés en actions concrètes. De l'autre côté, les psychologues se sont dit : "Nous sommes en train de soigner les gens dans nos cabinets mais si l’on ne soigne pas leur environnement, ça ne sert à rien". L’écopsychologie est donc née de cette rencontre.
Plus globalement, c’est un domaine très complexe qui regroupe à la fois de l’écologie, de la psychologie, mais aussi de l’anthropologie, de la sociologie... Pour essayer de résumer, on pourrait dire que c’est une discipline qui vise à comprendre les mécanismes psychologiques humains qui sont en jeu dans cette crise écologique que nous vivons, et notamment cette résistance à agir au niveau nécessaire : pourquoi, alors que nous sommes si informés aujourd’hui, continuons-nous dans cette trajectoire mortifère ?
Enfin en pratique, il y a de plus en plus de gens qui souffrent de voir des espèces, des forêts tropicales disparaître, et qui ne savent pas quoi faire de cette douleur. L’écothérapie consiste à aider ces personnes à comprendre et construire sur leur souffrance.
L’auteur Chris Johnstone, parle lui d’un état de "pré-conscience" : les gens ont une idée de ce qu’est le changement climatique, mais ça ne les touche pas. Et c’est probablement la problématique centrale aujourd’hui. - Jean-Pierre Le Danff, écopsychologue.
Le 22 août dernier était marqué par le "jour du dépassement" : on le définit comme le jour de l’année où l’humanité vit "à crédit". Quel regard portez-vous sur cet outil de mesure ? Quel sentiment est-il censé déclencher sur l’être humain ?
D’abord à titre personnel, ça m’angoisse et me terrifie puisque d’année en année ce jour en question est de plus en plus précoce. Aussi, je trouve l’instrument très intéressant - bien qu’il ait ses limites - mais j’aurais espéré que cela remue les cerveaux des gens, secoue les esprits. Combien de personnes sont au courant ? Combien savent vraiment de quoi il s’agit ? Le but premier de cet outil est d’informer. Il faut bien souligner que l’on n’a effectivement jamais eu autant d’informations à disposition sur ces sujets-là, mais de là à dire que les gens sont informés c’est autre chose puisque ces informations-là n’intéressent pas forcément, au contraire : l’être humain n’aime pas le changement.
Neurologiquement, nous ne sommes pas paramétrés pour reconnaître que l’on va dans le mur, pour changer nos comportements, nos habitudes, nos modes de vie. Lorsque Monsieur "tout-le-monde" entend parler du jour du dépassement, il va bien entendu affirmer qu’il faut faire quelque chose, mais lui à titre personnel ne va rien faire, ni renoncer à son quotidien. Donc il y a un certain paradoxe, un clivage mental où l’on est, d’une part, de plus en plus conscient qu’il y a un problème mais de l’autre, ça ne nous concerne pas. Il n’y a pas de lien entre la situation générale qui reste toutefois abstraite, et le quotidien de tout un chacun. L’auteur Chris Johnstone, parle lui d’un état de "pré-conscience" : les gens ont une idée de ce qu’est le changement climatique, mais ça ne les touche pas. Et c’est probablement la problématique centrale aujourd’hui.
Pourquoi cette idée reste-t-elle si abstraite dans le cerveau humain ?
Il faut souligner quelque chose. Par exemple, moi, je suis actuellement chez moi, dans un environnement exceptionnel, du bois, du soleil, mon jardin en fleur, ma chienne à côté... Et on est en train de parler du jour du dépassement. Il y a un clivage en moi, je ne touche pas cela puisqu’il ne me manque rien actuellement, que je vois des salades pousser dans mon potager, qu’il n’y a ni intempérie, ni canicule, etc.
C’est une difficulté liée à notre cerveau : nous ne sommes pas programmés pour anticiper à long terme, mais seulement à quelques jours. Donc au quotidien, nous avons tous, y compris moi, du mal à toucher cela. Prenez l’exemple d’un fumeur à qui vous dites "tu devrais arrêter, tu risques d’avoir un cancer" : tant qu’il est en bonne santé et que sa cigarette lui est agréable, il continuera. Et même s’il a un cancer, il n’arrêtera pas forcément non plus. Transposez cet aspect à l’urgence climatique, vous imaginez bien que c’est très difficile neurologiquement, cognitivement, de réagir alors que l’on n’est - pour la plupart d’entre nous - pas directement confronté aux conséquences du changement climatique.
Selon vous, "l’effet confinement" a-t-il pu éveiller quelques consciences ?
Sans doute un peu, mais de manière indirecte. Certains Français ont pu renouer avec certaines choses, ont eu plus de temps pour s’informer sur des sujets qu’ils ne connaissaient pas ou peu... Ce qui a pu changer je pense, c’est que les gens ont peut-être renoué avec quelques valeurs essentielles que sont la lenteur, le silence, le plaisir d’acheter ses légumes au marché du coin... On a beaucoup lu que depuis le confinement, les gens seraient plus enclins à acheter local ou bio par exemple. Mais encore faudrait-il savoir combien de personnes ? Pour combien de temps ? De là à ce que cela enclenche une révolution écologique, je n’y crois que moyennement.
La crise écologique ne provoque pas que de l’anxiété mais bien d’autres émotions. De la colère contre les décideurs par exemple, ou de la tristesse lorsque l’on entend qu’une espèce s’est éteinte. - Jean-Pierre Le Danff, écopsychologue.
On a beaucoup entendu parler ces derniers temps de l’écoanxiété comme d’une problématique montante. Quel regard portez-vous là-dessus ?
J’ai un regard un peu sévère sur les médias qui ont selon moi, mis ce sujet en évidence. Je ne crois pas que cela soit une problématique montante, je crois qu’elle l’est aux yeux des médias et peut-être montée par les médias eux-mêmes tout simplement. En réalité, la crise écologique, pour les gens qui se sentent vraiment concernés et touchés par elle, ne provoque pas que de l’anxiété mais bien d’autres émotions. De la colère contre les décideurs par exemple, ou de la tristesse lorsque l’on entend qu’une espèce s’est éteinte.
Au fond, le terme d’anxiété est assez réducteur. Celui qui résume plutôt toutes ces émotions serait la douleur. La souffrance. Les médias sont peut-être un peu passés à côté de ce sujet.
À titre personnel, je suis convaincu lorsque je vois les trajectoires que l’on prend que l’on ne pourra pas s’en sortir. Ça ne veut pas dire que je ne changerais pas d’avis demain, mais pour l’heure, les projections sont claires. - Jean-Pierre Le Danff, écopsychologue.
Quelles pistes psychologiques pourraient être explorées pour changer les choses ?
Je pense à Pablo Servigne, à Raphaël Stevens et d’autres avant eux aux Etats-Unis par exemple comme Joseph Tainter, Jared Diamond qui ont écrit sur cette question de la fin de la civilisation... À titre personnel, je suis convaincu lorsque je vois les trajectoires que l’on prend que l’on ne pourra pas s’en sortir. Ça ne veut pas dire que je ne changerais pas d’avis demain, mais pour l’heure, les projections sont claires.
Pour autant faut-il être désespéré ? C’est ce que développe comme thèse Sébastien Bohler dans son ouvrage "Le bug humain". Nous sommes dominés en tant qu’Hommes par la toute-puissance du striatum et la production de la dopamine, le neurotransmetteur du plaisir, celui que l’on trouve dans le pouvoir, le sexe, la nourriture... Mais il existe aussi la sérotonine, qui est le neurotransmetteur du bonheur. Si l’on résume cela par des verbes, la dopamine correspondrait à "faire" et "avoir" - "Je suis ou me crois heureux lorsque je gravis les échelons de la société", par exemple -, tandis que la sérotonine correspondrait à "être" - "Je suis bien quand je regarde mon enfant dormir, quand je suis entouré de mes amis".
Là-dessus, il faudrait alors réussir à orienter les politiques, les actions, les progrès, non pas vers le "faire" ou l’"avoir" qui dominent tout actuellement, mais plutôt vers l’"être". C’est aussi là-dessus que la crise du coronavirus a pu apporter quelque chose : les gens ont peut-être pu toucher ou retoucher du doigt la dimension "être".
Avec l'ADEME.
Vous avez apprécié cette information ? Abonnez-vous à notre newsletter en cliquant ici !
Pour aller plus loin et agir à votre échelle, découvrez notre guide « La mode éthique dans nos dressings ».
Au sommaire : interviews, quiz, conseils et astuces… 68 pages de solutions pour se mettre à la mode éthique !
Pour en savoir plus et commander votre guide, c’est par ici.
Merci ! #TousActeurs.