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Dossier: La responsabilité fiduciaire, un vrai-faux frein à la finance responsable

De nombreux gestionnaires d’actifs se cachent derrière la responsabilité fiduciaire pour continuer à rechercher la meilleure rentabilité sans prendre en compte de facteurs environnementaux ou sociaux. Une attitude qui révèle l’idéologie qui imprègne les actions des acteurs financiers, la responsabilité fiduciaire n’étant aucunement contrainte dans cette définition étriquée.

Début 2022, Blackrock, le plus grand gestionnaire d’actifs au monde, indique qu’il ne soutiendrait pas la plupart des résolutions portant sur le climat lors des assemblées générales des groupes dont il est actionnaire."Nous sommes susceptibles de soutenir proportionnellement moins de propositions de résolution sur le climat qu’en 2021, car nous ne les considérons pas compatibles avec les intérêts financiers à long terme de nos clients", précise le groupe dans ce document. Blackrock, qui gère l’équivalent de deux fois le PIB de la France, nous rappelle ici deux choses : les gestionnaires d’actifs sont puissants ; et ils sont là pour maximiser leur rendement, pas pour sauver la planète.

Déconstruire et redéfinir 

Pourtant, rien ne les oblige, légalement, à suivre cette voie. "Aujourd’hui, tous les modèles financiers sont construits autour de l’idée qu’il faut optimiser le couple rentabilité-risque. Mais ce sont des dogmes, une idéologie, voire un construit social. Il n’existe pas de texte de loi précisant qu’il faut optimiser la rentabilité. C’est une exigence de marché", explique Christophe Revelli, professeur de finance durable et d'investissement d'impact à la Kedge Business School. Dès 2015, les Nations Unies, à travers les PRI (Principes pour l’investissement responsable), alertent sur l’urgence de réviser cette notion. Dans un rapport intitulé "L’obligation fiduciaire au 21e siècle " l’institution affirme que ne pas considérer tous les facteurs générateurs de valeur d’investissement à long terme, notamment les critères environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG), équivaut à ne pas remplir son devoir fiduciaire.

L’appréciation du rendement doit se faire au regard du risque, et si les risques climatiques étaient correctement appréciés, ils seraient déjà intégrés."

"Dans nos interactions avec les asset managers, la responsabilité fiduciaire est sans cesse invoquée comme un pare-feu", explique Julie Evain, cheffe de projet Réglementation financière et Climat au sein d’I4CE (Institute for Climate Economics). En théorie pourtant, il est possible d’intégrer les critères ESG à cette notion : "L’appréciation du rendement doit se faire au regard du risque, et si les risques climatiques étaient correctement appréciés, ils seraient déjà intégrés", poursuit-elle. Une autre approche serait d’intégrer de manière plus explicite les critères ESG dans la responsabilité fiduciaire. "On pourrait imaginer d’y inclure des critères de la taxonomie européenne, comme le fait de contribuer à des objectifs environnementaux, ou le principe du ‘do no significant harm’". Cette notion, aussi appelée principe d’innocuité, implique une analyse de risques globales pour chaque projet, ou, dans un contexte financier, chaque investissement, le but étant de s’assurer que l’on ne nuit pas à un objectif environnemental tout en tentant de contribuer positivement à un autre.

Impliquer les régulateurs 

L’intégration plus frontale de critères ESG dans la notion de responsabilité fiduciaire ne serait pas forcément évidente à mettre en place. "Si les critères ESG sont intégrés, cela créera des points de tension, mais cela permettra au moins aux investisseurs d’exprimer leurs préférences", affirme Julie Evain. La réglementation pousse d’ailleurs dans ce sens, avec des textes comme la réforme de Mif 2, qui prévoit l’obligation pour les conseillers financiers d’interroger leurs clients sur leurs préférences en matière de durabilité. L’intégration officielle de critères ESG dans la notion de responsabilité fiduciaire pourrait-elle vraiment changer les choses ? "Tout dépend des approches retenues pour faire évoluer cette notion. On le voit beaucoup dans la finance durable : quand les critères retenus sont vagues, les acteurs se mettent en conformité sans que cela ait un impact important sur leur portefeuille", estime Julie Evain. Les régulateurs doivent jouer un rôle actif...et se souvenir que leur rôle est aussi de sanctionner.

En matière de finance durable, la logique est depuis plusieurs années celle du "comply or explain", c’est-à-dire que les acteurs du marché peuvent déroger à une règle du moment qu’ils justifient leur action. Ce principe est invoqué par la récente loi Climat en France, ou encore par SFDR. Dans une étude de 2018 publiée par Mazars sur l’application des règles de gouvernance d’entreprise en Europe, le cabinet d’audit estimait que 60 % des entreprises cotées étudiées avaient fait usage de l’approche, et questionnait l’engagement de ces acteurs, notant que l’usage du "explain" relevait plus de la réaction plutôt que d’une approche proactive à leurs responsabilités de gouvernance. "Il faut sortir du soft law et aller vers le hard law. Des textes comme SFDR restent intéressants, mais c’est seulement une obligation d’information. Son pouvoir est limité, encore plus dans le cadre d’une taxonomie verte faible. C’est un support d’aide à la décision, mais ne contraint en rien sur le fléchage des investissements", explique Christophe Revelli.

Flécher les investissements 

Ce fléchage des investissements est la clé qui permettra à la finance de jouer son rôle dans la transition écologique, et c’est sur ce point qu’une nouvelle définition de la responsabilité fiduciaire pourrait réelement faire la différence, en insistant sur la nécessité de prendre en compte le bien-être des clients sur le long terme, par opposition à la recherche de la rentabilité à court terme. Les activités vertes et rentables se financent très bien dans notre système actuel, ce qui n’est pas le cas des activités de transition, moins rentables et plus risquées, et donc peu attractives pour les acteurs financiers. "Le financement de nouveaux procédés industriels, de la transition des activités est plus compliqué. Les acteurs financiers doivent se questionner sur le niveau de profit auquel ils ont eu accès ces dernières années, et retrouver leur rôle dans l’économie réelle, accepter des profits moindres plus en phase avec la réalité et moins délétères à moyen terme", assène Julie Evain.

Il existe aussi un biais important qui n’est pas reflété par le marché : l’importance de l’argent public. Dans une étude intitulée "Protéger la nature en réformant les subventions préjudiciables à l'environnement : le rôle des entreprises", publiée début 2022, les chercheurs Doug Koplow et Ronald Steenblik estiment que le secteur des énergies fossiles reçoit à lui seul 640 milliards de subventions publiques par an. Cela représente 1,75 milliard de dollars par jour, reçu par ce seul secteur, sachant qu’une estimation du FMI, publiée en novembre 2021, est encore plus alarmante. Utilisant une autre méthode de calcul, le fonds monétaire international estimait à presque 6 000 milliards de dollars de subventions accordées aux énergies fossiles en 2020 dans le monde. Cela équivaut à 11 millions de dollars de subventions publiques chaque minute. "Quand le secteur public injecte autant d’argent, cela a pour effet de réduire le prix des énergies fossiles, qui n’est pas reflété par la réalité de l’offre et de la demande, sinon il serait beaucoup plus cher. S’il faisait la même chose avec les énergies renouvelables, les prix baisseraient mécaniquement. C’est donc un choix idéologique", estime Christophe Revelli.

Engagements réels 

Faire évoluer la définition de la responsabilité fiduciaire relève aussi du choix idéologique. Mais pour financer la transition écologique, il faudra des choix forts, et un engagement politique à tous les niveaux, au risque de créer une rupture avec le grand public, les ONG, les académiques et la communauté scientifique. Début 2022, la Commission européenne a confirmé l’intégration des secteurs du nucléaire et du gaz - une énergie fossile - à sa taxonomie durable, illustrant la difficulté des initiatives étatiques à proposer des objectifs écologiques ambitieux. En France, c’est le label ISR qui se retrouve sous les critiques, attaqué notamment parce qu’il n'exclut aucun secteur d’activité de son périmètre de labellisation. "Il y a un vrai risque de perte de confiance dans l’ensemble des acteurs financiers, alors que certains acteurs travaillent depuis des années pour faire les choses bien, déplore Julie Evain. C’est ce que l'on voit aujourd’hui autour du label ISR : si les engagements ne sont pas réels, la crédibilité des acteurs va peu à peu se fissurer."

 

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