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Finance durable

Bertille Delaveau (Banque de France): "Les banquiers centraux ne sont pas des ministres du climat"

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Bertille Delaveau, Responsable du Centre sur le Changement Climatique de la Banque de France, revient dans ce grand entretien sur le rôle et l’action des banques centrales face aux enjeux liés au changement climatique.

Pouvez-vous nous présenter le Centre sur le Changement Climatique et ses principales missions ?  

Le Centre sur le Changement Climatique a été créé en 2021, succédant ainsi à un service dédié à la finance durable lancé dès 2019 par la Banque de France. Celui-ci répondait à un double besoin : faciliter la coordination en interne sur les différents sujets liés au climat, et assurer le secrétariat du Réseau des banques centrales et des superviseurs pour le verdissement du système financier (NGFS).

Quelle a été la genèse du NGFS ?

Le NGFS est né fin 2017 dans un contexte de blocage des travaux autour du climat au sein du G20 et de désengagement des États-Unis de l’accord de Paris. Il s’agissait à l’origine d’un forum de discussions entre banquiers centraux et superviseurs sur des sujets liés à la transition climatique. Ces acteurs ont décidé de poursuivre le dialogue en créant le NGFS, dans le but de partager des bonnes pratiques et d’identifier des approches innovantes pour intégrer les risques climatiques dans la conduite de leurs opérations. Plus généralement, il s’agissait, pour les fondateurs, de dépasser la phase de discussion initiale pour s’engager dans une action plus effective.

Aujourd’hui, le NGFS compte 125 membres, contre 8 initialement, et 19 observateurs. Il explore différentes thématiques reflétant des problématiques adressées par les banquiers centraux et les superviseurs, avec des groupes de travail consacrés par exemple aux scénarios climatiques, à la biodiversité ou encore à la politique monétaire. L’objectif est d’avoir une logique collaborative afin de formuler des recommandations non-contraignantes qui pourront servir de base d’options et faciliter le passage à l’action.

L’engagement de la Banque de France sur ces sujets ne dépasse-t-il pas le cadre de son mandat ?  

C’est un point qui a été soulevé dès le départ : les banques centrales et les superviseurs abordent le sujet climatique précisément à cause de leurs mandats de stabilité monétaire et de stabilité financière. Les risques supportés par le système financier peuvent être de nature physique, liés par exemple à des évènements climatiques extrêmes, avec des impacts économiques potentiellement importants. Les risques de transition, liés par exemple à la dépréciation des actifs qu’une transition vers la neutralité carbone rendraient obsolètes, sont également susceptibles d’avoir des impacts importants. Ces deux facteurs ont été reconnus par le NGFS dans son premier rapport comme des sources de risques financiers pouvant menacer la stabilité financière : ils sont donc totalement dans le cadre des mandats des banques centrales et des superviseurs.

Comment ces risques sont-ils pris en compte dans le cadre de la stratégie monétaire ?

Effectivement, ces enjeux ne sont pas seulement matériels pour la supervision prudentielle et la poursuite de notre mandat de la stabilité financière. Nous nous devons également d’en tirer les conséquences dans le cadre de la définition et de la mise en œuvre de la politique monétaire.

Pour la politique monétaire, la Banque de France agit dans le cadre de l’Eurosystème. Elle a contribué aux travaux qui ont permis d’élaborer le plan d’action climatique annoncé en juillet 2021 et met en œuvre les décisions adoptées par le Conseil des gouverneurs de la Banque Centrale européenne (BCE).  L’objectif est une meilleure intégration des implications du changement climatique dans la poursuite de l’objectif de stabilité des prix et également de protéger le bilan de l’Eurosystème des risques liés à la transition.

Ce plan d’action repose sur une double approche. Il s’agit d’une part de mieux comprendre les conséquences macroéconomiques du changement climatique et de la transition et leurs implications sur l’évolution des prix et les projections économiques pour que le conseil des gouverneurs dispose de bases solides pour ses décisions.

Il s’agit d’autre part d’adapter le cadre opérationnel de la mise en œuvre de la politique monétaire. Ainsi, depuis octobre 2022, cette intégration passe par la prise en compte du score climat des émetteurs dans le cadre des achats de titres corporate (tilting) : l’objectif est de s’assurer que, sans préjudice des contraintes liées à la nature de ce portefeuille, le portefeuille détenu par l’Eurosystème est cohérent avec la poursuite des objectifs de l’Accord de Paris.

Il s’agit d’une première étape, et les travaux sur le « verdissement » de la politique monétaire se poursuivent. L’Eurosystème s’est engagé à faire du respect de la CSRD un critère d’éligibilité pour le collatéral et à mettre en place une limite d’ici fin 2024 sur les titres obligataires d’entreprises remis en collatéral afin de restreindre la part des entreprises les plus émettrices de carbone. En outre, des stress tests réguliers du bilan de l’Eurosystème du point de vue climatique sont réalisés. 

Les banques centrales et les superviseurs abordent le sujet climatique précisément à cause de leurs mandats de stabilité monétaire et de stabilité financière."

Justement, qu’est-il ressorti des stress test menés en France et en Europe ces dernières années ? Les établissements financiers prennent-ils aujourd’hui bien en compte les risques climatiques ?

Les stress test sont des outils clés pour alerter et préparer le secteur financier face aux risques climatiques. Contrairement aux risques « traditionnels », dont les chocs sont calibrés sur la base de données historiques, les risques climatiques exigent une projection dans un avenir incertain. C’est pourquoi des scénarios probables – mais non prédictifs- sont conçus avec l’objectif d’illustrer ce que pourrait être cet avenir et les risques qui dépendent de l’aggravation du changement climatique comme des mesures qui vont être prises pour assurer la transition

En 2021, l’ACPR a mené un exercice pilote auprès des institutions financières françaises (banques et assurances), mettant lumière certaines lacunes collectives, notamment en termes de disponibilité et de standardisation des données comme de modélisation. Il est apparu que ces établissements présentaient des expositions non négligeables aux secteurs les plus dépendant des énergies fossiles et, logiquement, les plus exposés aux risques de transition. Concernant les risques physiques, l’ACPR a souligné que le coût des sinistres pour les assureurs pourrait être multiplié par 5 à 6 dans certains départements français entre 2020 et 2050. Ces résultats n’ont pas eu de conséquences concrètes en termes d’exigences prudentielles : il s’agissait véritablement d’un exercice d’apprentissage collectif et de sensibilisation.

En 2022, la BCE a également effectué un exercice similaire, à l’échelle du Mécanisme de Supervision Unique (MSU), qui a révélé plusieurs besoins, notamment en matière de données et d’amélioration de la capacité interne des banques à effectuer des stress test climatiques. Il a aussi mis en évidence l’intérêt d’aller vers une transition la plus précoce possible : dans tous les cas, elle aura un coût, mais plus on attendra et plus celui-ci sera élevé. À la suite de cet exercice, la BCE a exprimé des attentes en matière de supervision et a demandé aux banques d’intégrer les risques climatiques et environnementaux dans leur gouvernance et leur stratégie de gestion des risques d’ici la fin 2023.

Quels sont les autres leviers à disposition des banques centrales pour encourager les établissements financiers à intégrer davantage ces risques ?

Au-delà des stress test, un nouvel outil sur lequel vont pouvoir s’appuyer les banques centrales et les superviseurs sont les plans de transition. En Europe, ils sont notamment exigés pour les banques par la directive CRD6 en cours de finalisation, et sont prévus par d’autres réglementations pour les entreprises en général (Corporate Sustainability Requirements Directive et Corporate Sustainability Due Diligence Directive en Europe).

Ces plans de transition présentent la stratégie d’alignement des entreprises et des établissements financiers avec les objectifs de l’accord de Paris permettant une approche prospective, dynamique et fondée sur les risques. Les plans de transition des entreprises permettent aux institutions financières de mieux comprendre les risques auxquels elles s’exposent en finançant ces dernières tandis que la définition de leur propre plan de transition contribue à la cohérence de la prise en compte des enjeux climatiques dans leur stratégie. À ce titre, les plans de transition des institutions financières peuvent être utiles aux superviseurs pour apprécier de manière plus fine l’exposition d’un établissement aux risques climatiques. L’utilisation de ce nouvel outil pour moduler les exigences de capital en Pilier 2 au titre de la gouvernance des risques et en Pilier 3 au titre de la transparence nous semble propre à encourager une meilleure appréciation des risques par les établissements tout en les incitant à financer la transition de l’économie dans son ensemble, y compris pour ce qui concerne la décarbonation d’activités aujourd’hui polluantes.  

L'Autorité Bancaire Européenne travaille sur ce sujet et vise à clarifier les enjeux méthodologiques en Europe. Au sein du NGFS, nous travaillons également sur ce sujet, avec un groupe de travail qui s’intéresse aux approches que les superviseurs peuvent adopter vis-à-vis des plans de transition. Le cadre conceptuel élaboré par le NGFS pourra servir de base aux travaux qu’entreprendront ensuite les régulateurs internationaux comme le comité de Bâle.

La Banque de France a également un rôle à jouer en tant qu’investisseur institutionnel. Quels sont les grands axes et objectifs de sa politique d’investisseur responsable ?   

Depuis 2018, la Banque de France a mis en place une stratégie d’investissement responsable pour les portefeuilles adossés à ses fonds propres et aux engagements de retraites, qui représentent environ 23 milliards d’euros. Celle-ci se décline en trois axes : la première porte sur les objectifs climatiques, avec l’alignement des portefeuilles sur une trajectoire de réchauffement climatique qui était au départ de 2°C mais qui a été renforcée à 1,5°C. Nous avons également pris la décision d’exclure les entreprises en fonction de leur degré d’implication dans les énergies fossiles.

Le deuxième axe consiste à intégrer plus largement des critères environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG) dans la gestion de nos actifs propres. Une attention particulière est accordée à la dimension sociale, ce qui est une spécificité de notre stratégie, cet aspect n’étant aujourd’hui pas traité sous l’angle de la stabilité financière.

Le troisième axe concerne notre politique d’actionnaire actif, qui se traduit par une politique de vote en assemblées générales suivant des principes responsables.

Cette stratégie ne concerne toutefois pas les portefeuilles de politique monétaire… 

Les portefeuilles de politique monétaire et les portefeuilles pour compte propre répondent à des contraintes et des objectifs différents. Par exemple, les portefeuilles d’intervention doivent répondre à des critères de liquidité importants pour permettre des interventions à très court terme, ce qui ne sera pas le cas de portefeuilles adossés à des engagements de retraite.

Actuellement, la stratégie de verdissement de la politique monétaire est concentrée sur les actifs achetés dans le cadre du CSPP. Ce portefeuille de politique monétaire intègre des exigences climatiques, mais de manière différente par rapport à ce qui est fait pour les portefeuilles pour compte propre, notamment pour respecter le principe de neutralité de marché (il n’y a notamment pas dans ce cas de politique d’exclusion d’investissement).

L’Eurosystème s’est engagé à inclure des mesures sur le collatéral, ce qui a été amorcé avec l’éligibilité des sustainability linked bonds. Les problèmes liés aux données ont été contournés pour le verdissement du programme d’achat en recourant à des fournisseurs externes dans le cadre d’un appel d’offre au niveau de tout l’Eurosystème. L’Eurosystème avance donc par étapes, mais de manière déterminée, pour surmonter les questions techniques qui se posent dans le verdissement de la politique monétaire.

Le principe de neutralité de marché limite-t-il l’action des banques centrales sur ces sujets ?  

Le principe de neutralité veut que la banque centrale opère sur les marchés d’une manière qui n’affecte pas le prix relatif des différents actifs qu’elle peut acheter. Ce principe de neutralité est important pour l’action des banques centrales. Alors qu’il est probable que les prix d’actifs ne reflètent pas complètement les risques climatiques, la BCE en est consciente et avance prudemment mais résolument sur ces sujets. Elle n’est pas enfermée dans une vision dogmatique de ce principe et ajuste son intervention en fonction d’une lecture aussi prospective que possible des enjeux climatiques et de leur prise en compte par les marchés.

L’action des banques centrales s’inscrit dans une logique d’alignement qui complète la politique climatique des gouvernements, mais les banquiers centraux ne sont pas des ministres du climat"

Le président de la Réserve fédérale, Jerome Powell, a déclaré récemment que la Fed n’était pas un « décideur climatique ». Faut-il modifier les prérogatives des banques centrales pour leur accorder davantage de compétences sur ces sujets ?  

Il faut noter que la FED évolue avec une grande prudence, dans un contexte politique relativement complexe aux États-Unis. Toutefois, nous sommes d’accord sur ce point : l’action des banques centrales s’inscrit dans une logique d’alignement qui complète la politique climatique des gouvernements, mais les banquiers centraux ne sont pas des ministres du climat. Les banques centrales agissent à cause et dans le cadre de leur mandat : la transition implique des investissements de long terme, et les banques centrales contribuent à la stabilité macro-économique et financière qui permettra ces investissements, mais elles ne peuvent se substituer aux gouvernements. Il y a aujourd’hui le besoin d’une action résolue de la part des politiques publiques, notamment l’instauration d’un prix du carbone permettant effectivement la transition vers la neutralité carbone. Les banques centrales prennent acte des enjeux climatiques et en tirent toutes les conséquences au regard des mandats qui leur sont donnés.

La modélisation des risques liés au réchauffement climatique et leur prise en compte dans les stratégies d’investissement dépendent en grande partie de l’accès à une donnée fiable et robuste. Où en est-on aujourd’hui ?  

Des progrès importants ont été réalisés au cours de ces dernières années et je voudrais souligner qu’il existe beaucoup de données qui ont permis d’approfondir les travaux analytiques. L’un des enjeux dans ce domaine est d’ailleurs la bonne dissémination des données d’ores et déjà disponibles. C’est la raison pour laquelle le NGFS a publié un catalogue des plus de 750 sources de données que ses travaux ont permis d’identifier.

Un domaine qui appelle une attention particulière est celui de l’information fournie par les entreprises. Ce n’est pas un sujet pour lequel les banques centrales ont une responsabilité directe. En revanche, nous suivons attentivement les différentes initiatives en matière de normalisation des données climatiques. Nous suivons particulièrement les travaux de l’EFRAG (European Financial Reporting Advisory Group) en Europe, et ceux de l’ISSB (International Sustainability Standards Board) à l’international, avec un point d’attention capital : une véritable interopérabilité entre ces standards dès leur élaboration et dans les évolutions ou compléments ultérieurs.

Il y a également un enjeu dans l’information relative aux engagements climatiques des acteurs financiers. Récemment, l’ACPR et l’AMF ont appelé dans leur dernier rapport conjoint sur le suivi et l'évaluation des engagements climatiques des acteurs de la Place de Paris à combler rapidement l’écart entre la situation actuelle en matière de publication d’informations et les exigences règlementaires à venir. À l’heure actuelle, il existe encore une trop grande hétérogénéité pour permettre la comparaison et l’appréciation d’une situation globale.

Récemment, un rapport de l’ACPR sur les communications à caractère publicitaire en assurance vie a mis en évidence « un risque d’exposition de la clientèle à des pratiques dites ‘d’éco-blanchiment ‘ ». Comment regardez-vous le phénomène du greenwashing ?

C’est un sujet sur lequel nous sommes très vigilants. En tant qu’investisseur responsable, la Banque de France est acheteuse de produits verts et donc sensible à la qualité de ses investissements. Le greenwashing est un risque qui mobilise en premier lieux les autorités de marché, mais nous sommes très en soutien d’une meilleure régulation des publications et des standards de notation et d’un renforcement des labels auxquels nous nous fions en tant qu’investisseurs.

En revanche, il faut aussi rappeler qu’il ne sera pas possible d’investir l’intégralité de l’épargne dans des produits 100 % alignés avec la taxonomie européenne : il faudra également investir dans la décarbonation d’industries aujourd’hui polluantes. Or aujourd’hui certaines accusations de greenwashing sont liées à l’attente d’investir dans des secteurs exclusivement verts, quand ceux-ci ne représentent en réalité qu’une minorité des investissements.

Propos recueillis en mai 2023. 

 

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