Alexis Kryceve, président de WeAreEurope.
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Entreprises

UE : "Les entreprises sont pour une amélioration de la CSRD, pas pour un détricotage complet"

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Alors que l’Union européenne s’interroge sur l’avenir de ses politiques en matière de durabilité, l’association WeAreEurope cherche à promouvoir un modèle conciliant performance économique et transition écologique. Pour ID, Alexis Kryceve, président de WeAreEurope, revient sur la genèse du collectif et ses ambitions.

Dans un contexte de transition économique et écologique, un nouveau collectif européen a récemment vu le jour : WeAreEurope. Portée par des professionnels issus de différents horizons, cette association apolitique entend promouvoir un modèle européen qui concilie performance économique, durabilité et progrès social

Afin de mieux comprendre cette initiative et ses objectifs, ID a rencontré Alexis Kryceve, président de WeAreEurope. Entrepreneur social depuis plus de 20 ans, il revient sur la création du collectif, sa vision ainsi que sur les principaux enseignements de leur récente enquête dédiée à la directive CSRD.

WeAreEurope est né d’un appel à agir sur l’économie européenne. Quel a été, pour vous, le déclencheur de cette initiative ? Et quel changement souhaitez-vous voir dans le débat européen ? 

Assez étonnamment, c’est avec un post LinkedIn qu’un mouvement collectif s’est créé puis transformé en quelques mois en association. Dans une période marquée par de fortes critiques de la durabilité d’une part, et de l’Europe d’autre part, et des appels à nous inspirer d’autres régions, j’ai voulu rappeler que l’Europe n’était pas le boulet que beaucoup décrivaient et souligner qu’au contraire, nous pouvions en être fiers. Personnellement en tout cas je suis heureux et fier d’être Européen et j’ai conscience de la chance que cela représente.  

Nous avons d’immenses atouts et avons réussi, au sein d’une région traversée par des crises incomparables, à créer un continent qui n’est pas parfait, loin de là, mais où je crois qu’on bénéficie de conditions de vie plutôt meilleures qu’ailleurs. C’est ce que j’ai dit, simplement, dans ce post, en énumérant ces atouts et en affirmant une "fierté européenne".  

J’ai été surpris par l’écho qu’a reçu ce post (300.000 vues et des milliers de commentaires enthousiastes). Il m’a révélé qu’il était temps de redonner du souffle au rêve et au projet européens, car je crois que c’est à cette échelle uniquement que peuvent se jouer les grandes décisions sur le modèle de société que nous voulons défendre.

Concernant WeAreEurope, nous sommes donc à la fois un observatoire et un porte-voix pour les professionnel.les européen.nes attaché.es à cette vision.  

Je suis intimement convaincu qu’une immense majorité d’Européen.nes est attachée aux valeurs de l’Europe, et à un projet économique qui repose sur un équilibre entre ses dimensions sociale, sociétale, environnementale, financière. En particulier dans les entreprises. Et je crois que c’est un enjeu de souveraineté et de compétitivité de l’économie européenne que de défendre à tout prix cette vision plutôt que de chercher à ressembler aux autres. Au sein de WeAreEurope, nous voulons donc participer à redonner de la visibilité et un écho à cette majorité silencieuse. Car je crois qu’elle aspire à être entendue et représentée.  

Plutôt que de participer à un débat où l’idéologie règne et où les opinions deviennent des faits, WeAreEurope souhaite simplement faire entendre la voix des entreprises de toutes tailles et s’assurer que les décisions politiques ne sont pas prises à partir d’un échantillon non représentatif ou au service d’intérêts particuliers. Il est temps de remettre la question de nos valeurs et de l’utilité de l’économie au centre du débat. L’économie doit servir les gens, et non l’inverse !  

Concernant WeAreEurope, nous sommes donc à la fois un observatoire et un porte-voix pour les professionnel.les européen.nes attaché.es à cette vision. Cela passe par exemple par des études à l’échelle européenne menées en collaboration avec des chercheurs et chercheuses d’universités européennes de premier plan.  

Plus globalement, WeAreEurope est à l’écoute des besoins des entreprises pour faciliter leur transformation et pour s’assurer que la dérégulation actuelle ne se fasse pas aux dépens de leur pérennité économique. Et qu’on ne défasse pas dans la précipitation ce qu’on a mis tant de temps à bâtir, au prix de sacrifices immenses. On a coutume de dire que l’engagement écologique et social est un devoir envers les générations futures. Mais j’ai un jour entendu, lors d’un débat, quelqu’un dire à très juste titre que nous, Européens, avons aussi et peut-être surtout une dette envers les générations qui nous ont précédées. Le continent extraordinaire dans lequel nous vivons est le fruit d’énormément de sacrifices et de souffrances, ne l’oublions pas.  

Vous défendez une économie qui respecte l’environnement sans renoncer à la performance. Qu’est-ce qui bloque encore cette transition aujourd’hui, selon vous ? 

Certainement pas les solutions ou les modèles à construire, ils sont connus et les exemples d’entreprises qui font converger les 2 dimensions sont foison. Le coût de l’inaction dépasse aujourd’hui largement l’investissement dans la transition. Plus le mur de la crise écologique se rapproche, plus les opportunités de marier performance économique et engagement RSE se multiplient. Que ce soit en termes d’opportunités (et donc de gains économiques), ou de réduction des risques (et donc des coûts). Un client de HAATCH, acteur majeur de l’agro-alimentaire français, me racontait il y a quelques semaines comment il cherche à s’adapter aux pénuries de matières premières courantes auxquelles il fait face et qui impactent directement son chiffre d’affaires. La grande majorité des entreprises savent aujourd’hui très bien ce que coûte le fait de freiner la transition. La réalité est simple : on n’a pas le choix et il n’y aura pas de performance économique sans adaptation majeure de nos modèles.  

Ce qui bloque, ça n’est donc ni la prise de conscience, ni les solutions. C’est hélas encore beaucoup trop de postures et d’idéologie, de part et d’autre, mais aussi des intérêts particuliers de quelques personnes qui ne sont pas prêtes à renoncer au court terme et à leurs rentes. La séquence que nous vivons actuellement sur le Pacte vert européen est édifiante : l’étude que nous avons menée avec WeAreEurope démontre qu’une vaste majorité de professionnels européens tiennent à l’objectif de durabilité de l’Europe et défendent le Pacte Vert. Malgré les études, les appels qui se multiplient, aussi bien d’entreprises, que de la BCE, de grandes institutions, d’organisations diverses, l’offensive de dérégulation non seulement ne s’arrête pas, mais elle s’amplifie. Chaque jour, une nouvelle réglementation est menacée, alors que les entreprises les ont adoptées et acceptées, et que le reste du monde avance dans la transition. La Chine a par exemple récemment adopté les CSDS, des standards de reporting extra-financier grandement inspirés de la CSRD.  

Parmi les 1062 répondants (répartis dans 26 pays), dont 40% sont des membres de COMEX, 84% soutiennent les objectifs de durabilité de l’UE et 61% des entreprises européennes sont satisfaites de la CSRD.

La seule explication rationnelle aux "blocages", c’est qu’il s’agit d’une offensive politique inspirée et réclamée par des représentants d’intérêts dont l’influence est bien plus forte que la nôtre. Ils ne servent malheureusement ni les intérêts des entreprises européennes, en particulier des plus fragiles, ni l’intérêt géostratégique de l’Europe.  

Paradoxalement, je pense que les reculs actuels sont l’illustration qu’on a commencé à toucher du doigt une vraie transformation de l’économie. Il n’est pas surprenant d’observer une telle contre-offensive au moment où, notamment via les réglementations du Pacte Vert, la définition même de la performance de l’entreprise est en passe de changer... Et au moment où l’exigence de transparence se renforce. Ne nous leurrons pas, derrière une apparente opposition aux réglementations et au reporting de durabilité, c’est la durabilité elle-même et la transparence qui pose problème à ceux qui ne cherchent cyniquement qu’à freiner la transition.

L'association se veut apolitique et portée par des professionnels engagés. Qui sont concrètement les membres de WeAreEurope ? S’agit-il d’entrepreneurs, de chercheurs, de grandes entreprises… ? 

WeAreEurope est une association qui souhaite être aussi diverse que possible afin de créer du débat et de faire des liens entre des mondes qui ne se parlent pas suffisamment. Nos membres sont dans toute l’Europe et même au-delà. Nous sommes avant tout un collectif de professionnel.es (dirigeants.es, managers, employé.es d’entreprises de toutes tailles et tous secteurs, particulièrement PME et ETI). Mais WeAreEurope compte aussi des membres issus du monde académique, des chercheurs et des expert.e.s. Notre advisory board en est le reflet puisque nous avons des personnalités scientifiques comme François Gemenne qui apportent leur soutien mais aussi des représentants d’autres pays comme l’Allemagne, le Danemark ou la Roumanie.   

Vous avez mené une large enquête européenne sur la directive CSRD. Qu’est-ce que vous retenez principalement de cette consultation ? Qu’est-ce que cela dit, selon vous, du rapport des entreprises européennes à la durabilité ? 

Cette étude contribue à sortir des postures, à apporter de l’objectivité dans les débats actuels et elle montre que le retour en arrière sur la CSRD ne reçoit pas un soutien aussi unanime qu’on ne le pense. Parmi les 1062 répondants (répartis dans 26 pays), dont 40% sont des membres de COMEX, 84% soutiennent les objectifs de durabilité de l’UE et 61% des entreprises européennes sont satisfaites de la CSRD, même si elles attendent des améliorations, des simplifications et du soutien. 70% sont déçus de l’Omnibus (elles se disent confuses, déçues et frustrées). Seuls 39% des insatisfaits de la CSRD sont satisfaits de la proposition Omnibus. On peut dire que la Commission est loin d’avoir répondu aux attentes… 

Globalement, l’étude nous permet de comprendre qu’il y a une incohérence entre les arguments avancés par les représentants européens et ce que veulent vraiment les entreprises. La question de la modification du seuil en est l’exemple même puis la majorité des répondants rejettent la proposition de relever le seuil de 250 à 1.000 employés. Même les entreprises de la tranche 500 à 1.000 employés veulent rester dans le périmètre de la CSRD. Les entreprises sont prêtes à avancer et à relever les défis de la transition. Elles sont pour une amélioration la CSRD pour en faire un outil stratégique et non pour un détricotage complet.   

À partir des enseignements de cette enquête, quelles sont les prochaines étapes concrètes pour WeAreEurope ? Comment comptez-vous peser dans les décisions européennes ? 

Plusieurs projets sont en cours. Nous travaillons à une nouvelle étude qui porte sur la CS3D et le devoir de vigilance dans les chaînes de valeur. Mais au-delà des études et de l’interpellation, nous voulons aider et éclairer les entreprises qui cherchent à continuer à avancer. Nous nous apprêtons ainsi à partager nos WeAreEurope mid-caps SRS : il s’agit d’un référentiel de reporting particulièrement adapté pour les ETI, qui sont laissées pour compte, car ni le cadre (en cours de retravail) à destination des sociétés de plus de 1000 salariés, ni le référentiel volontaire VSME n’est adapté pour elles. Nous espérons qu’il sera utile à un maximum d’ETI  européennes qui sont actuellement complètement perdues et désarmées. Nous avons pour objectif d’en faire le cadre de référence des ETI européennes qui souhaitent continuer à s’engager dans la transition et nous le partagerons en accès libre dans les semaines qui viennent. Dans la même idée de rendre service aux entreprises, nous créons en ce moment une base de données d’IROs (Impacts, Risques et Opportunités, utiles pour le reporting de durabilité), que nous mettrons à disposition des entreprises en open source. 

Nous venons aussi de lancer notre groupe de travail sur les sujets de diversité en entreprise, réfléchissons au lancement d’un GT décarbonation, ou avons lancé une série, Voices of Europe, pour donner la parole à des professionnel.les de toute l’Europe pour comprendre ce qu’il y a de commun et de singulier dans l’attachement au projet et à l’identité européens.  

La force de WeAreEurope est de fonder son plaidoyer sur une diversité d’actions et de s’ancrer dans le concret. C’est aussi son organisation collective et décentralisée qui permet à tout membre de prendre en main un projet et de le porter à son terme. C’est en proposant des outils qui répondent aux besoins des entreprises et en continuant de questionner la pertinence de la dérégulation actuelle que nous pouvons renforcer notre pouvoir d’influence. La voix des entreprises est une des seules à pouvoir se faire entendre actuellement… il faut leur faire prendre conscience de leur pouvoir d’influence, mais aussi que c’est leur avenir qui se joue. Si l’Europe renonce à ce qu’elle est et à ses forces, elle a perdu d’avance.  

Face aux vents contraires, il faut se mobiliser et créer des alliances. Pour cela, nous avons également besoin de grandir, chaque nouveau membre peut apporter sa pierre à l’édifice.