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Environnement

Compensation carbone: quand l’aviation fait payer la note à ses usagers

Comme nombre d'autres secteurs, l'aviation cherche à compenser ses émissions de CO2, notamment en invitant ses usagers à faire des dons. Plantation d'arbres, soutien au développement des énergies renouvelables... Solution concrète ou "blanchiment écologique" ? Le principe de compensation carbone ne met pas tout le monde d'accord.

Le 18 octobre dernier, un Boeing 787-9 de la compagnie aérienne Qantas a décollé de l'aéroport JFK à New York pour se poser 19 heures et 16 minutes plus tard de l'autre côté du globe à Sidney : record battu du plus long vol sans escale jamais réalisé. Après avoir posé pied à terre, le PDG de la compagnie, Alan Joyce, n'a pas manqué de saluer l'exploit, louant "un moment vraiment historique" pour le monde de l'aviation. 

Ce long-courrier expérimental était le premier d'une série de trois qui pourraient déboucher sur des lignes commerciales régulières si les résultats s'avèrent concluants. Mais à l'heure du "flygskam" suédois (la "honte de prendre l'avion") et des multiples alertes du GIEC sur le climat, il n'en reste pas moins que cette avancée, aussi incroyable soit-elle, pèse sur la planète... Dans son communiqué, la compagnie australienne assure que "toutes les émissions carbone de ce vol et des deux autres vols de recherches, depuis New York à Londres et Sidney en novembre et décembre, seront compensées". Comment ? À date de publication, Qantas n'a pas encore répondu à nos sollicitations : le mystère reste donc entier. 

Ce que l'on sait de ce vol New York-Sidney 

Selon ce même communiqué, le Boeing 787-9 a parcouru 16 200 kilomètres d'un bout à l'autre du globe. Quatre pilotes se sont succédé aux commandes de l'engin et au total, 49 personnes étaient à son bord. Enfin, près de la moitié de la masse transportée par l'avion était du carburant (soit 101 000 kg de kérosène, pour une masse totale de 233 000 kg).

Qu'est-ce que la compensation carbone ? 

Lors du dernier sommet Action Climat de l'ONU, 66 pays se sont engagés à atteindre la neutralité carbone d'ici 2050. Autrement dit, chacun d'eux ne devra plus émettre davantage d'émissions qu'il n'est en capacité d'absorber par ses puits naturels (forêts, sols...). Du côté de l'Australie, qui a réceptionné le vol de recherches QF7879 samedi dernier, on entend planter un milliard d'arbres d'ici le demi-siècle alors que les objectifs climatiques du pays sont jugés insuffisants. L'idée est donc d'accroître sa capacité d'absorption de ses émissions pour espérer les neutraliser. Là est tout le principe de la compensation carbone

À plus petite échelle, si j'émets 80 kg de CO2 en roulant de Paris à Marseille en voiture, en échange, je plante un arbre qui sera capable de neutraliser mon bilan carbone en absorbant le poids équivalent de mes émissions. 

D'où vient ce principe de compensation carbone ? Le protocole de Kyoto, entré en vigueur en 2005, a introduit cette notion. Au sein de ce traité international, des "mécanismes de flexibilités" ont été établis pour permettre aux pays de "s'aider" à tenir leurs engagements, parmi lesquels deux d'entre eux relèvent du principe de compensation carbone : la "Mise en Œuvre Conjointe" (MOC) et le "Mécanisme de Développement Propre" (MDP). Ces deux options permettent aux pays signataire d'investir ailleurs sur le globe dans des projets visant à réduire les émissions de gaz à effet de serre, et ainsi de bénéficier de "crédits" sur leurs propres émissions. Mais si ce marché étatique est encadré de près, il existe un second marché dit de "compensation volontaire" qui, à la différence du premier, n'est pas régulé par une autorité centrale. Celui-ci est destiné aux particuliers, collectivités, associations, entreprises, etc. 

Comment ça marche ? 

L'ADEME recense trois options de compensation carbone devant répondre à certains critères précis pour garantir une efficacité : l'option forestière (plantation d'arbres, protection des forêts...), l'investissement dans les énergies renouvelables ou encore, l'utilisation rationnelle de l'énergie. 

Une alternative culpabilisante ?

Certaines compagnies aériennes offrent ainsi la possibilité à leurs passagers de compenser leurs émissions après réservation de leur billet. Mais selon la BBC, elles seraient moins de la moitié parmi les grandes compagnies à proposer cette option.

Et si l'on sait qu'un avion de ligne français consomme en moyenne 3,4 litres de kérosène aux 100 kilomètres par passager - selon le baromètre Observatair -, les compagnies réinvestissent-elles, d'elles-mêmes, dans un marché volontaire de compensation carbone ? Lorsque l'on réserve un billet d'avion auprès de la compagnie Ryanair par exemple, celle-ci nous propose de cocher une case indiquant la mention suivante : "Je souhaite faire un don pour compenser l’empreinte carbone de mon vol et contribuer à d’autres initiatives environnementales à hauteur de 1 euro". Ni plus, ni moins. À ce titre, la compensation carbone de l'aviation passe donc par les dons de ses usagers.

Si le transport aérien est responsable de 2 à 3 % des émissions de CO2 mondiales, l'ADEME soutient que l'empreinte carbone d'un passager sur un vol Paris-New York est équivalente à la consommation de chauffage annuelle d'une personne. 

Des calculateurs en ligne permettent également aux particuliers d'estimer leur empreinte. Mais ces évaluations sont complexes, les chiffres sont disparates et les résultats divergent d'un calculateur à l'autre dépendant des facteurs pris en compte : pollution générée lors de la construction des véhicules utilisés, longueur du trajet en kilomètres ou en temps, nature du carburant, produits de consommation proposés dans les avions, etc.

Une efficacité contestée

Bien que ces marchés de compensation carbone soient soumis à des critères précis, nombre de spécialistes prennent ce type de solutions avec des pincettes soulevant souvent une efficacité complexe et difficile à évaluer en réalité, mais aussi un système qui peut s'avérer contre-productif : neutralité carbone certes, mais le mieux reste toujours de réduire ses émissions à la source. À l'image de l'Australie, beaucoup craignent que le problème ne soit contourné en se déculpabilisant grâce à ce marché. En 2016, une étude de l'institut de recherche allemand Öko-Institut portant sur 5655 projets de compensation, issus du protocole de Kyoto, soulignait que 85 % d'entre eux avaient une "faible probabilité" d'assurer les réductions d'émissions promises

Auprès de L'Express, Philippe Quirion, directeur de recherche au CNRS, admettait récemment que l'efficacité de l'option forestière était assez relative, arguant le manque de "permanence" de cette solution : "C'est-à-dire que pour compenser le fait que l'on va brûler du pétrole - ce qui est définitif - on va planter des arbres qui vont stocker le CO2. Mais lorsque l'on coupe ces arbres, le CO2 est relâché dans l'atmosphère. Il ne peut pas y avoir de garantie à long terme que ces stocks de carbone durent pendant des siècles". À cela s'ajoute d'autres problèmes... En juin dernier, dans une tribune intitulée "Les compensations carbone ne nous sauveront pas", l'ONU Environnement avertissait des effets illusoires de ce système. Par exemple, la plantation d'arbres prend du temps alors que les émissions "compensées" ont déjà été intégrées par l'atmosphère. Planter un arbre en 2020 ne garantit en rien sa capacité d'absorption en 2030 : "Si nous voulons réellement éviter des changements planétaires catastrophiques, nous devons réduire nos émissions de 45 % d’ici à 2030, avait fait valoir l'ONU Environnement. Or les arbres plantés aujourd’hui ne peuvent pas pousser suffisamment vite pour atteindre cet objectif. Et les projets de compensation de carbone ne seront jamais suffisants si des centrales à charbon continuent par ailleurs d’être construites, si des voitures continuent d’être achetées et si la population mondiale croissante continue de consommer comme elle le fait aujourd'hui". 

Du côté des avions français, ceux-ci sont toutefois soumis à l'EU-ETS, un système d'échange de quotas d'émissions de gaz à effet de serre mis en place en 2012 au sein de l'Union européenne, dans le cadre de la ratification de ce même protocole de Kyoto. Dès 2021, les réglementations des émissions du secteur devraient se durcir un peu plus au démarrage de la phase pilote du programme CORSIA -"Carbon Offsetting and Reduction Scheme for International Aviation"-, un dispositif international contraignant pour l'aviation de maîtrise de ses émissions de CO2. 

Quoi qu'il en soit, nombre de spécialistes s'accordent à dire que ces différents dispositifs de compensation carbone n'ont d'efficacité que s'ils sont accompagnés de mesures concrètes de réduction des émissions de CO2. Auprès de Géo, Niklas Hagelberg, spécialiste climat à l'ONU Environnement, conclut : "Nous soutenons les compensations de carbone en tant que mesure temporaire jusqu'à 2030 et en tant qu'outil pour accélérer l'action climatique. Mais ce n’est pas une solution miracle et elles ne doivent pas conduire à la complaisance. Si nous voulons avoir un quelconque espoir de freiner le réchauffement climatique, nous devons absolument réduire les émissions de CO2."

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