Laurence Méhaignerie, co-fondatrice de Citizen Capital. 
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Laurence Méhaignerie (Citizen Capital) : "Nous pensons que l’économie doit être plus clairement au service de la société"

Fondée sur la conviction que les entreprises jouent un "rôle essentiel" dans la résolution des défis sociaux et environnementaux, Citizen Capital investit aujourd'hui principalement dans des start-ups et des PME à fort potentiel de croissance et ayant une intention claire de répondre à ces enjeux, explique dans cet entretien Laurence Méhaignerie, cofondatrice de la société de gestion spécialisée dans l'impact.

Pouvez-vous présenter Citizen Capital en quelques mots ?

J’ai cofondé Citizen Capital en 2008 avec Pierre-Olivier Barennes. Nous sommes une des sociétés de gestion pionnières dans l'investissement à impact, bien avant que ce concept ne soit répandu, avec la conviction que les entreprises jouent un rôle essentiel dans la résolution des défis sociaux et environnementaux, et que le capital doit être un levier puissant pour orienter les ressources vers des projets répondant à ces enjeux. Aujourd’hui, nous soutenons principalement des start-ups et des PME à fort potentiel de croissance, ayant une intention claire de répondre à des problématiques sociales ou environnementales.

Au cours de notre première phase de développement, nous avons levé trois fonds : deux fonds "growth" et un fonds "early-stage". Depuis 2020, nous avons élargi nos stratégies d’investissement à des approches plus innovantes et sommes devenus une société à mission, ce qui nous pousse à explorer des voies de financement nouvelles, avec des modèles de fonds répondant à des besoins mal servis par le marché traditionnel. Aujourd'hui, nous gérons 235 millions d’euros. Nous avons levé six fonds, et quatre sont en cours d’investissement. Un cinquième est en préparation, axé sur le portage de foncier agricole pour permettre à une nouvelle génération d’agriculteurs, qui n’héritent plus de la ferme de leurs parents, de s’installer sans porter le coût du foncier les premières années.

Quelle est votre définition de l'impact, et comment l'intégrez-vous dans vos stratégies d'investissement ?

Nous avons une approche de l'impact très "core-business". Nous accompagnons des entrepreneurs qui ont l’ambition de générer un impact tangible au cœur de leur activité. Il ne s’agit donc pas de reverser un pourcentage du chiffre d'affaires à des œuvres caritatives par exemple. Ce qui nous intéresse, c’est de réconcilier l’économie elle-même avec les enjeux sociaux et environnementaux : nous pensons que l’économie doit être plus clairement au service de la société. La transition écologique nécessite des innovations dans bien des domaines (économie circulaire, énergie, alimentation, etc). L’entreprise a aussi vocation à répondre à des besoins d’accessibilité à des soins de qualité, de répondre à de nouveaux besoins de formation, etc.

L’accessibilité constitue un autre critère essentiel : le produit ou service est-il conçu pour être accessible aux personnes qui en ont vraiment besoin, y compris les populations les plus vulnérables ?

Pour évaluer le potentiel d'impact d'un projet, nous prenons en compte plusieurs axes. Le premier concerne la "profondeur du besoin" : est-ce que ce projet répond à un besoin fondamental, tel que la santé, le vieillissement, l’éducation ou encore la transition bas-carbone ? Nous avons réparti ces besoins en trois thèmes : "Vivre", "Se réaliser" et "Transformer". Ensuite, il y a l’intentionnalité : les dirigeants portent-ils une vraie vision de transformation de la société ? Comment présentent-ils l’utilité sociale de leurs produits ou services ? Nous examinons également l’additionnalité, c’est-à-dire la capacité du projet à apporter une innovation réelle sur son marché. Par exemple, si nous devions étudier un projet dans la distribution en bio qui est un marché déjà mûr, nous nous poserions la question de ce qu’il apporte de plus sur le marché.

L’accessibilité constitue un autre critère essentiel : le produit ou service est-il conçu pour être accessible aux personnes qui en ont vraiment besoin, y compris les populations les plus vulnérables ? Nous considérons également l’alignement entre le modèle économique et l’impact, car si ces deux dimensions sont en tension, cela peut poser un problème. Nous veillons à ce que l’impact soutienne le modèle économique et inversement. Enfin, nous accordons une importance aux externalités négatives : nous identifions les effets potentiellement nuisibles d’une activité afin de nous assurer qu’ils sont anticipés et maîtrisés.

Quid de la mesure de l’impact ?

Une fois l’investissement réalisé, nous co-construisons avec les dirigeants un business plan d’impact, en partant toujours de la raison d’être de l’entreprise : pourquoi elle existe et quels indicateurs témoigneront de l’accomplissement de cette mission. Ces indicateurs sont importants non seulement pour évaluer la performance du fonds, mais aussi pour calculer le carried interest de l’équipe, qui est lié à 50 % à la performance sociale des entreprises. Ces éléments sont annexés aux pactes d’actionnaires,  suivis dans la durée. Nous abordons également la question de la sortie pour nous assurer que la mission se poursuivra, ce qui peut être pertinent lors de discussions avec d’éventuels repreneurs.

Vous avez lancé en 2023 le fonds Citizen CIS, le "premier fonds indépendant de Contrat à Impact". De quoi parle-t-on exactement ?

Les contrats à impact sont des contrats tripartites impliquant la puissance publique : l’État labellise des projets porteurs de solutions visant à résoudre des problèmes complexes et coûteux pour la collectivité, sur lesquels les politiques publiques rencontrent des obstacles, par exemple sur les thématiques de la réinsertion des personnes éloignées de l'emploi ou de la réduction de la récidive. Ces contrats permettent de déléguer aux investisseurs privés les risques liés au financement de ces projets, avec un remboursement – limité - de l'État si les objectifs d'impact initialement définis sont atteints. À ce jour, nous avons déjà réalisé neuf investissements via le fonds Citizen CIS.

Pourriez-vous donner des exemples concrets de projets soutenus par le fonds Citizen CIS ?

Le fonds Citizen CIS finance divers types d’associations, et notamment celles œuvrant pour l’égalité des chances, par exemple sur les sujets de la persévérance scolaire ou de l'accès aux cursus universitaires. Par exemple, nous soutenons des acteurs comme Article 1 et Télémaque, qui aident les jeunes issus de milieux modestes à poursuivre leurs études, ou Mozaïk RH, qui facilite leur accès à l'emploi. Ces associations ont développé des programmes de contrats à impact très intéressants sur des sujets en tension.

À côté de ces initiatives, nous soutenons également l’association nantaise Les Eaux Vives, qui accompagne des personnes souffrant de troubles psychiques légers pour les aider à accéder à un emploi durable. Nous avons aussi participé à un projet de transformation écologique des crèches, un domaine encore très en retard, en travaillant notamment avec les assistantes maternelles pour améliorer l'utilisation des produits utilisés.

La rentabilité du capital est pour nous un moyen, et non une fin en soi."

La question de la rentabilité des investissements à impact revient souvent : faut-il renoncer à la performance financière en tant qu'investisseur à impact ?

Pas du tout. Après 15 ans d’expérience, nous constatons d’abord qu’il est tout à fait possible de marier impact et performance financière. Durant nos dix premières années, nous avons cherché à faire cette démonstration, alors même qu'il y avait très peu de recul sur le marché de l’investissement à impact. Notre deuxième fonds, créé en 2014-2015, est très prometteur avec un multiple supérieur à 2. Notre approche vise à créer des fonds capables de délivrer une performance en ligne avec le marché, avec des start-ups qui peuvent multiplier leur taille par 5 ou 10 dans les années à venir.

Cela étant dit, nous ne sommes pas là uniquement pour générer de la performance : nous voulons également ouvrir de nouveaux chemins et identifier et répondre à des besoins essentiels. La rentabilité du capital est pour nous un moyen, et non une fin en soi : il ne faut pas inverser les moyens et les fins, comme cela a souvent été le cas ces dernières années. Certains sujets nécessitent que les investisseurs s’engagent, même si cela signifie accepter des rendements inférieurs au marché : tout dépend du besoin auquel on répond.

Notre responsabilité ici est d’expérimenter sur notre propre modèle économique, avec une stratégie socle qui permet une performance avérée pour satisfaire nos financeurs traditionnels, et une stratégie exploratoire pour accompagner des changements de fond dans les usages : elle est moins rentable, mais avec un impact démultiplié. Par exemple, Citizen CIS est un modèle de fonds qui permet à ses investisseurs de préserver leur capital, au croisement de la philanthropie et de l’investissement à impact.

Vous avez évoqué les "besoins fondamentaux" de l’être humain. Comment éviter la financiarisation de ces besoins ?

C’est une question essentielle, en particulier dans des secteurs sensibles comme la santé ou l’éducation, dont les modèles dépendent en partie de la dépense publique. Il est crucial de se demander comment éviter une optimisation financière excessive, avec des ambitions de rentabilité trop élevées, des délais trop courts et une gouvernance insuffisamment transparente. La focalisation sur l’optimisation et la rationalisation peut aboutir à dégrader la qualité de l’offre de soins.

Nous estimons qu’il n’est pas logique, dans ce type de secteur, d’attendre des retours de x3 sur des entreprises de soins primaires, par exemple. Il faut adopter une approche raisonnable, en restant sur des horizons d’investissement suffisamment longs, et en privilégiant des entreprises qui développent de véritables projets axés sur l’accessibilité et la qualité des soins. C’est tout l’intérêt d’'une due diligence centrée sur l’impact : elle permet d’évaluer en amont si l’entreprise affiche une réelle ambition en matière d’accessibilité, de qualité et de pertinence.

C’est par ailleurs l’une des raisons pour lesquelles nous nous sommes engagés très tôt dans l’entreprise à mission. Son cadre légal offre une gouvernance ouverte aux parties prenantes. Nous pensons que, dans ces secteurs où l’entreprise a une mission d’intérêt général par nature, l’État devrait jouer un rôle plus actif dans ces instances.

Le marché de la finance à impact a beaucoup progressé ces dernières années, mais il reste marginal dans le paysage de l’investissement responsable. Quels sont selon vous les freins à lever pour passer à l’échelle ?

L'allocation du capital est encore majoritairement orientée vers la maximisation de la valeur financière, car la valeur de l’impact pour la société n’est pas encore objectivée. La valeur est définie de manière très étroite, au regard de la complexité des défis auxquels nous sommes confrontés. Demain, la rentabilité d’un investissement devra être évaluée à l’aune de son impact sur le carbone, la biodiversité, les êtres humains et notamment les plus vulnérables.

Il existe un vaste gisement d’impact dans l’économie traditionnelle, et il est nécessaire d’investir dans la transformation des modèles économiques de nombreuses entreprises, ce qui pourrait impliquer des renoncements à des chiffres d’affaires désormais insoutenables pour la société. Cela requiert donc un certain courage.

Il est impératif que des prises de conscience aient lieu, et cela passe notamment par des bascules individuelles à tous les niveaux des entreprises. Comme pour beaucoup de secteurs, notre écosystème d’innovation a la culture et l’agilité d’être fer-de-lance pour opérer cette bascule. Notre ambition est d’inspirer et d’inciter l’économie plus traditionnelle à transitionner à nos côtés.