Nicolas Mottis, Professeur à l’École Polytechnique, ancien membre du comité scientifique du label ISR, administrateur du FIR et membre de la Commission Climat et Finance Durable de l’AMF.
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Entretiens

Finance durable: les points qui fâchent

Professeur à l’École Polytechnique, ancien membre du comité scientifique du label ISR, administrateur du FIR et membre de la Commission Climat et Finance Durable de l’AMF, Nicolas Mottis partage dans cet échange sa vision concernant certains enjeux liés au développement et à la crédibilisation de la finance durable.

On assiste depuis maintenant plusieurs années à une explosion de l’offre de produits financiers dits "durables". Faut-il selon vous y voir une vraie tendance positive, beaucoup de greenwashing, ou un peu des deux ?

Je dirais un peu des deux. On observe une dynamique positive avec aujourd’hui un certain nombre d’acteurs qui s’intéressent à ces sujets, qu’il s’agisse de particuliers, d’entreprises, d’investisseurs ou encore de régulateurs. C’était beaucoup moins le cas il y a encore cinq ans. En face, les acteurs historiques de l’investissement socialement responsable continuent à proposer des produits dont les engagements sont crédibles et à pousser des agendas environnementaux et sociaux. Que l’on soit un investisseur particulier ou institutionnel, on peut s’attendre à trouver des fonds sérieux sur le marché.

En parallèle, il y a également pas mal de "pipeau" de la part d’acteurs qui se prétendent responsables. Le greenwashing dans la gestion d’actifs se matérialise par beaucoup de fonds qui se réclament ISR mais dont on ne sait pas quelles sont les lignes d’investissement et les impacts attendus, et où la sélectivité ESG est assez faible. Souvent, il s’agit de portefeuilles larges, avec une communication très agressive et décalée par rapport à la réalité des produits, qui ne sont pas très convaincants une fois que l’on gratte un peu.

On entend également de plus en plus parler d’impact. Qu’observe-t-on aujourd’hui ?

L’impact reste un chantier en cours. Beaucoup d’acteurs essaient aujourd’hui d’intégrer des objectifs d’impact dans leurs choix d’investissement, mais s’il y a des domaines techniques sur lesquels on arrive à relativement bien fixer et suivre des progrès mesurables (émissions de CO2, création d’emplois...), cela reste plus complexe sur d’autres thématiques. C’est par exemple le cas de la préservation de la biodiversité, dont on sait qu’il s’agit d’un enjeu majeur qu’il faudra absolument couvrir dans les choix financiers, mais qu’on ne sait pas forcément bien mesurer aujourd’hui. Plus globalement, on voit des acteurs qui font des choses très intéressantes autour de la notion d’impact, quand d’autres n’intègrent pas encore ces sujets. En revanche s’il y a bien un point commun, c’est que tout le monde prétend aujourd’hui s’y intéresser.

L’engagement actionnarial, tout le monde en parle, mais est-ce que tous les investisseurs jouent leur rôle d’acteurs engagés auprès des entreprises qu’ils détiennent ?"

Les gérants citent régulièrement l’engagement actionnarial comme l’un des principaux leviers pour générer de l’impact, mais les pratiques sont-elles réellement en ligne avec ces discours ?

L’engagement actionnarial, tout le monde en parle, mais est-ce que tous les investisseurs jouent leur rôle d’acteurs engagés auprès des entreprises qu’ils détiennent ? La réponse est non. La réalité est que les acteurs qui annoncent avoir des ambitions climat par exemple n’ont pas toujours une politique de vote alignée avec cette prétention. Une deuxième interrogation concerne l’effet de ces engagements, qu’il est toujours complexe d’évaluer. Quand une entreprise change, c’est souvent dû à différentes raisons : cela peut aussi être lié à des effets de réputation, à la pression des consommateurs, aux attentes des salariés... C’est rarement l’engagement actionnarial à lui seul qui fait évoluer les émetteurs, sauf dans des situations particulières comme une situation de contrôle du capital comme ce peut être le cas dans certains fonds de private equity par exemple. En revanche, dans un groupe où il y a déjà des interrogations, où la stratégie est remise en cause ou dont la réputation commence à flageoler, une politique d’engagement forte de certains investisseurs peut avoir un impact très important.

Les labels ont un rôle essentiel à jouer pour aiguiller les épargnants dans leurs décisions d’investissement responsable. Pourtant le label ISR a été vivement critiqué ces dernières années. Pour quelles raisons ?

Au sein du comité scientifique du label, nous avons été plusieurs à exprimer des attentes fortes pour son évolution dès 2018... Son référentiel pourrait par exemple introduire des critères techniques sur l’exclusion de certains secteurs d’activités controversés comme le charbon ou les énergies fossiles non conventionnelles. Se pose également la question de la sélectivité de l’univers. Le référentiel initial demande simplement d’éliminer les entreprises faisant partie des 20 % les moins bien notées ESG, mais ce cadre pourrait être durci. Il pourrait aussi y avoir des critères relatifs à la mesure de l’impact ou à l’engagement.

L’Inspection Générale des Finances a publié fin 2020 un rapport très complet mettant le doigt sur les faiblesses du label et sur la nécessité de l‘améliorer. Deux ans après, nous attendons toujours. Les critiques actuelles sur le label sont donc en grande partie justifiées. Celui-ci peut constituer un excellent outil pour informer les consommateurs ne connaissant pas ces outils financiers assez complexe. Encore faut-il qu’il soit robuste et crédible.

(...) le référentiel et les processus du label doivent être améliorés, afin que la réalité technique soit conforme à la garantie que l’on prétend offrir aux épargnants."

Le label souffre-t-il aujourd’hui d’une crise de crédibilité ?

Un fonds labellisé n’est pas pire qu’un fonds non labellisé. Il s’agit quand même d’une garantie minimale sur un certain nombre de points. La question est : un fonds labellisé répond-il aux attentes d’un particulier qui souhaite que son épargne soit réellement bien utilisée dans le cadre de la transition ? Aujourd’hui, je ne suis pas sûr qu’on puisse répondre par la positive. C’est pour cette raison que le référentiel et les processus du label doivent être améliorés, afin que la réalité technique soit conforme à la garantie que l’on prétend offrir aux épargnants.

La normalisation des pratiques passe aussi par la régulation, et on a vu arriver beaucoup de règlementations en Europe ces derniers mois. Quel est votre point de vue ?

Le bouillonnement réglementaire actuel en Europe vire à l’usine à gaz qui risque de nuire in fine aux objectifs de la finance durable. On devrait désormais chercher un certain nombre de simplifications pour éviter que la réglementation devienne un frein à la prise en compte d’enjeux ESG. Il y a notamment une inflation des groupes de travail qui m’inquiète un peu.

A contrario, doit-on réglementer davantage sur certains sujets tels que la notation ESG ?

Pas sûr... toutes les réponses ne sont pas dans la réglementation, sauf peut-être sur deux points : une plus grande transparence sur les sources des données utilisées et sur les méthodes d’agrégation aboutissant aux scores ESG.

L’affaire Orpea a-t-elle selon vous montré les limites actuelles de la notation ESG ?

Les limites, oui sans aucun doute. Comme la notation financière, la notation ESG est loin d’être parfaite et il reste beaucoup de progrès à faire dans un contexte où, contrairement à la notation financière, les données de base sont encore souvent mal définies voire pas encore produites par les entreprises évaluées. Mais il reste tout à fait possible d’évaluer les entreprises de façon granulaire. Compte tenu de la nature de l’information recherchée, une piste est notamment de mieux prendre en compte les avis des parties prenantes (salariés, syndicats, clients, ONG, etc.). Dans le cas des Ephad, les syndicats par exemple ont depuis longtemps dénoncé les pratiques qui ont fait l’objet du scandale.

Les conditions de marché semblent depuis le début de l’année moins favorables aux fonds ISR. Peut-on craindre selon vous un désintérêt des investisseurs, notamment particuliers ?

On peut avoir une inquiétude mais globalement, ce que montrent les travaux de recherche depuis maintenant plusieurs décennies, c’est qu’il est tout à fait possible d’avoir des fonds ESG affichant une performance financière comparable à celle de leur univers, en plus d’avoir de bonnes performances extra-financières. Il faut chercher les deux, mais dans la durée, et non avec des ajustements à court terme en fonction de l’inflation ou de crises macro-économiques. Depuis le début de l’année, certains acteurs de l’ISR expliquent leur sous performance par la sous-pondération ou l’absence du pétrole et du gaz des portefeuilles. Mais si ces secteurs perfor- ment beaucoup aujourd’hui, performeront-ils toujours autant à moyen et long terme ? J’espère que non, sinon la planète ne finira pas en bon état. Il ne faut pas faire ses choix en fonction de crises ponctuelles. Ces secteurs restent fortement polluants, et si l’on est un investisseur responsable, on peut éventuellement en détenir un peu dans une logique best-in-class ou d’engagement pour faire bouger les lignes, mais dans la durée ils ne sont pas forcément à privilégier. Ainsi, cela ne me choque pas de trouver TotalEnergies dans un fonds ISR, dès lors que le gérant s’engage à pousser cette entreprise à investir dans le renouvelable et pas dans l’exploration de nouveaux champs d’hydrocarbures. Il vaut mieux avoir des investisseurs de ce type chez TotalEnergies que des actionnaires uniquement motivés par le profit et pour lesquels la transition est un enjeu au-delà de l’horizon...

On a vu ces derniers mois un mouvement de remise en question de l’ESG, comment regardez-vous cette tendance ?

Avec un léger agacement ! Pendant des années, la grande majorité de la communauté financière a rejeté ce concept d’ISR, puis depuis quelques années, y voyant de vraies opportunités de business, les « convertis intéressés » ont été légion. Aujourd’hui, ce sont souvent les mêmes qui jettent un peu vite le bébé avec l’eau du bain. Ceux qui travaillent le sujet depuis longtemps savent que l’ISR peut faire beaucoup mais pas tout. L’ISR n’a pas vocation à couvrir tout le marché. Mais il ne fait aucun doute que l’ISR sérieux a de vrais impacts et répond à des enjeux majeurs de transition notamment.

Quels sont les grands défis pour les prochains mois ?

Il y en a beaucoup, mais je peux en citer deux : d’une part, il y a un enjeu important relatif à la formation et à l’éducation y compris des acteurs financiers, qui se sont souvent saisis de ces sujets relativement récemment et qui ont besoin de monter en compétence. Le deuxième défi concerne les questions de gouvernance et d’engagement ac- tionnarial. Si l’on veut que les choses bougent, il est nécessaire que les pratiques d’engagement soient en cohérence avec les discours des acteurs. C’est la façon la plus efficace d’aligner les investisseurs et les entreprises. Il faut construire des discours qui permettent aux dirigeants d’entreprises de comprendre qu’ils seront soutenus par les investisseurs s’ils engagent des plans de transition et ce même si la rentabilité est stable voire moindre pendant quelques temps.

Plus globalement, il y a un besoin de signaux de marché clairs, notamment avec les labels, tout en évitant de s’embourber dans des débats sur des subtilités comptables qui ne feront pas avancer la question. Enfin, il est essentiel de rester fermes sur ses convictions. Beaucoup de travaux ont montré que l’on pouvait garantir une performance économique minimale tout en respectant un peu mieux les objectifs ESG. Il faut le marteler parce que c’est possible, et c’est indispensable.

 

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