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Finance durable

L'engagement actionnarial, un levier de changement (2/2)

Le vote en assemblée général, outil roi de la démocratie actionnariale

Très médiatisées, les assemblées générales (AG) sont le point culminant de l’engagement pour les actionnaires. Pour les investisseurs particuliers, il s’agit d’un moment important, car le vote est le biais par lequel la majorité d’entre eux exprime son opinion d’actionnaire. Une action qui demande une certaine préparation. "La lecture des résolutions est un investissement en temps et nécessite un apprentissage. Les sociétés de gestion se font accompagner par des proxys dans leur choix de vote sur les résolutions, ce qui n’existe pas pour les investisseurs particuliers", explique Anne Gaignard. Pour les sociétés de gestion, l’assemblée générale est aussi un rendez-vous incontournable.

À l’image des politiques de dialogue, les gestionnaires d’actifs publient sur leurs sites leurs politiques de vote, qui peuvent être consultées librement. "Nous votons systématiquement aux assemblées générales des entreprises dont on détient des titres, françaises comme étrangères. Nous avons aussi comme philosophie de soutenir systématiquement le dépôt des résolutions externes", explique Alix Roy. Dans son rapport d’engagement 2023, la société de gestion affiche une moyenne élevée de votes d’opposition aux résolutions proposées par les sociétés, à 42,5 %, contre environ 20 % en moyenne pour les sociétés de gestion françaises, selon l’Association française de la gestion financière. "Les principales raisons qui nous poussent à voter contre une résolution sont liées aux exigences de bonne gouvernance fixées par notre politique de vote. Nous préconisons par exemple l’intégration de critères ESG dans la rémunération, la présence d’au moins 40 % de femmes au conseil d’administration, ou encore l’intégration de tous les scopes dans l’élaboration des stratégies climatiques", précise Alix Roy.

Le dépôt de résolution, une façon d’imposer des sujets en AG 

Pour aller encore plus loin, les actionnaires peuvent déposer une résolution. En raison de l’expertise nécessaire et des seuils légaux, il s’agit presque toujours de résolutions déposées par plusieurs actionnaires. "Lorsque l’on dialogue avec une entreprise, on est seul, mais il y a de fait une coalition d’opportunité dans le cas de la résolution. C’est un mécanisme intéressant parce que cela nous oblige à partager nos points de vue avec d’autres investisseurs", souligne Denis Branche. Les sujets qui font l’objet de résolutions sont souvent discutés pendant les phases de dialogue avant d’être mis en lumière lors de l’assemblée générale. Et le succès de l’engagement ne se mesure pas toujours au vote positif pour une résolution. "En 2019, nous avons présenté deux administrateurs indépendants à EssilorLuxottica, alors que les deux dirigeants étaient en guerre ouverte après la fusion. Ces administrateurs n’ont pas été élus, mais cela a tout de suite calmé le jeu, et a permis au cours de Bourse de reprendre sa progression", illustre Denis Branche.

Si les résolutions externes sont le signe d’un désaccord entre les actionnaires et le conseil d’administration d’une entreprise, elles font toujours l’objet d’un dialogue préalable. Cette année, Phitrust a déposé une résolution à l’assemblée générale de TotalEnergies. La proposition, qui portait sur le rachat d’actions en regard de la transition climatique du groupe, a été modifiée après des échanges avec le conseil d’administration de l’entreprise: "La résolution n’a finalement pas été inscrite, mais elle nous a permis d’ouvrir le débat au sein de l’actionnariat sur ce sujet très controversé des rachats d’actions. Nous avons contacté plus de soixante investisseurs pour faire inscrire avec nous la résolution, et c’est aussi à cela que sert un projet de résolution: mettre en lumière des sujets importants, créer des discussions", souligne Denis Branche.

Le 'Say on Climate' ne laisse pas de place à la nuance: soit la résolution est acceptée, soit elle est refusée. Cela pose le risque de donner une légitimité à une stratégie climat peu ambitieuse, ou a contrario de la rejeter en bloc parce qu’elle l’était trop."

"Say on Climate" : des résolutions utiles bien que non contraignantes 

Donner aux actionnaires la possibilité de s’exprimer sur la stratégie climatique d’une entreprise: c’est justement l’objectif des résolutions dites "Say on Climate". Soumises par l’entreprise directement, ces résolutions n’ont pas de caractère contraignant, mais sont un outil de dialogue et de partage d’informations lors de l’assemblée générale. Dans une étude, Morningstar a recensé 87 "Say on Climate" entre 2021 et 2023, dont 83 % proposées par des entreprises européennes, qui restent leaders sur les questions de transition. "Le 'Say on climate' a le mérite de sonder très formellement l’actionnariat d’une entreprise dans sa diversité. Nous savons que les visions des actionnaires sont très variées, il peut donc être difficile pour une entreprise d’avoir une vision claire des attendus des actionnaires sur sa transition", souligne Héléna Charrier. Le soutien des actionnaires à ces résolutions est généralement élevé: entre 2021 et 2023, elles ont été soutenues par 89 % des actionnaires en moyenne, selon Morningstar. Néanmoins, le soutien des gestionnaires d’actifs a légèrement baissé sur cette période: il est passé de 92 % en moyenne en 2021 à 71 % en 2023.

"Le 'Say on Climate' ne laisse pas de place à la nuance: soit la résolution est acceptée, soit elle est refusée. Cela pose le risque de donner une légitimité à une stratégie climat peu ambitieuse, ou a contrario de la rejeter en bloc parce qu’elle l’était trop", regrette Inès de La Comble, consultante senior chez Carbone 4. Le caractère non contraignant de ces résolutions peut également poser problème: dans le cas d’un rejet de la résolution, le conseil d’administration de l’entreprise ne sera pas dans l’obligation d’agir. Pour Alix Roy, cela ne retire pas au "Say on Climate" son intérêt. "Au même titre que le 'Say on Pay' qui est généralement soutenu par les actionnaires, il faut le voir comme un signal envoyé par les investisseurs", estime- t-elle. Par exemple, le score très élevé de 29,7 % de voix contre la politique de rémunération du groupe Stellantis a remis au centre des discussions la rémunération proposée de Carlos Tavares, son directeur général. A 36,5 millions, elle est largement supérieure à celle des autres dirigeants du secteur automobile européen.

Une pression réglementaire favorable au Say on Climate 

"Nous considérons que cela va dans le sens de l’histoire d’intégrer ces votes consultatifs dans les assemblées générales. Nous y sommes favorables, et avons soutenu les initiatives de place qui visaient à inscrire dans le droit français l’obligation de proposer ce type de résolution", poursuit Alix Roy. En effet, à l’été 2023, un amendement rendant obligatoire le "Say on Climate" tous les trois ans pour les sociétés cotées avait été voté par l’Assemblée nationale dans le cadre du projet de loi Industrie verte. Supprimé par la commission mixte paritaire à l’automne, il reflète néanmoins la volonté forte en Europe de mettre le sujet du climat sur la table.

Même sans cette pression réglementaire additionnelle, les entreprises font face à de nombreuses obligations qui viennent nourrir le "Say on Climate". "Pour que ce soit un exercice qui ait pleinement son sens, les entreprises doivent publier suffisamment d’informations pour que les investisseurs puissent se prononcer, ce qui n’est pas toujours le cas", rappelle Héléna Charrier. Pour cette raison, les gestionnaires d’actifs attendent beaucoup de la norme ESRS E1: cette norme, dédiée au thème du changement climatique, est l’une des plus complète de la directive CSRD, qui encadre depuis janvier 2024 le reporting extra-financier des grandes entreprises et des entreprises cotées européennes. "CSRD va augmenter la qualité de la data extra-financière, et devrait donc accélérer la remontée des questions ESG au cœur de la stratégie", estime Laure Villepelet.

D’actionnaires engagés à actionnaires activistes 

Établir un dialogue régulier avec des entreprises, exercer ses droits de vote ou encore imposer certains sujets aux entreprises lors des AG... Ces actions d’engagement réalisées par les actionnaires en font-elles des activistes ? "Voter en assemblée générale n’est pas activiste, c’est simplement exercer son droit. Porter des résolutions dans le cadre de la réglementation en vigueur, c’est exercer son droit", réfute Anne Gaignard. Un avis partagé par Anne-Sophie d’Andlau, qui rappelle : "Ce terme fait surtout référence à des activistes américains, qui peuvent parfois être très agressifs et dans le passé étaient peu enclins à dialoguer. Aussi, certains n’hésitent pas à mettre sur la table des sujets personnels pour déstabiliser les dirigeants des entreprises qu’ils visent, une ligne rouge qu’on ne franchira jamais."

En opposition avec des fonds comme Elliott ou TCI, les gestionnaires d’actifs français sont dans une logique de confrontation d’idées plus que de bras de fer. "Une entreprise ne peut pas être totalement transparente, mais il faut que ce qui est dévoilé aux actionnaires par les dirigeants le soit fait de manière claire, compréhensive, cohérente au fil des années. Ce que les actionnaires professionnels redoutent et sanctionnent, c’est d’être pris à revers par une controverse ou une mauvaise nouvelle qui serait le fait de l’entreprise", estime Denis Branche. Le rôle de l’actionnaire est donc d’analyser la stratégie d’une entreprise et, en fonction de ses exigences, de dialoguer puis d’exercer ses droits en assemblée générale. Ceci étant dit, l’actionnaire peut toujours exercer son ultime droit: investir ou non dans une entreprise. "Cette simple action peut avoir un impact sur le prix de l’action et donc la capacité de l’entreprise à se financer par son capital. En faisant le choix, l’actionnaire décide du rôle qu’il va jouer dans la crise climatique: ne pas investir, ou investir pour orienter l’entreprise dans la mise en place d’une stratégie climat ambitieuse et basée sur la science", explique Inès de La Comble.

L’activisme actionnarial, tendance de fond qui fait évoluer le marché 

Le terme d’activisme actionnarial fait régulièrement débat dans les sphères publiques comme privées. Dans un rapport publié en 2019, l’Assemblée nationale revenait sur un long travail d’audition de gestionnaires d’actifs européens, pour statuer sur l’utilité de l’activisme actionnarial. Les rapporteurs concluaient que "l’intensification de l’activisme incite les entreprises et les équipes dirigeantes à être plus transparentes. Plus largement, [...] l’expansion de l’activisme actionnarial s’inscrit dans une tendance à l’accroissement de l’engagement des actionnaires. Spontanément, les entreprises tendent de plus en plus à anticiper les demandes de tous les actionnaires, activistes ou simplement actifs, voire à prendre en compte les autres parties prenantes. Sans que les règles changent, l’attitude des entreprises évolue. Les entreprises les moins vulnérables aux activistes semblent ainsi être les plus réceptives à ces évolutions contemporaines."

Actionnaires anti-ESG : le fossé se creuse entre l’Europe et l’Amérique 

Si en Europe, l’engagement actionnarial est vu comme un ensemble d’actions positives permettant d’accompagner les entreprises dans leur transition écologique, cela n’est pas le cas partout. De l’autre côté de l’Atlantique, les voix s’élèvent contre les actionnaires dits responsables, jusqu’à créer des tensions palpables dans la vie des entreprises. Lors de l’assemblée générale 2024 du gestionnaire d’actifs américain BlackRock, deux visions se sont ainsi opposées. D’un côté, les investisseurs exigeant du géant un alignement de ses activités avec les objectifs de l’accord de Paris.

De l’autre, des actionnaires refusant toute mention de questions climatiques ou pire, de critères ESG. Si BlackRock se targue de donner le choix à ses clients d’investir ou non selon des principes éthiques, cette position d’équilibriste ne semble suffire ni à un camp ni à l’autre. Une illustration des tensions grandissantes qui existent sur le terrain de l’ESG outre-Atlantique. "Il y a une différence de perception aux États-Unis, où ce qui compte, c’est d’abord le retour compétitif, avant l’impact", explique Laure Villepelet. L’experte souligne toutefois l’hétérogénéité des positions : les États de New-York et de Californie, par exemple, ont ouvertement des approches de réduction de leur empreinte carbone. Au niveau fédéral, la SEC, le régulateur américain, a également adopté une réglementation obligeant les grandes entreprises à publier leurs scopes 1 et 2 à compter de décembre 2025. "Si en Europe la voie est tracée, nous sommes conscients que certains asset managers sont placés dans des situations difficiles par les actions des législateurs dans certaines géographies, qui visent à décourager les actions des investisseurs responsables. Nous ne sommes pas directement concernés, mais cela crée de l’instabilité, en particulier pour les grandes initiatives internationales", explique Héléna Charrier.

Début 2024, l’annonce de la sortie de JP Morgan Asset Management, State Street Global Advisors, Pimco et Invesco de l’initiative mondiale Climate Action 100+ a ainsi créé des remous chez les gestionnaires d’actifs. Lancée en 2017, Climate Action 100+ est la plus grande initiative mondiale d’engagement des investisseurs sur le changement climatique. Elle a annoncé en 2023 renforcer ses exigences avec la phase 2 de son plan d’engagement, qui vise à exiger des entreprises qu’elles réduisent leurs émissions, au-delà de la simple identification de leurs risques climatiques.

Une incompatibilité supposée entre engagement et responsabilité fiduciaire 

Autre exemple inquiétant, ExxonMobil a annoncé en janvier 2024 poursuivre deux de ses actionnaires en justice contre une résolution climatique. L’ONG néerlandaise Follow This et le fonds américain Arjuna Capital avaient déposé une résolution demandant au pétrolier d’accélérer la réduction de ses émissions de gaz à effet de serre, notamment en prenant en compte ses émissions de scope 3. ExxonMobil a par la suite refusé de retirer sa plainte après que les actionnaires ont accepté de retirer leur résolution, provoquant une onde de choc chez les activistes ESG aux États-Unis. Selon une étude de Morningstar, le soutien des actionnaires indépendants aux principales résolutions ESG des entreprises américaines est tombé en dessous de 50 % en 2023, pour la première fois depuis plus de trois ans, creusant encore davantage l’écart avec les gestionnaires d’actifs européens. Pour ces derniers, les questions extra-financières ont définitivement ancrées dans les pratiques d’investissement.

"Les mouvements anti-ESG sont des réponses de temps de crise, estime Denis Branche. Certains perçoivent l’ESG comme une approche secondaire ou superfétatoire, alors que les questions de durabilité sont aujourd’hui pleinement intégrées au fonctionnement et à la stratégie des entreprises : l’environnement en particulier est devenu un élément structurant de l’analyse, et donc de la valorisation d’une société, car il pourrait y avoir des passifs environnementaux qui impacteraient son équilibre financier." Une vision partagée par Inès de La Comble : "D’un point de vue mathématique, la question du climat n’est pas directement liée à la responsabilité fiduciaire d’un gestionnaire d’actifs. Mais elle l’est indirectement, car investir dans un actif qui échoue, c’est ne pas réaliser cette responsabilité fiduciaire. Si un actionnaire a une vision de long terme, il devrait intégrer les risques climatiques."

Une question à Patricia Crifo, professeure d'économie à l'École polytechnique, chercheuse au CREST (CNRS) et chercheuse associée à CIRANO 

Le débat aux Etats-Unis se concentre sur la notion de responsabilité fiduciaire des actionnaires. Est-il légitime de considérer que les critères ESG n’en font pas partie ?  

Depuis 2022, les critères ESG sont la cible des élus républicains de 19 États américains. Au moins 61 projets sont encore à évaluer en 2024, visant à obliger les investisseurs à ne prendre en compte que les critères financiers et non les critères extra-financiers, au motif que ces derniers seraient contraires à la responsabilité fiduciaire des actionnaires. Ce débat n’est en fait pas nouveau. En Europe, l’intégration ESG comme responsabilité fiduciaire était déjà un enjeu soulevé il y a plus de 20 ans lorsque, en 2001, la Commission européenne définissait la responsabilité sociale et environnementale, et donc l’intégration ESG, comme "non seulement de satisfaire pleinement aux obligations juridiques applicables, mais aussi d’aller au-delà et d’investir davantage dans le capital humain, l'environnement et les relations avec les parties prenantes. L'expérience acquise avec l'investissement dans des technologies et pratiques commerciales écologiquement responsables suggère qu'en allant plus loin que le respect de la législation, les entreprises peuvent accroître leur compétitivité et avoir des retombées directes sur la productivité". Cette définition est intéressante car elle souligne la nécessaire "additionalité" : il s’agit pour les entreprises et donc les actionnaires de faire plus que le respect des contraintes réglementaires qui s’imposent, par des démarches volontaires, avec l’argument que c’est un moyen d’accroître la rentabilité financière. 

 

 

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