Ce qui m'est dû, La Débordante Compagnie, 2R2C
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Chronique culture

La Débordante Compagnie : l'écologie entre dans la danse

"Comment déposer sur mon corps la crise écologique, économique et humaine qui nous traverse ?" Dans leur spectacle "Ce qui m'est dû", en tournée depuis 2014, la chorégraphe Héloïse Desfarges et le comédien Antoine Raimondi (la Débordante Compagnie) racontent une prise de conscience.

Rencontre avec la danseuse Héloïse Desfarges, cofondatrice du collectif pluri-disciplinaire Curry Vavart et fondatrice de la Débordante Compagnie.

D’où est née l’idée d'un spectacle sur la conscience écologique ?

En 2007, on s'est pris une grosse baffe en regardant une conférence de Jean-Marc Jancovici sur la fin des ressources pétrolières et le réchauffement climatique. Au point de se demander s’il ne fallait pas tout arrêter pour aller militer dans une ONG ! Dans le monde du spectacle, on voyait beaucoup de gens qui se regardaient le nombril, ou alors qui avaient un discours intéressant sur le plateau mais qui, dans les actes et la vie quotidienne, étaient complètement antagonistes. À l’inverse, dans les réseaux militants, on s’ennuyait beaucoup !

On ne savait plus trop comment concilier le plaisir et la lutte !

Une nuit de colère, j’ai écrit le début de l'histoire de Ce qui m'est dû, en m’appuyant sur ma propre vie. J'arrivais à la fin de ce texte en me demandant "Est-ce que quelque chose m’est dû à la base ? Qui m’a permis d'avoir un hôpital pour que je naisse dans de bonnes conditions, de la nourriture à foison, des vêtements confortables ? Pourquoi moi, en tant que petite occidentale, j’ai déjà le droit de prendre l'avion ? À quel prix ?" Avec Antoine Raimondi, mon compagnon, qui a rejoint la compagnie, on avait envie de mêler nos sensibilités. Lui vient du théâtre, il est beaucoup dans la parole. Je lui ai proposé de dire le texte, à la première personne, pendant que moi je danse.

Comment aborde-t-on des sujets aussi profonds à travers le corps ?

Je pense que la danse ouvre d’autres champs intellectuels. Mais sur cette question écologique, on avait besoin de documents, de faits concrets. On s’est rendu compte qu’avec le fil rouge de cette voix off sur le corps qui danse, les gens étaient suspendus à l’histoire.

Parce que c’est mon intimité que je leur propose, ce n’est pas moralisateur.

La Débordante Compagnie - Ce qui m'est dû

C’est un format qui nous permet de raconter toutes nos angoisses, en glissant dans le récit des informations factuelles, sourcées, et ainsi toucher à la fois dans l’intime et intellectuellement. La danse amène du sensible, permet à la pensée de respirer sur un corps, de ne pas tout se prendre violemment dans la figure. Quand on a trouvé cet équilibre-là, on s'est dit qu'on pouvait espérer faire une pièce qui nous satisfasse artistiquement, et qui aille quand même au bout de notre pensée politique.

Vous évoquez Naomi Klein, André Gorz ou le Comité Invisible. De quelle manière vous ont-ils inspirés ?

Chaque mot du spectacle a été soupesé et infusé par tous les textes qu’on a lus. Naomi Klein, pour sa pensée : c’est bien de cultiver son potager, trier ses déchets, faire du yoga, mais ça ne suffira pas. L’élan doit aller beaucoup plus loin que les actions individuelles. Le Comité Invisible, pour leur rapport au corps et à l’insurrection. On ne souhaite pas la violence, mais il faut des gens qui mettent les mains dans le cambouis, et surtout s’organiser ensemble.

On doit sentir qu'on a besoin les uns des autres.

André Gorz, parce qu’il a un discours magnifique, il apporte un peu de philosophie. On aurait pu en citer énormément d'autres. Philippe Bihouix et son livre L’âge des low tech. Comment tout peut s'effondrer de Pablo Servigne. Ce qui est drôle, c'est qu'on a joué sur la ZAD de Notre-Dame-des-Landes il y a deux ans, et ils nous disaient qu'on n’était pas assez radicaux. Après, dans des lieux plus "normaux", qu'on allait beaucoup trop loin. Finalement on a réussi à trouver un entre-deux, à amener plus de radicalité en étant encore plus ouvert au plus grand nombre.

Avec la Débordante Compagnie, vous avez eu dès le départ un positionnement assez engagé. À quel moment avez-vous eu l’envie de mêler vos questionnements politiques à votre démarche artistique ?

Ça remonte à longtemps. Après avoir fait des études de graphisme, je me suis payé une école de danse contemporaine. À ce moment-là, j’ai découvert le milieu des squats à Paris, dans les années 2000, dans lequel le besoin d’espace pour les artistes se mélangeait à des questionnements politiques. Ce sont des endroits où tu peux expérimenter sans avoir rien à prouver à personne. Après avoir pratiqué dans ces anciennes friches industrielles atypiques, j’ai eu envie de sortir dans l’espace public.

La rue est un espace de vie mais aussi de réflexion politique, où se nouent beaucoup de relations, même non verbales.

Dispersion, La Débordante Compagnie
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Au même moment, j’étais dans le mouvement contre le CPE. Il y a eu les émeutes en banlieue, en 2005 puis en 2007, qui étaient comme un cri de colère. J’ai discuté avec des scientifiques, j’ai regardé plein d’images d’émeutes, parce que ces mouvements de foules me plaisaient esthétiquement, et en même temps l’enjeu de l’organisation collective, du pourquoi vouloir occuper un territoire et le défendre, me fascinait. Mes premières pièces ont donc été créées pour l’espace public, pour qu’on puisse les jouer n'importe où, sans musique, avec juste cette matière très brute, les corps, un peu de voix, sans artifice. Une danse pas du tout formelle, jetée comme ça, de l'énergie.

Aujourd’hui vous faites de plus en plus la part belle aux textes. Pouvez-vous nous parler de votre prochain spectacle ?

Perikopto veut dire "qui ravage tout autour". C’est le récit du basculement d’une famille lambda : revenus moyens, dans un petit pavillon de banlieue, ils vivotent. La femme, à peu près 50 ans, est au chômage. Un jour, pendant un entretien, elle dévaste littéralement le Pôle Emploi. On a eu envie d'abord de parler de la construction, ou plutôt de la tentative de destruction, de la pensée politique des masses. Petit à petit, on s'est rendu compte qu'on traitait en fait du ravage du capitalisme, pour dire un gros mot. Puis qu'il s’agissait peut-être d'effondrement, carrément ! C’est aussi une manière d'aborder la violence d’État, souvent mal traduite dans les médias. Puis d’essayer de comprendre d’où vient cet immobilisme, le sentiment qu’on ne peut rien faire. On est en cours d’écriture, cela sortira en janvier 2020. Là, on a complètement assumé de partir sur une pièce de théâtre.

Dispersion, La Débordante Compagnie
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Le recours aux mots est-il finalement inévitable, quand on se veut militant ?

Justement : par ailleurs, j'ai écrit une pièce qui s'appelle Loin, dans laquelle il n'y a pas un mot. Pourtant je la considère comme très politique aussi. Cinq danseuses arrivent au loin, à 500 mètres, et cheminent petit à petit jusqu’à arriver tout près du public. Elles sont accompagnées par une chanteuse lyrique. Mon idée, c'était "d’imposer" au public cette attente, d’accepter qu’on ne voie pas très bien au début, de voir émerger leurs silhouettes, puis le dessin de leurs visages, jusqu'à leur souffle, le bruit des étoffes. C'est une pièce très contemplative.

On en arrive aujourd'hui à une telle accélération, tout le temps rivé sur son téléphone intelligent, à en vouloir toujours plus et plus vite, que je voulais défendre une autre occupation de l'espace et du temps.

Ces femmes, habillées en noir, très dignes et droites, font implicitement référence aux révolutionnaires mexicaines ou espagnoles, aux suffragettes, ces femmes qui font moins de bruit mais qui restent debout et avancent inexorablement. C'est quelque chose qui doit se vivre, physiquement. Comme on a d’autres créations plus concrètes, je suis contente de créer aussi des spectacles abstraits. Les mots sont importants, mais pas partout !

Ce qui m'est dû
Samedi 19 et dimanche 20 janvier 2019 (version bilingue LSF)
IVT (International Visual Theatre), 7 cité Chaptal 75009 Paris
Toutes les dates de la tournée sont à retrouver .

Loin
Tournée à suivre.

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