Tariq Fancy, fondateur de l'ONG Rumie Initiative et ancien directeur des investissements responsables chez BlackRock.
© Kim Dasollee
Finance durable

Tariq Fancy : "La finance durable peut avoir un impact mais seulement si les gouvernements fixent les règles du jeu"

Fondateur de l’ONG Rumie Initiative, Tariq Fancy est connu pour sa critique virulente de l’ESG, qualifié de "poudre aux yeux" par ce libéral, jadis acquis à la cause, et ex-directeur des investissements responsables chez BlackRock - plus important gestionnaire d’actifs du monde. Aujourd’hui "repenti", l’ancien financier plaide pour davantage de régulation de la part des politiques, sans quoi l’idée d’un "capitalisme vertueux" et la promesse d’une finance durable resteront lettres mortes. Portrait. 

Il faut se méfier de l’eau qui dort... En 2019, lorsque Tariq Fancy, ex-directeur des investissements responsables chez BlackRock, claque la porte de la plus grande société de gestion d’actifs du monde, cela se fait presque sans bruit. Et, deux ans plus tard, en août 2021, paraît Le journal secret d’un investisseur durable - un essai confessionnel publié sur la plateforme de blog Medium, dans lequel le Canadien fait voler en éclat les belles promesses de la finance durable – ce "dangereux placebo qui nuit à l’intérêt public". 

Un pavé jeté dans la mare qui suscite rapidement la curiosité des médias, américains comme étrangers, mais qui fait aussi pâlir une poignée de financiers, à commencer par son CEO Larry Fink. "Il fallait que je prenne position sur ce sujet crucial afin de faire naître un vrai débat dans l’espace public. Nous sommes dans une course contre la montre", confie le repenti de 45 ans. 

Autrefois au coeur de Wall Street et de ses loups, il joue désormais du côté des outsiders, et autres lanceurs d’alerte, à l’image de Stuart Kirk - ancien responsable des investissements durables chez HSBC Asset Management, licencié pour avoir tenu des propos controversés en 2022 sur les investissements ESG (environnementaux, sociaux et de gouvernance), que Tariq Fancy qualifie de "modèle à suivre". "Comme dans Batman, il est le héros que nous méritons. Nous avons besoin d'une figure capable de convaincre le public de la nécessité de faire des sacrifices à court terme pour que notre système soit durable à long terme", défend-il. 

Du coding à Wall Street 

Idéaliste ? Tariq Fancy préfère l’étiquette de "réaliste". "Il y a des problèmes et il faut les résoudre rapidement", lance-t-il. 

Réparer les failles, corriger les bugs, c’est ce qui anime l’ex-financier, biberonné aux blockbusters américains des années 80-90 (Independance Day, Retour vers le futur...) et à l’informatique. Enfant de la banlieue de Toronto, né de parents originaires du Kenya, il raconte notamment avoir passé son adolescence dans les lignes de code. "Dès 14 ans, je travaillais tous les étés comme programmeur informatique. On peut dire que j’étais un geek même si j’ai essayé de le cacher...", sourit-il. 

Aussi investi à l’école, ce fils d’immigrés "modestes" cumule les bonnes notes et parvient à obtenir une bourse pour partir étudier à l'université de Brown, aux Etats-Unis, en 1997. Un précieux sésame qui signe le début d'un parcours académique sans faute. Après avoir décroché son diplôme, et passé un an à l’université d’Oxford au Royaume-Uni, Tariq Fancy met un premier pied dans la vie active en tant qu’analyste en banque d’investissement chez CSFB Tech Banking, à Palo Alto, non loin des géants de la tech comme Google, Amazon...pour qui il espère un jour travailler.  

Maintenant ou jamais 

Rattrapé par le monde de la finance, il passe toutefois ce doux rêve sous silence pour rejoindre en 2003 la société de capital-investissement MHR Fund Management, à New York. Cinq ans plus tard, le financier en herbe négocie un temps partiel pour partir en France. L’occasion pour lui de mieux se familiariser avec la langue de Molière mais aussi de parfaire ses connaissances en économie à l’Insead (Institut européen d’administration des affaires) puis à Sciences Po. En 2009, il quitte son poste chez MHR et entame une année sabbatique à l’issue de laquelle il obtient une maîtrise en économie et politiques publiques de l’Institut d’études politiques de Paris. Une pause studieuse qui lui permet également de faire le point sur ses aspirations.

J'avais besoin de trouver du sens à ce que je faisais et d’avoir plus d'impact", se souvient le quarantenaire.  

Crise économique oblige, son "projet de sauver le monde" est mis rapidement entre parenthèse. "Le marché de l’emploi était compliqué à cette époque. J’avais besoin de retrouver de la stabilité", justifie-t-il. Retour à sa ville d’origine : Toronto, où il travaille pendant deux ans à l’Office d’investissement du régime de pensions du Canada (OIRPC), avant de s’envoler pour Singapour où il est embauché chez Wildfire, une société de logiciels asiatique. 

Fin 2012, le décès de son ami, et ancien colocataire, Michiel - malade d’un cancer depuis plus de deux ans, l’amène cependant à questionner une nouvelle fois ses choix professionnels, et se pencher sur sa soif, toujours inassouvie, de sens. "C’est comme si vous étiez au bout d’un plongeoir dans une piscine, vous savez que vous voulez sauter mais vous avez besoin d’un coup de pouce pour le faire. Cet événement a été le coup de pouce dont j’avais besoin", explique-t-il. 

L’appel de la finance durable 

Un an plus tard, l’ONG Rumie, dont il est le fondateur, voit le jour. Sa mission : "offrir gratuitement des outils informatiques éducatifs aux enfants issus de milieux défavorisés aux quatre coins du monde". Au Canada auprès des communautés autochtones, mais aussi en Ouganda, en Inde, ou encore en Afghanistan. 

Un nouvel élan interrompu par les sirènes de la finance...durable cette fois. En 2018, BlackRock lui propose de prendre la tête des investissements durables de la société aux côtés d’un autre CIO. "C’est cette mission spécifique qui m’a poussé à renouer avec le secteur financier. Avec ce poste, j’avais l’impression de pouvoir continuer à faire changer les choses, comme je le faisais avec Rumie, voire même davantage", développe-t-il. Des illusions qui s’évanouissent très vite.

Mes attentes étaient bien supérieures à ce qu’il se passait en réalité à l'intérieur en matière d’ESG. Le risque climatique était considéré. Mais dans la pratique, cela n’avait pas d’importance et ne s’appliquait qu’à quelques stratégies", détaille-t-il. 

Un constat plein d’amertume qui le pousse en 2019 à quitter la très réputée société de gestion d’actifs, et à prendre la plume deux ans plus tard pour dénoncer les pratiques trompeuses dont il a été témoin et acteur. Dans le premier chapitre de son essai - fourmillant d’anecdotes sur ses années chez BlackRock, l’ancien chargé des investissements ESG décrit la dynamique à l’oeuvre à travers une métaphore sportive.  

"Comme tous les autres gestionnaires d’investissement importants et prospères, nous voulions que nos joueurs inscrivent des points au tableau. Chez BlackRock, nos gestionnaires de portefeuille, qui prenaient les décisions d’achat/vente et géraient les investissements, étaient payés en fonction de la performance de leurs investissements – qui était bien sûr motivée par les bénéfices, c’est-à-dire les points marqués. Malheureusement, beaucoup de choses qui sont lucratives sont aussi mauvaises pour le monde", écrit-il. 

Pour un sursaut démocratique 

Dans sa ligne de mire : l’obligation, ou devoir, fiduciaire. "Le changement climatique est considéré comme un échec des marchés, parce qu’on ne fait pas payer le coût de la pollution due aux combustibles fossiles", dénonce-t-il. 

Sévère sur les agissements des financiers, Tariq Fancy sait aussi reconnaître les quelques avancées qui ont fait évoluer le secteur ces dernières années. "Je ne dirais jamais qu’il faut tout jeter à la poubelle", tempère-t-il, avant d’ajouter : "aujourd’hui, les données ESG sont par exemple davantage standardisées. La taxonomie va également permettre d’améliorer le besoin de transparence et de confiance."

Mais, selon lui, ces mesures resteront toujours insuffisantes sans l’action des politiques.

La finance durable peut avoir un impact mais seulement si les gouvernements fixent les règles du jeu et régulent davantage l’économie”, expose l’ex-financier.  

Comment ? En appliquant, d’après lui, ce qui a été mis en oeuvre pour lutter contre la pandémie. "Les gouvernements ont suivi les conseils d’experts, aplatissant la courbe en restreignant les déplacements, en fermant les lieux à haut risque et en rendant le port du masque obligatoire à l’intérieur", détaille-t-il dans le troisième chapitre de son essai. "Pour réduire la courbe des émissions de gaz à effet de serre, les gouvernements devraient immédiatement ajuster les incitations du marché à l’échelle du système, comme le remplacement des subventions aux combustibles fossiles par un prix sur le carbone", poursuit l’ex-directeur des investissements durables de BlackRock. 

"Créer de l’impact"

A l’approche des élections américaines, qui ont lieu le 5 novembre prochain, Tariq Fancy appelle à un sursaut des politiques et des citoyens. "Je pense que cette année est déterminante pour les Etats-Unis mais aussi les pays occidentaux. Il faut réparer les démocraties dans cette décennie, autrement ce sera trop tard. La question de la lutte contre le changement climatique en dépend également", estime-t-il.  

Selon lui, bien plus que les consommateurs, ce sont les électeurs qui pourraient jouer un rôle majeur pour influencer les lois de leurs pays, et ainsi renverser la vapeur. "La façon dont vous votez compte bien plus que la décision ou non d’utiliser une paille en papier", martelait-il déjà en 2022 lors d’une conférence TedX à Toronto. 

"I’ve seen the worst of capitalism - here’s how we fix it"

Converti végétarien depuis dix ans mais adepte des trajets en avion "quand cela est nécessaire", l’ancien "initié de BlackRock" a l’art de la formule. Un talent qu’il exerce sur scène, en tant que stand-uppeur à ses heures perdues, mais aussi sur les réseaux sociaux. A travers son compte Instagram et TikTok, @misterfancyspeaks, cet aficionado de nouvelles technologies et de pop culture prodigue auprès de la GenZ ses bons conseils pour investir. Une autre manière de "créer de l'impact". 

 

 

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