Dialogue, vote, dépôt de résolutions : l’engagement actionnarial fait partie intégrante de la vie d’une entreprise, mais aussi de la pratique de l’investissement responsable. Pratiquer un engagement est l’un des six Principes pour l’Investissement Responsable des Nations Unies, mais aussi l’un des critères demandés pour se voir octroyer le label Investissement socialement responsable (ISR). Devenu indissociable de la notion d’investissement responsable, l’engagement repose sur deux piliers : le dialogue et le vote, qui ont le même objectif : influencer la stratégie des entreprises pour mieux intégrer des critères ou des problématiques environnementales, sociales et de gouvernance (ESG).
Le dialogue privé, la star des méthodes d'engagement
Il existe trois principales formes de dialogue actionnarial : le dialogue privé, ou individuel, qui consiste en un échange bilatéral entre une société de gestion et une entreprise ; le dialogue collectif, qui implique un groupe d’actionnaires ; et le dialogue institutionnel, qui vient porter les questions d’engagement sur le terrain législatif ou normatif. Dans le cas du dialogue direct, la société de gestion choisit de contacter individuellement des entreprises sur des questions précises. Au sein d’Ecofi par exemple, une vingtaine de sociétés ont été contactées l’an dernier, contre une quarantaine cette année. "Il est rare qu’une entreprise refuse le dialogue, au contraire, elles se montrent souvent assez désireuses de mieux comprendre nos attentes", souligne Alix Roy, analyste ISR chez Ecofi. Chaque société de gestion a sa propre approche, qui est rendue publique dans sa politique de dialogue, en général accessible librement sur leur site internet. Cette politique détaille les actions mises en place, mais aussi les sujets d’intérêt.
"L’idée est d’exposer les attendus de manière transparente et cohérente pour les entreprises avec lesquelles nous dialoguons, par exemple en matière de formalisation de plans de transition, de gestion du risque biodiversité ou des droits humains", explique Héléna Charrier, responsable Solutions ISR chez LBPAM. La société de gestion est très active sur la question du respect des droits de l’homme et des principes éthiques fondamentaux définis notamment par les principes directeurs de l’OCDE à l’intention des multinationales. Sur ces sujets, LBPAM définit une liste de sociétés sous surveillance, identifiées notamment à l’aide de sources spécialisées ou encore du provider externe Reprisk comme à risque du point de vue de ces violations normatives. "Cette liste fait l’objet d’une surveillance renforcée pendant plusieurs mois, avec des recommandations spécifiques pour chaque entreprise", précise Héléna Charrier.
Des attentes claires pour chaque entreprise
Pour que le dialogue soit le plus efficace possible, il est nécessaire que les questions formulées aux entreprises soient claires et précises, et ce quelle que soit la stratégie d’investissement de la société de gestion. "Nos fonds historiques sont investis dans des entreprises qui très souvent ne sont pas des best-in-class ESG, mais des best-in-progress, explique Anne-Sophie d’Andlau, managing partner et co-fondatrice de Charity Investment Asset Management (CIAM). Nous les accompagnons pour qu’elles s’améliorent sur des points très précis, en identifiant des matérialités pour chaque secteur et en travaillant en relatif par rapport aux meilleurs du secteur."
Une logique que l’on retrouve également chez Tikehau Capital, bien que la société de gestion applique des mesures distinctes en fonction de chaque classe d’actifs. C’est sur la partie private equity qu’elle peut aller le plus loin, grâce au poids des fonds actionnaires dans le capital. Ainsi, cinq actions sont prises dans les douze mois suivant l’acquisition d’une entreprise : la nomination d’au moins un membre externe au conseil d’administration, la création d’un plan d’action développement durable, la discussion des enjeux ESG au niveau du conseil d’administration ou de surveillance au moins une fois par an, la mesure de l’empreinte carbone, et la mise en place d’un plan de décarbonation.
"Notre objectif est que d’ici 2030, 100 % des sociétés que l’on détient depuis deux ans aient une trajectoire SBTi, si l’on détient plus de 25 % du capital. Cela veut dire que dès aujourd’hui, nous devons avoir une clause SBTi dans tous les pactes d’actionnaires", explique Laure Villepelet, responsable ESG et RSE chez Tikehau Capital. Cela n’empêche pas la société de gestion d’être active sur la partie cotée: "Notre engagement de décarbonation est également présent sur la partie actions et obligations, avec un objectif net zéro à 2050. Sur l’obligataire, nous sommes sur des entreprises plus petites, donc on va mettre en place des actions plus fortes que sur la partie actions, où nous sommes surtout investis dans de très grandes entreprises. Par exemple, si une société n’inclut pas le scope 3 dans la mesure de son empreinte carbone, nous allons entamer un dialogue pour faire accélérer les choses", précise Laure Villepelet.
La politique d'escalade, indispensable à la concrétisation de l'engagement
Une fois les conditions du dialogue posées, il reste néanmoins à le transformer en actions concrètes. Si les sociétés de gestion sont nombreuses à lister des objectifs précis qu’elles partagent avec les entreprises, elles doivent aussi se préparer à d’éventuelles résistances, voire échecs, dans leurs échanges bilatéraux. "Quand une entreprise fait l’objet d’une controverse importante, nous en discutons en comités controverses. Dans le cas où la société ne répondrait pas de manière satisfaisante aux demandes et objectifs qui ont été formalisés à son égard ou ne démontrerait pas de progrès substantiels au regard des axes d’améliorations qui lui ont été soumis, le comité pourra être saisi afin de statuer sur les éventuelles mesures dites d’escalade à mettre en place", détaille Alix Roy. Ces mesures d’escalade sont de plus en plus communes dans les sociétés de gestion. Au sein d’Ecofi, elles peuvent aller jusqu’au désinvestissement.
D’autres mesures incluent le dépôt de questions ou de résolutions en assemblée générale. Au sein de LBPAM, la stratégie d’escalade est aussi discutée en comité. Celui-ci viendra émettre des propositions au cas par cas, en fonction des entreprises et des sujets, incluant une action d’engagement renforcée, la baisse de la note ISR interne, voire l’exclusion des portefeuilles. La société de gestion fait également état d’échéances spécifiques pour certains secteurs d’activité. "Par exemple, pour le charbon, nous avons un délai maximum d’un an d’engagement pour atteindre le seuil minimum de la politique sectorielle, avec exclusion automatique s’il n’est pas atteint", détaille Héléna Charrier. Même chose pour le pétrole et le gaz : les entreprises de ces secteurs ont jusqu’à 2025 pour se conformer au principal attendu, qui vise essentiellement à ne pas développer de nouveaux champs pétroliers ou gaziers, avant que ne soit engagée une escalade.
Le dialogue collectif et institutionnel : être plus fort ensemble
Ces initiatives sectorielles sont également très présentes dans les actions de dialogue collectif, qui permettent d’intensifier la pression mise sur certaines entreprises. "Nous faisons partie d’un certain nombre de réseaux d’actionnaires, comme Shareholders for Change. À travers ce réseau, nous soutenons les initiatives d’autres investisseurs engagés en Europe", explique Alix Roy. Dans son rapport d’engagement 2023, le réseau Shareholders for Change précise que plus de la moitié de ses actions sont menées auprès d’entreprises appartenant aux secteurs des biens de consommation, financier ou pétro-gazier. Seules 17 % des entreprises sollicitées ne se sont pas montrées coopératives à leurs actions: dans 62 % des cas, elles se sont engagées à mettre en œuvre les mesures souhaitées ou ont accepté de partager les informations demandées.
"Le dialogue entre actionnaires est utile, car il permet une expression commune montrant que l’on a une vision partagée", affirme Héléna Charrier. Cette démarche est également utile auprès d’autres interlocuteurs, comme les régulateurs français et européens, avec lesquels les sociétés de gestion établissent un tout autre type de dialogue, visant principalement à clarifier ou influencer le cadre réglementaire dans lequel évoluent les entreprises. "En tant que société de gestion, nous avons explicitement intégré une politique de plaidoyer auprès du régulateur et des instances européennes, afin de soutenir l’évolution des règles pour les entreprises. Cela nous a amené ces dernières années à prendre position sur certains sujets comme le plastique ou la déforestation", explique Héléna Charrier.
Du dialogue privé à la prise de position publique
Les actions de dialogue restent en grande partie menées en privé, mais les sociétés de gestion ont parfois tout intérêt à porter leurs combats dans la sphère publique. Une approche qui va dépendre des sujets en jeu, comme l’explique Anne-Sophie d’Andlau : "Notre engagement sur les parties environnementale et sociale est surtout privé. Beaucoup de ces changements prennent du temps à se mettre en place, et nous le laissons aux entreprises. Sur les sujets stratégiques et de gouvernance en revanche, nous demandons des résultats plus rapides et pouvons, dans certains cas exceptionnels, avoir une approche plus publique."
Jongler entre dialogue privé et action publique, c’est une démarche que maîtrise parfaitement Phitrust, société de gestion très identifiée sur son engagement, et en particulier ses actions en assemblée générale. "En septembre de chaque année, nous regardons les sujets d’engagement que nous souhaitons porter, avec notre conseil d’administration et notre comité technique. Au début du quatrième trimestre, nous envoyons des lettres aux dirigeants du CAC 40 avec nos questions et suggestions. Au début de l’année suivante, nous les rencontrons, et on décide sur quels plans nous souhaitons aller plus loin. Certains sujets seront poursuivis en privé, d’autres seront portés publiquement", détaille Denis Branche, co-fondateur et vice-président de Phitrust. La société a déposé pas moins de cinquante résolutions depuis 2023 aux assemblées générales des entreprises du CAC 40.
À lire : L'engagement actionnarial, un levier de changement (2/2)
Pour les actionnaires individuels, un dialogue moins accessible
Dans une moindre mesure, les actionnaires individuels peuvent aussi établir un dialogue avec les entreprises cotées dont ils sont actionnaires, à condition que celles-ci mettent en place des moyens spécifiques: "Certaines construisent ce dialogue à travers des clubs d’actionnaires, des comités d’actionnaires individuels, ou des lettres aux actionnaires", explique Anne Gaignard, directrice générale de Place des investisseurs (ex-F2iC). De grandes entreprises comme Air Liquide ou L’Oréal sont connues pour leur dispositif en direction des actionnaires individuels. "Ce qu’il faut regarder ensuite c’est si les échanges remontent bien dans les circuits de décision des entreprises. Ces pratiques restent aussi l’apanage des grandes entreprises, alors que les midcaps sont celles pour lesquelles l’actionnariat individuel est souvent le plus important en proportion. Ce sont en outre souvent des entreprises implantées en région, point auquel sont sensibles les investisseurs", souligne Anne Gaignard.
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