Ancien tracer, Gilles Vernet est devenu professeur des écoles en classe de CM2 pour reconsidérer son rapport au temps.
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Gilles Vernet : des marchés financiers à la cour de récré

Schopenhauer, philosophe cher à Gilles Vernet, décrivait son œuvre comme étant "l’épanouissement d’une pensée dont toutes les parties ont entre elles la plus intime liaison". Chez Gilles Vernet, ce lien intime est le temps. Celui dont on manque et celui que l’on "prend" pour vivre. Pour se réapproprier "son" temps, Gilles Vernet a bouleversé son monde : ex-trader, il a quitté la frénésie des marchés financiers pour se reconvertir en professeur des écoles.

Sauvé par le temps. En 2001, Gilles Vernet a changé de vie pour se plonger dans un monde radicalement opposé à celui auquel il était habitué. D’ancien trader pour les plus grands noms de la finance, il est devenu professeur des écoles en classe de CM2. Au centre de tous ces changements : le temps et les rapports qu'il entretient avec lui dans une société qui ne cesse d'accélérer

Gilles Vernet dit de l'Homme qu'il est semblable à la grenouille qui s'échappe de l'eau bouillante quand elle y tombe, mais qui mourra sans s'en rendre compte si l'eau de son bassin chauffe petit à petit... Cette fable - tirée d’une expérience réalisée par le physiologiste allemand Friedrich Goltz au XIXème siècle - vise à mettre en perspective l’esprit d’accoutumance de l’être, le conduisant à ne pas réagir en cas de danger. Crise écologique, épuisement des ressources, overdose de média, technologies, finance... Les grenouilles que nous sommes semblent rester passives devant un monde se dirigeant droit dans le mur. 

Le professeur de CM2 ouvre la porte de son "studio de montage" du 10ème arrondissement parisien, laissant entrevoir un large bureau qui trône en maître dans la pièce principale. Une petite étagère supporte ses livres fétiches : Accélération d'Hartmut Rosa évidemment, la philosophie de Jung, un Éloge de la lenteur, un ouvrage qui dit Stop à l'impact de l'Homme sur l'environnement, des dictionnaires, des programmes d’école primaire... Entre le bicorne, petit chapeau souvenir de l’ère Napoléonienne, la statue de Buddha et le portrait de Jimi Hendrix, une parcelle de mur arbore la récompense "prix du public" reçue au Festival du cinéma francophone de Barcelone en 2018 pour Tout s’accélère, son documentaire paru en 2016. 

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Une "formidable" entrée dans la vie 

Gilles Vernet naît et grandit à Paris "entouré d’amour", selon ses mots. Les deux premières années de sa vie, il les passe auprès de sa mère, qui a choisi de prendre le temps d’accompagner son fils dans la découverte du monde. "La vie est complètement exponentielle à son départ, justifie-t-il. Dans ses premières années, un enfant apprend, évolue, grandit à une vitesse folle, il s’imprègne de son entourage et en capte les moindres composants pour se construire". La présence de sa mère à ses côtés durant ces deux premières années décisives a, d’après lui, joué un rôle primordial dans son développement, lui offrant de grandir armé de confiance et de sécurité. Brillant dès le plus jeune âge, Gilles Vernet étudie au prestigieux lycée Louis Legrand, à Paris. Une aisance pour les mathématiques le prédestine à la finance : "C’était le chemin que l’on empruntait" se souvient-il, poussé par ses professeurs. S’ensuit la voie classique des hautes études : prépa, HEC, EDHEC, un MBA à Madrid puis, une pause. 

La "temporalité différente" de la vie sur une île 

"Fabuleuse parenthèse" dans sa vie, il effectue ses deux années de service national en Martinique. Il y officie comme volontaire-aide technique. "Je faisais les choses trop rapidement, les gens me prenaient pour un fou là-bas !", se souvient-il le sourire aux lèvres. Sur l’île, Gilles Vernet fait la découverte d’une nouvelle temporalité lui permettant de se laisser aller à observer la nature, à pratiquer l’apnée, qu’il apparente à la méditation mais surtout, à prendre son temps… "J’ai eu l’occasion de rester vivre en Martinique" confie-t-il, mais il ne se voyait pas faire sa vie là-bas. Au terme de son service, il rejoint donc le continent et projette sa carrière dans la finance, comme prévu. Du haut de ses 24 ans, il intègre ce milieu singulier qu’il définit comme "étriqué". La souffrance causée par une réadaptation difficile le fait lentement glisser vers un état dépressif. À ce mal être, s'ajoute la maladie que les médecins découvrent à sa mère. À cette période, le corps médical la condamne, suite au diagnostic d'un cancer des ovaires. Dans son ouvrage Maman mourra un jour, Gilles Vernet écrit à ce propos qu’il "avait toujours cru qu’elle s’en sortirait", invoquant une intuition inexplicable qui résulte du lien existant entre une mère et son fils. 

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Une première tentative de transition 

Décidé à combattre son mal intérieur, la talentueux trader commence à entrevoir la possibilité d’une autre vie. Il débute une psychanalyse qui place sur son chemin Etienne Perrot, une référence dans le domaine. "C’était l’un des derniers disciples de Jung", le traducteur de son œuvre en français, qui l’a sorti de cette dépression. Passionné, Gilles Vernet se dévoile et se découvre un goût pour l’analyse. Une fois sa thérapie achevée, il débute une didactique – formation à la psychanalyse – qu’il avortera à la mort de son maître. Etienne Perrot décède en 1996 : Gilles Vernet perd une référence et par la même, l’occasion de se détourner du parcours de la finance auquel il finit par revenir. 

Trading action, fructification de placements financiers... Grisé par les retombées de la bulle Internet, Gilles Vernet "fait de l’argent" : "on ferme les yeux et tout monte". Il passe par de grandes entreprises comme Indosuez ou JP Morgan et évolue dans un entre-soi particulier, motivé par le gain et cadencé par la Bourse. Tout son temps y passe, "je bosse à 300 %, je m’éclate !", mais il ne dispose plus d'un moment pour lui. Oubliées les sorties au cinéma avec sa mère comme au temps de son adolescence. Il tient le rythme en débutant ses journées par une séance d’apnée dans la baignoire, le rappelant à ses souvenirs de Martinique. Trouvant tout de même un réconfort émotionnel auprès d’une femme, journaliste financière, avec qui il partage les codes de ce monde. Elle ne sera pas l’amour de sa vie. À son arrivée chez UBS, il commence à s’essouffler : "À ce moment, je sais que je ne vais pas rester éternellement dans la banque mais je fais de l’argent, alors je reste", conscient du piège qui se referme sur lui. La malheureuse prise de conscience du temps qui file terminera de le convaincre. 

Maladie, 11 septembre et vieilles amitiés... Le déclic

Miraculeusement remise de son cancer des ovaires, la mère de Gilles Vernet se fait de nouveau trahir par son corps. Les cellules cancéreuses contre lesquelles elle a lutté dans les années 90 se sont attaquées à son cervelet : cette fois-ci, il le sent, c’est la fin. Combien de temps lui reste-t-il ? Les grands spécialistes qu’ils sollicitent s’accordent sur deux années. "Je n’imagine plus travailler six jours sur sept de 7h à 23h et ne la voir que ponctuellement le dimanche", confie-t-il. Le symbole de la finance américaine tombe au même moment sur New York. Nous sommes en septembre 2001 quand Gilles Vernet quitte la frénésie financière et cesse de courir après le temps. Il se consacre à celle qui lui en a donné, du temps, durant ses premières années. "Elle se désarticulait sous mes yeux" : le sablier s'écoule de chaque grain représentant un moment précieux. Alors, l'ancien trader s’en remet à ses premières amours : la lecture, la transmission et surtout, l’écriture. C’est finalement grâce à de vieux amis de lycée qu’il envisage l’enseignement. "L’un d’entre eux a fait HEC et il est devenu instit’. Je me demandais ce qui avait pu le pousser à choisir ce chemin, lui qui avait un tel niveau". Mais à l’écoute de leurs anecdotes qu’il qualifiait de fabuleuses, Gilles Vernet est piqué de curiosité. Pourquoi pas lui ? 

Au gré des rencontres 

Après avoir réalisé le documentaire African Tale en 2002, Gilles Vernet passe le concours de professeur des écoles. En parallèle, il postule pour l’écriture d’un scénario pour la télévision. En 2006, la finance est définitivement derrière lui. Le voilà retenu pour l’écriture d’un épisode... de Joséphine Ange Gardien ! Fidèle à ses réflexes de bourreau de travail, il ne recule devant rien et mène les deux de front. Au gré de ses projets, il croise des anonymes ou des personnalités, des rencontres qui lui donneront l’opportunité de développer plusieurs projets. Dont Tout s’accélère qui fera l’objet d’un livre, puis d’un documentaire. Il y reprend la philosophie d’Hartmut Rosa et remet en perspective la notion de résonnance du sociologue à travers la vision sans filtre de ses élèves de CM2 dans leur manière de concevoir le temps et les mutations qu’il implique. "Hartmut Rosa nous permet de comprendre cette chose dont on est l’objet, que l’on n’arrive pas à nommer et qui nous fait nous en vouloir sans savoir si c’est notre faute" : cette course après le temps qui est selon lui "la racine de tout" et dont il a pris conscience lorsqu’il a fait face à cette fin en soi qu’est la mort. 

Icare et le Taureau Blanc, opéra mis au point par les élèves de CM2 :

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Gilles Vernet a mis au point un projet d’opéra il y a quatre ans avec ses classes de CM2 et le concours de l'opéra de Paris pour les décors ainsi que les costumes. Il a tourné des images durant toute la construction de ce projet et en a fait un film, projeté au mois de janvier devant 700 personnes dont les élèves et leurs parents : dans la mythologie, Icare est le fils de Dédale, architecte du labyrinthe qui enferme le Minotaure. Père et fils doivent échapper à Minos, fils de Zeus et roi de Crète. Ce dernier avait prié Poséidon de lui envoyer un taureau qu'il sacrifierait, dans le but de prouver à son peuple qu'il jouissait de la reconnaissance des Dieux. Minos est allé à l'encontre de l'accord passé avec Poséidon en épargnant le magnifique taureau blanc. Mais sa femme Pasiphaé en est tombée amoureuse. Elle a alors sollicité Dédale, qui a mis au point une vache de bois dans laquelle a pris place pour aller à la rencontre de l'animal et s'est s'accouplé avec celui-ci. De cette union, est né le Minotaure. Icare lui, est mort d'avoir volé trop près du soleil, il symbolise le désir de l'Homme de vouloir aller toujours plus loin, ce qui le confronte souvent à sa propre condition d'humain.

Émerge en lui une nouvelle conception de la vie, modelée par un rapport au temps différent, mêlé à cette passion de la transmission qui l’anime, dont il dit qu’elle manquerait aujourd’hui à son équilibre. Comme une évidence, tout se déroule alors : il rencontre l’amour de sa vie, la mère de ses deux enfants avec qui il a construit une vie de famille, qu'il tente de préserver de ce qu’il conçoit comme la "démesure de la société qui ne cesse de s’accélérer". À l'image de cette exponentielle qui fait que l'on perd du temps chaque jour sans même s'en rendre compte, qui justifie que la crise écologique prenne de l'ampleur et que la population mondiale ne cesse de croître... Gilles Vernet, le trader devenu instituteur, a pris le temps d'observer le monde dans lequel il vit. Loin d'être inactif, il jongle entre la réalisation de ses projets en cours et l'imagination des prochains. Aujourd’hui, il s’essaye à l’écriture sur le monde qu'il a trop bien connu des marchés financiers, sans trop savoir encore s’il "écrit pour lui" ou s'il ira jusqu'à la publication... 

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