Geneviève Férone Creuzet, vice-présidente du think tank The Shift Project et co-fondatrice associée du cabinet de conseil en stratégie Prophil.
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Finance durable

Geneviève Férone Creuzet : “On peut croître mais dans un espace qui soit écologiquement sûr et socialement juste”

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Vice-présidente du think tank The Shift Project, enseignante à CentraleSupélec et Centrale Casablanca, Geneviève Férone Creuzet est également la co-fondatrice associée du cabinet de conseil en stratégie Prophil. Sa mission : “ouvrir la voie pour accélérer la contribution des entreprises au bien commun”. Rencontre. 

Elle cite Michel Serres et Bruno Latour, "des optimistes et humanistes", se réfère à la philosophe Simone Weil ou encore à Platon. Assoiffée de lectures, Geneviève Férone Creuzet avoue préférer les débats d’idées aux combats militants. À 60 ans, celle que l’on qualifie de "pionnière de la RSE et de la finance responsable" a tout de même réussi à faire sauter plusieurs verrous. C’est elle qui a notamment contribué à faire émerger en France les questions de responsabilité sociale des entreprises, de notation sociale et environnementale ou encore d’investissement socialement responsable (ISR). Avec ses équipes, elle s'attèle désormais à faire advenir la post-croissance au sein des entreprises. "On peut croître mais dans un espace qui soit écologiquement sûr et socialement juste", résume Geneviève Férone Creuzet. 

Si elle maîtrise aujourd’hui les rouages de la finance durable, celle-ci n’a pas toujours été familière de ce monde. Docteure en droit international économique et diplômée de Sup de Co, cette intellectuelle, qui a grandi en Afrique du Nord, a débuté sa carrière au sein de différentes organisations internationales : Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA), OCDE ou encore Nations-Unies où elle travaillait dans les domaines de l’environnement, de l’énergie et des droits de l’homme. "Ce qui m’a éveillé au sujet de la finance durable, c’est la préparation du Sommet de la Terre à Rio en 1992”, confie la spécialiste. Cette année-là, les entreprises sont interpellées au titre de leur responsabilité sociale. "Des controverses liées à des catastrophes environnementales ont vu le jour", poursuit Geneviève Férone Creuzet. 

L’influence américaine 

Piquée au vif, elle décide de quitter le champ international, où "les choses n’avancent pas assez vite", pour migrer vers le champ de la responsabilité des investisseurs et des entreprises aux États-Unis. Recrutée dans un cabinet d’intelligence économique à San Francisco en 1993, Geneviève Férone Creuzet est payée pour capter les signaux faibles. "Je m’occupais d’un portefeuille de clients francophones", note-t-elle. Il s’agit essentiellement de banquiers et d’assureurs, intrigués par ce qu’il se passe Outre-Atlantique dans le domaine de la retraite par capitalisation. "Le modèle des fonds de pension public américain était intéressant à approfondir pour éventuellement inspirer l’introduction de la capitalisation en France." 

Plongée dans cet environnement, cette curieuse de nature découvre toute une communauté d’investisseurs éthiques. Parmi eux, Calpers, un fonds de pension qui introduit pour la première fois les critères ESG. "Les fonds de pension américain étaient à l’avant-garde sur les critères d’évaluation. Je me suis dit que ça pouvait intéresser des investisseurs français", détaille-t-elle. 

Précurseuse 

En 1997, elle décide de revenir en France pour créer Arese, la première agence de notation sociale et environnementale sur les entreprises cotées. Son objectif : noter les entreprises sur des critères extra-financiers en complément de la notation financière. Pour mettre sur pied son projet, elle obtient le soutien de la Caisse des dépôts et consignations (CDC) et de la Caisse d’épargne. Il ne reste plus qu’à convaincre. Une tâche ardue. Pendant deux ans, c’est la traversée du désert. “En arrivant en France avec cette idée, cela revenait à vendre quelque chose qui n’existait pas à des personnes qui ne demandaient rien”, relève l’experte.

A cette époque, il n’y a aucune donnée ESG émises par les entreprises. Les fonctions RSE n’existent pas non plus. Malgré tout, Geneviève Férone Creuzet croit en son projet. “J’étais convaincue que la complexité du monde allait rendre l’analyse de ces risques indispensable.” Pour arriver à ses fins, elle adopte la tactique du cheval de Troie.

L’entreprise m’a ouvert ses portes car je venais de la part des investisseurs et des actionnaires, les seules parties prenantes qu’elle ne pouvait pas mettre dehors. Si j’avais demandé aux entreprises de répondre à mes questionnaires en disant que j’étais une association, une ONG ou encore un syndicat, l’histoire aurait été différente”, raconte-t-elle.

En 2001, la loi RNE sur les réglementations économiques, à laquelle elle participe, lui donne également un coup de pouce. "Quand la loi a été votée, les entreprises ont commencé à organiser leur reporting extra-financier", constate-t-elle. 

De l’autre côté du miroir 

L’aventure Arese dure cinq ans. Durant ces années, l’agence travaille avec toutes les sociétés de gestion de Paris. C'est l’essor de l’ISR (investissement socialement responsable). "J’ai déposé le mot à la NPI au nom des caisses d’épargne au tout début d’Arese", fait savoir cette pionnière. En 2002, elle doit laisser les clés de la maison à Nicole Notat. Arese devient alors Vigeo. De son côté, Geneviève Férone Creuzet lance une nouvelle agence de notation extra-financière : Core Ratings, une sister company de Fitch Ratings. Nouvel objectif : rapprocher la notation financière de la notation extra-financière. Mais cette fois, le marché n’est pas prêt. éC’était une idée prématurée", concède l’ancienne fondatrice d’Arese qui met les voiles vers le monde de l’entreprise. 

Nommée directrice du développement durable chez Eiffage en 2006, puis chez Veolia Environnement en 2008, elle traverse l’autre côté du miroir, et se frotte à une autre réalité. "Après avoir passé dix ans à noter les entreprises, j’ai appréhendé la difficulté à effectuer des changements du côté des entreprises. A cette époque, on ne remettait pas en cause les fondamentaux de la croissance. La responsabilité sociale était cantonnée au mieux à de l’innovation incrémentale : instaurer davantage d’économie circulaire, travailler sur des sujets liés à la protection de la biodiversité, calculer son empreinte carbone, lutter contre l’obsolescence programmée...Ce sont des avancées satisfaisantes mais qui n’attaquent pas le cœur du réacteur, à savoir comment on passe d’une logique de volume à une logique de préservation de la ressource." 

Transformer le visage des entreprises 

En quête de nouvelles idées, Geneviève Férone Creuzet claque la porte du monde de l’entreprise en 2013. Aux côtes de Virgine Seghers, elle co-fonde Prophil, une société de recherche et de conseil en stratégie dédiée à la contribution des entreprises au bien commun. "En France, il y a une ligne maginot entre profit et non profit. On peut toutefois réconcilier ces deux éléments pour contribuer à une économie du bien commun", estime la co-fondatrice qui, avec ses collaborateurs, a déjà réussi à faire bouger quelques lignes. Grâce à ses activités de recherche, Prophil a notamment contribué à faire émerger en France le modèle de fondation actionnaire qui consiste "pour une fondation à détenir tout ou partie du capital d’une entreprise". En 2017, le cabinet installe également l’expression d’entreprise à mission, lors de la publication de la première étude internationale comparée en collaboration avec la Chaire Théorie de l’entreprise de l’Ecole des Mines ParisTech et le soutien de la Caisse des Dépôts, KPMG et Sycomore AM.  

Ces travaux ont notamment influencé la loi PACTE (plan d’action pour la croissance et la transformation des entreprises) votée en avril 2019 qui introduit la qualité de société à mission permettant à une entreprise "d’affirmer publiquement sa raison d’être ainsi qu’un ou plusieurs objectifs sociaux et environnementaux".

L’entreprise à mission, qui passe par une transformation des statuts volontaire initiée à la demande des actionnaires, introduit un champ de redevabilité et de transparence différent par rapport à la RSE - aujourd’hui dévoyée”, observe Geneviève Férone Creuzet, avant de souligner les progrès qu’il reste à faire.

“L’entreprise à mission, aux Etats-Unis comme en Europe, concerne pour le moment les petites entreprises. Cela reste compliqué pour les entreprises cotées d’acquérir le statut de société à mission, précisément en raison de l’assentiment donné par l’actionnaire.”  

Vers la post-croissance 

A l’avant-garde, Prophil tourne aujourd’hui son regard vers la post-croissance dont l’objectif est de prendre en compte les limites planétaires. Une réflexion notamment inspirée de la théorie du donut, développée par l’économiste britannique Kate Raworth (voir encadré). "L’interrogation est la suivante : quelle croissance sera possible demain ? Le monde d’hier restait celui d’une disponibilité inépuisable de la nature. La question centrale du monde qui vient, c’est comment on 'boucle’ au niveau des ressources dans un délai très court. La question environnementale vient colorer la façon dont nous allons croître. Elle nous oblige à penser la circularité. Elle interroge aussi sévèrement le modèle de croissance que nous avons développé jusqu’ici. Notre 'croissance' a pris depuis longtemps la forme d’une prolifération de services et d’objets, sans réelle création de valeur. C’est de cette croissance vaine qu’il nous faut apprendre à sortir, progressivement”, abonde la vice-présidente du Shift Project.  

Comment y parvenir ? Selon, elle n’y a pas de formule magique. Il faut user de tous les outils à disposition : incitations, subventions, taxes, réglementation pour réorienter les flux de consommation et d’investissement et réinventer les modes de production. 

Un impératif à l’heure du changement climatique et de l’effondrement de la biodiversité. Deux sujets qui préoccupent particulièrement cette pionnière. Mais pas uniquement. "Le plus grand des combats, c’est l’éducation. On ne peut pas agir sur quelque chose qu’on ne comprend pas. Il faut aujourd’hui être davantage dans l’exigence scientifique, et moins dans les croyances." À bon entendeur. 

Qu’est-ce que la théorie du donut ? 

Dans La Théorie du Donut (2018), l’économiste britannique Kate Raworth invite à transformer l’économie afin que celle-ci soit adaptée aux défis sociaux et environnementaux à venir. Pour expliciter son concept, l’auteure prend l’image d’un donut. “En deçà de l’anneau interne (le fondement social) se trouvent les privations humaines critiques, comme la faim et l’illettrisme. Au-delà de l’anneau externe (le plafond écologique) se trouve la dégradation critique de la planète, qui se manifeste par le changement climatique et la perte de la biodiversité. Entre ces deux cercles se situe ce fameux donut, c’est-à-dire l’espace dans lequel nous pouvons satisfaire les besoins de tous, dans la limite des moyens de la planète”, écrit-elle dans son ouvrage. 

 

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