Fabrice Bonnifet, directeur RSE du Groupe Bouygues.
© Claire Grandnom
Finance durable

Bouygues : "Tendre vers la neutralité carbone nécessite des reconfigurations des modèles d’affaires"

Présent dans les secteurs de la construction, les télécoms et les médias, Bouygues s’est agrandi en 2022, en accueillant en son sein Equans, ex-filiale d’Engie. Le groupe de services diversifié français tente de trouver la bonne formule afin d’allier performance économique et décarbonation de l’ensemble de ses activités - émettrices de 21, 2 millions de tonnes équivalent CO2, en 2023. Entretien avec Fabrice Bonnifet, directeur RSE du Groupe, président du Collège des directeurs du développement durable, et auteur de "L’entreprise contributive", publié en 2021. 

Quelle place occupe aujourd’hui la RSE au sein des différents Métiers du groupe Bouygues ?  

Depuis 2007, nous avons impulsé une démarche qui suit notamment la progression des exigences réglementaires. Ces dernières années, il y a eu notamment l’article 225 de la loi Grenelle II, qui imposait de publier, dans le rapport annuel de gestion, des informations relatives aux pratiques internes en matière de RSE ; puis il y a eu la déclaration de performance extra-financière (DPEF) qui a été remplacée cette année par la directive européenne CSRD. Celle-ci marque un tournant dans en matière d’obligations de reporting extra-financier, car elle requiert d’associer une composante financière dans la démarche de durabilité et elle s’inscrit plus globalement dans la dynamique des normes du GreenDeal de l’UE (Taxonomie et CSDDD). 

Selon vous, la politique RSE du groupe Bouygues a-t-elle été suffisamment "transformative" ces dernières années ? Réussit-elle à dépasser la compliance ?  

Au-delà du respect des réglementations, nous travaillons en parallèle sur la transformation des modèles d’affaires, afin de les rendre plus contributifs et même régénératifs, de manière à pouvoir prendre en compte l’impératif économique et écologique. Pour nos activités du pôle construction, qui représentent plus de 90 % du bilan carbone du Groupe, nous impliquons nos principaux partenaires dans la recherche de nouvelles solutions qui combinent toutes les formes d’innovation... Après avoir inventé le Bâtiment à Energie Positive (BEPOS), dont l’objectif était de produire plus d’énergies renouvelables que le bâtiment en consomme en un an, nous avons créé le concept building BHEP (bâtiment hybride à économie positive) qui a reçu le label de la Fondation Solar Impulse. Sa caractéristique principale étant de combiner une performance environnementale exceptionnelle tout en restant viable économiquement. 

Afin de faire baisser l’empreinte carbone des activités de construction, vous misez également sur le réemploi. Comment réussissez-vous à remplir cet objectif dans un contexte où cette filière n’est pas encore assez structurée et où la production reste encore majoritairement industrialisée ? 

Pour pallier ce manque, nous avons annoncé en septembre 2023 la création de la plateforme Cyneo dont la vocation est de booster le réemploi des composants des bâtiments. L’idée est de faciliter la récupération de matériaux et d’équipements techniques, tels que des armoires électriques, onduleurs, faux planchers...dans des bâtiments qui ont vocation à être démantelés pour ensuite les réimplanter dans de nouveaux édifices. La réglementation spécifique dans le secteur de la construction favorise le réemploi qui est par définition sobre en carbone et l’acceptabilité de la part des donneurs d’ordre progresse grâce aux garanties apportées par des entités comme Cyneo.  

Cyneo

Le choix de matériaux durables fait partie de vos autres engagements. Est-ce que cela signifie que l’ère du béton est révolue chez Bouygues ? 

Il n’est pas question d’abandonner le béton qui restera encore longtemps un matériau indispensable pour certains types de travaux, en revanche nous souhaitons privilégier au maximum les bétons "ultra bas carbone". En vue de cet objectif, nous avons noué des partenariats avec des acteurs, à l’image d’Eqiom et Hoffman Green, un cimentier qui a trouvé un substitut au clinker capable de diviser par quatre l’empreinte carbone du ciment – responsable aujourd’hui de 8 % des émissions de gaz à effet de serre au niveau mondial. 

Mais nous avons bien conscience que cela ne suffira pas pour diminuer de manière significative notre empreinte. Nous avons notamment l’ambition de devenir une référence en matière de construction géo et bio-sourcée mais aussi nous allons continuer de nous développer sur l’immense marché de la rénovation."

Le centre aquatique tout en bois réalisé à Saint-Denis, en face du Stade de France, est un bel exemple de ce savoir-faire.  

Du côté des télécoms et des médias, quels sont les chantiers prioritaires en termes de climat ? 

Pour les télécoms, l’enjeu majeur est d'inciter à la sobriété numérique. Chez Bouygues Telecom, nous avons ainsi lancé l’offre Source, un forfait de 10 euros pour 80 gigas de données. Chaque giga non consommé est converti en "gouttes d’eau" qui permettent d’alimenter en euros des œuvres caritatives. C’est une incitation consentie, positive et non contrainte à la déconsommation de data. Le réemploi et la réparation des smartphones de nos clients est également au centre de notre stratégie. Dans ses boutiques, Bouygues Telecom propose des smartphones reconditionnés par nos partenaires dont notamment Recommerce solutions. 

Pour TF1, l’empreinte carbone est minime, l’enjeu pour un média est celui de la sensibilisation du grand public à l’urgence écologique. Des avancées significatives ont été réalisées par TF1 dans ce domaine. Les journalistes ont été formés aux enjeux climatiques, et la production de fictions intègrent de plus en plus des thématiques sociétales et environnementales. Le nombre de sujets sensibilisant à la transition écologique lors des JT a augmenté de 37 % entre 2022 et 2023.  

TF1 : Évelyne Dhéliat, ambassadrice de la transition écologique

Aujourd’hui, vos différentes entités sont certifiées SBTi, ce qui signifie que vos actions et engagements s’inscrivent dans l’objectif de l’accord de Paris. Comptez-vous réhausser vos objectifs afin d’atteindre la neutralité carbone d’ici 2050 ?  

Oui et la CSRD fixe également cette obligation, mais avant de nous engager au-delà de 2030, nous devons nous assurer de la capacité des solutions que nous déploierons pour tenir nos objectifs.

Tendre vers la neutralité carbone nécessite des reconfigurations profondes des modèles d’affaires de la part des entreprises, et cela ne peut être que la résultante d’une approche concertée avec les clients et les parties prenantes."

En outre, nous allons avoir besoin dans tous les pays où nous opérons que les pouvoirs publics définissent des politiques ambitieuses de transport, d’urbanisme en cohérence avec les défis qui nous font face. Les entreprises ne pourront pas agir seules. 

Au-delà du climat, la biodiversité occupe une place croissante dans votre politique RSE depuis 2023, à la suite de la loi européenne sur la restauration de la nature. Quel regard le Groupe porte-t-il sur cet enjeu ?  

La biodiversité est au même titre que le climat un enjeu majeur pour les entreprises. Nos activités de construction et notamment Colas et Bouygues Immobilier sont concernées par cet enjeu. Récemment nous avons créé une nouvelle entité : Rejeneo, dédiée à la préservation et la restauration des puits de carbone naturels, en finançant des projets qui s’appuient sur des solutions fondées sur la nature. 

Le groupe Bouygues compte plus de 200 000 collaborateurs, répartis dans plus de 80 pays qui ont des modèles parfois très différents. Est-ce un frein pour remplir vos objectifs sociaux ? 

Sur le volet social, le Groupe est aujourd’hui exemplaire, notamment sur les enjeux de sécurité, de santé et de rémunération. En matière de mixité, plus particulièrement dans les métiers de la construction et de l’énergie - qui sont historiquement masculins, nous avons des marges de progrès. Il y a aujourd’hui une volonté très forte de la DG de faire monter le taux de féminisation dans les instances dirigeantes et auprès des collaborateurs car c’est un vecteur évident de performance.  

Plus globalement, en tant que président du C3D, quel regard posez-vous sur le paysage français actuel en termes de RSE ?  

C’est très hétérogène. Les entreprises ont globalement compris les enjeux mais des injonctions contradictoires demeurent et il est difficile d’arbitrer entre les objectifs à court terme et la prise en compte des enjeux de moyen et long terme.  

Etes-vous néanmoins confiant pour l’avenir ? 

Ce qui m'inquiète, ce n’est pas l’absence de solutions, mais le temps qu’il nous reste pour les mettre en œuvre. Pour rappel, l’accord de Paris impose la neutralité climatique d’ici 2050, ce qui implique d’éliminer 80 % de l’empreinte carbone de l’humanité en 25 ans. C’est un gigantesque défi qui va nécessiter que nous nous posions la question de ce que nous voulons vraiment conserver et préserver, et des conséquences associées.  

 

 

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