Une "ville toxique" en Alabama, un "fleuve mort" au Brésil, un "continent plastique" dans l'Océan Pacifique Nord... Au total, sept lieux malmenés par l'activité humaine et industrielle et aujourd'hui très peu propices à la vie ont accueilli ces derniers mois le photojournaliste français Samuel Bollendorff. Le résultat de son travail et de celui des journalistes qui l'ont successivement accompagné est publié quotidiennement, jusqu'au 8 septembre, dans les colonnes du journal Le Monde : une enquête en sept épisodes baptisée "Contaminations". Les photographies de Samuel Bollendorff sont également exposées jusqu'au 16 septembre à Perpignan, dans le cadre de Visa Pour L’Image, festival international du photojournalisme. ID a questionné ce photographe de terrain sur son expérience.
Comment est né ce projet d'enquête ?
C'est un projet que j'ai écrit il y a un petit moment et pour lequel j'ai obtenu une bourse. J'ai proposé au Monde de rentrer en co-production : ils ont ensuite mis toute leur énergie dans la bataille. Sept journalistes ont travaillé avec moi pour chacun des volets. Nous avons réalisé l'ensemble des sujets entre la fin janvier et la mi-juillet.
Hôpitaux, banlieue parisienne, mal-logement... Vous vous êtes intéressé jusqu'à présent à de nombreux sujets sociaux. Pourquoi avoir décidé de vous pencher sur la crise environnementale cette fois ?
Même si j'étais évidemment sensible aux sujets environnementaux, je n'étais pas particulièrement tourné vers ces problématiques, d'autant qu'elles sont un peu "tarte à la crème" pour les photographes. Ils sont nombreux à travailler là-dessus. Et puis j'ai vu une publication il y a quelques années du Blacksmith Institute qui faisait un classement des dix villes les plus polluées du monde. Je me suis dit qu'il faudrait faire un travail là-dessus. Et là, j'ai vraiment passé une année au contact de la terre. C'était très fort de prendre la mesure de combien cette planète est petite et fragile. Évidemment, à cela on ajoute l'horreur des contaminations dont nous avons été témoins, et de leurs victimes. On ne se refait pas, comme j'ai beaucoup travaillé sur des problématiques sociales, j'ai aussi beaucoup travaillé sur ceux qui subissent ces contaminations.
Parmi ceux qui subissent ces pollutions, cette Américaine assise devant chez elle en Alabama, à Anniston ?
Cette jeune femme a eu un cancer des ovaires à 17 ans, sa petite sœur en a eu un à 15, son cousin est mort d'un cancer, toute sa famille est décimée, les voisins sont décimés... Cela parce qu'elle habite à Anniston, une petite ville de 20 000 habitants dans laquelle Monsanto a produit des PCB (ndlr : produits chimiques) pour le monde entier entre les années 30 et 70. L'entreprise a déversé dans la rivière qui traverse la ville et dans des décharges à ciel ouvert ses fonds de cuve de production de PCB. Le drame, c'est que tout est contaminé : on croise encore des gens qui font des enfants avec 12 doigts parce que les PCB sont des perturbateurs endocriniens. Quand les femmes y sont exposées pendant leur grossesse, le fœtus ne se développe pas correctement. On se retrouve donc avec une ville un peu fantôme dans laquelle énormément de maisons ont été rasées, mais où des habitants restent, parce qu'ils n'ont rien et ne peuvent pas partir. Et c'est David contre Goliath : même si Monsanto paie des millions de dollars devant les tribunaux, cette terre est souillée à jamais. Les PCB sont extrêmement persistants, volatiles, utilisés dans tellement de composants électriques durant le vingtième siècle qu'il y en a partout, même jusqu'en Arctique. C'est une catastrophe que nous allons continuer à subir pendant encore des siècles.
Vous vous êtes également rendu en Alberta, au Canada...
Oui, on a ce merveilleux lac Athabasca, qui est gelé... C'est un endroit absolument sublime du grand nord canadien, avec des villages autochtones présents depuis des millénaires, qui se retrouvent aujourd'hui avec des taux de cancer qui explosent, avec une rivière polluée et un lac dans lequel les poissons sont difformes... Avec le caribou qui est en voie de disparition également parce que l'exploitation du pétrole tiré des sables bitumineux rase des forêts primaires entières. Les caribous se font donc chasser comme des lapins par les loups. Et les canards sauvages meurent dans les bassins de rétention des eaux toxiques.
Quel autre lieu vous a notamment marqué ?
Le "continent plastique" dans l'Océan Pacifique Nord : c'est un sujet dont on commence à parler un peu, mais avec une communication terrible. Toutes les images qui circulent sur les réseaux sont des images aberrantes de gros déchets à la surface de l'eau, et ce n'est rien de tout cela. Le "continent plastique" est très beau. Les plastiques qui finissent en mer sont ceux qu'on jette dans nos éviers, par exemple parce qu'on se brosse les dents avec des microbilles dans nos dentifrices. Ces plastiques se fragmentent : ce ne sont pas des gros déchets qu'on pourrait imaginer nettoyer en draguant la surface. Ce sont des microplastiques qui font la taille d'un grain de riz, parfois même jusqu'à 20 microns, et qui rentrent dans la chaîne alimentaire. Les poissons les ingèrent, ça va dans leurs tissus et dans nos assiettes. Et c'est impossible à nettoyer : c'est grand comme six fois la France, ce sont des milliards de milliards de petits bouts de plastique et on ne sait même pas s'ils ont commencé à se déverser dans l'eau il y a 20 ans ou il y a six mois. C'est-à-dire qu'on ne sait pas si dans 20 ans il n'y en aura pas encore plus, tant notre consommation de plastique a explosé.
Pourquoi avoir choisi de couvrir ces lieux en particulier ?
Je ne voulais pas qu'on travaille sur des dictatures ou des pays sous-développés : il ne fallait pas qu'on puisse se dire : "Ce n'est pas mon problème, c'est loin de moi". Ce sont nos pays partenaires, les États-Unis, le Canada mais aussi le Japon, le Brésil, qui est quand même un grand pays, la Russie, l'Italie... Ce sont des pays dont on consomme les productions, donc nous sommes partenaires et complices de ces contaminations.
Comment avez-vous appréhendé cette enquête ? Aviez-vous pris la mesure de ces "contaminations" ?
On ne rentre pas indemne de cela. Aujourd'hui, je suis en alerte comme je ne l'étais pas avant. Je suis quelqu'un comme les autres : le problème avec cette crise environnementale, c'est que tant que les gens ne la voient pas, il y a une sensibilité qui n'opère pas. L'enjeu était d'ailleurs d'essayer de trouver un mode de transmission de ces histoires qui puisse affecter les gens, pour qu'ils ne ressortent plus insensibles à l'idée globale qu'on ne peut pas continuer comme ça. Ce n'est pas un sujet sur les États-Unis, un sujet sur la Russie, un sujet sur le Canada : c'est un sujet sur l'état dans lequel notre système économique et de consommation détruit de façon durable à l'échelle humaine, pour des siècles, notre planète. On la laisse totalement impropre à la continuation de la vie.
Comment les images peuvent-elles nous interpeller ?
J'ai beaucoup travaillé par le passé sur des lieux : dans mon travail sur les immolations (ndlr : documentaire interactif "Le Grand Incendie"), je ne pouvais pas par définition être là au moment où ça se passait. J'ai donc décidé de faire un travail à la chambre photographique avec un objectif d'architecture pour photographier ces lieux de façon un peu cadastrale, pour faire un état des lieux. Ces lieux sont chargés d'histoire. Quand on voit un bout de trottoir et qu'on sait que quelqu'un s'est immolé à cet endroit, on ne peut plus le regarder de la même façon. De même quand on voit une belle plage en Grèce et qu'on sait qu'on y a retrouvé le petit Aylan : on est marqué, on a fabriqué nous-mêmes l'image de l'horreur alors que le paysage est très beau. C'est comme ça que j'ai eu l'idée de travailler sur la série "Contaminations" : j'ai voulu réaliser des images de paysages très beaux. On est tellement exposés aux images violentes qu'on ne peut plus les regarder. On fabrique des filtres de défense. Il faut produire des images auxquelles les gens puissent adhérer, sur lesquelles ils vont cliquer. Là, ils vont lire le texte. Et le texte raconte la violence et la façon dont ce lieu n'est plus un endroit accessible à la vie. On peut peut-être, je l'espère, réussir à faire passer un message comme cela.
Ce que vous avez vu vous a désolé : peut-on avoir malgré tout un espoir que les consciences s'éveillent et que la situation de la planète s'améliore quelque peu ?
Il faut évidemment avoir de l'espoir mais malheureusement, la prise de conscience est tellement lente et les lobbys sont tellement puissants... Ils se fichent tellement de défoncer la planète : ils communiquent en disant que tout va bien. Nous sommes quand même tombés sur un porte-parole des lobbys pétroliers canadiens qui nous a dit que c'était une énergie verte ! Tant que ces lobbys seront puissants et que les gouvernements seront à leur botte, cela ne changera pas. Seules l'opinion publique et la sensibilisation peuvent faire en sorte que les politiques aient peur de ne pas être réélus s'ils n'abdiquent pas. Et ça, c'est long... J'ai peur que ce soit au moins l'affaire d'une génération. Et on n'a pas le temps.