La taxonomie européenne est à l’image des ambitions du Vieux Continent en matière environnementale : colossale. Une première partie du texte, qui vise à créer un système de classification qui fournira aux entreprises et aux investisseurs un langage commun pour déterminer les activités économiques durables, a été adoptée en 2020 pour une entrée en vigueur cette année et un premier reporting en 2022. Elle couvre deux des six objectifs environnementaux de l’Union européenne, à savoir l’atténuation du changement climatique et l’adaptation au changement climatique. Le travail de classification reste en cours sur les quatre objectifs restants : l’utilisation durable et la protection des ressources hydrologiques et marines, la transition vers une économie circulaire, la prévention et le contrôle de la pollution, ainsi que la protection et la restauration de la biodiversité et des écosystèmes.
Un langage commun
"La taxonomie permet aux acteurs économiques d’identifier les activités compatibles avec l’objectif d’atteindre une économie neutre en carbone d’ici 2050", résume Victor van Hoorn, directeur exécutif d’Eurosif, le Forum européen de l’investissement responsable. Elle couvre 70 secteurs d’activité représentant 93 % des gaz à effet de serre émis sur le territoire européen, parmi lesquels la construction, le transport, l’industrie ou encore l’énergie. "Elle permet d’établir un langage commun entre les investisseurs et les entreprises, aussi technique soit-il", estime Coline Pavot, responsable de la recherche investissement responsable de La Financière de l’Echiquier. La société de gestion fait partie des quelques acteurs français à avoir participé au groupe de travail sur la taxonomie des Principes pour l’investissement responsable (PRI) de l’ONU. Dans ce cadre, elle a évalué l’alignement du fonds Echiquier Positive Impact Europe. "Ce qui nous a marqué, c’est le relativement faible alignement de notre fonds, à 17 %, alors qu’il exclut les énergies fossiles et répond à plusieurs ODD, détaille Antoine Fabre, analyste ISR au sein de La Financière de l’Echiquier. Un travail de pédagogie sera nécessaire auprès des clients, qui ne doivent pas s’attendre à des taux d’alignement importants." Dans un rapport publié en février 2021, l’Autorité européenne des marchés financiers (Esma) estime que les fonds européens exposés à des actions ou des obligations d’entreprises européennes sont actuellement alignés à 4,4 % avec la taxonomie. Si on inclut l’ensemble des fonds européens, quelle que soit leur exposition géographique, l’alignement avec la taxonomie tombe à 1,4%.
La classification européenne doit permettre d’identifier le chemin de la transition.
Un outil au service de la transition
En bref, l’univers d’investissement prenant en compte ces activités vertes est aujourd’hui très restreint. C’est pourquoi la notion de transition a été prise en compte par la taxonomie, et est sur toutes les lèvres de ceux qui doivent aujourd’hui la mettre en œuvre. "La classification européenne doit permettre d’identifier le chemin de la transition, insiste Thierry Philipponnat, directeur de la recherche et du plaidoyer de l’ONG Finance Watch. C’est tout l’intérêt de l’article 8 du règlement taxonomie, qui nous dit que pour juger de l’alignement des entreprises, trois ratios financiers seront pris en compte : le chiffre d’affaires, les dépenses d’investissement (Capex) et les dépenses opérationnelles (Opex)." Par exemple, l’industrie du ciment est fortement émettrice de CO2, mais est nécessaire pour construire des transports durables comme le train. Une cimenterie aura forcément un chiffre d’affaires non aligné, mais elle peut avoir un Capex qui lui permet d’être identifiée comme un acteur de la transition.
L’enjeu de la donnée
Pour permettre aux investisseurs de les identifier, les entreprises vont devoir jouer le jeu de la taxonomie. "En tant qu’investisseur, nous serons dépendants des mesures prises par les entreprises, qui vont devoir nous fournir une donnée fine", confirme David Czupryna, responsable du développement ESG chez Candriam. Les gérants d’actifs s’inquiètent notamment de la complexité des critères techniques détaillant la manière dont les acteurs économiques doivent déterminer la durabilité d’une activité. Les actes délégués couvrant les deux premiers objectifs, publiés au mois d’avril, comportent environ 600 pages d’annexes techniques. "Les acteurs financiers vont faire face à des objectifs de transparence, mais en l’état actuel des choses, n’ont pas accès aux données adéquates pour la plupart des entreprises", s’inquiète Victor van Hoorn. Ces dernières vont néanmoins être poussées à fournir des données de plus en plus normées, notamment par l’entrée en vigueur de la Directive sur le reporting développement durable des entreprises (CSRD), qui doit être transposée dans le droit national des Etats membres de l’Union d’ici le 1er décembre 2022 et devrait concerner environ 50 000 entreprises européennes.
Un défi scientifique...et politique
Ambitieux, complexe, le projet est aussi source d’inquiétudes, dont celle de l’équilibre entre données scientifiques et manœuvres politiques. Celui-ci a été mis à mal sur la question des critères de durabilité des secteurs de la forêt et des bioénergies, qui ont été largement édulcorés avant la publication des actes délégués, semble-t-il sous la pression des pays nordiques. "Il y a eu des interventions politiques qui ont réduit considérablement la pertinence des critères techniques sur ces activités. Le travail du TEG a été ouvert aux consultations et longuement débattu, ce n’est pas normal que des changements se fassent dans un bureau aux portes fermées", insiste Thierry Philipponnat. Les ONG comme Finance Watch ne sont pas les seules à s’inquiéter de l’ingérence de certains Etats dans le travail de la Commission pour favoriser leurs industries nationales. Les acteurs financiers aussi restent prudents, à l’image de Coline Pavot : "Si nous nous basons sur des données scientifiques irréprochables, la taxonomie peut exercer une grande influence. Mais si le poids des lobbys nous incite à inclure certaines activités contestées, la taxonomie sera moins consensuelle et l’essaimage du modèle risque de se heurter à des particularités nationales."
Un texte indispensable, mais insuffisant
La Commission tente avec la taxonomie de trouver le juste milieu entre l’exigence scientifique et le pragmatisme nécessaire à son application, quitte à rogner sur ses ambitions premières. Mais elle sait qu’elle marche sur des œufs : les actes délégués concernant le gaz naturel et le nucléaire ont été repoussés en fin d’année pour le moment (voir encadré). Toute imparfaite soit-elle, la taxonomie a vocation à inspirer des initiatives européennes allant au-delà de la gestion d’actifs. "Elle pourrait servir de socle pour plusieurs grands projets européens, à l’image du Green Deal mené par la Commission, des rachats de titres de la BCE ou même des subventions publiques", suggère David Czupryna. Elle doit aussi être complétée par des politiques publiques ambitieuses. "La taxonomie est indispensable mais pas suffisante, et les acteurs privés ne peuvent pas résoudre à eux seuls un problème d’intérêt général", rappelle Thierry Philipponnat. Un avis partagé par Victor van Hoorn : "Il faut impérativement l’accompagner de politiques publiques, comme par exemple une augmentation du prix de la tonne de CO2, qui pourrait permettre à certains investissements de devenir intéressants." Et à l’Europe d’atteindre son objectif de neutralité carbone à horizon 2050.
Les secteurs de la discorde
Dans une lettre ouverte publiée en avril, un consortium de 70 ONG européennes a qualifié les critères techniques relatifs à la forêt de "faille aux proportions désastreuses". Parmi les déceptions des militants figure le seuil de 25 hectares, en-dessous duquel les exploitants n’auront pas à prouver qu’ils contribuent à atténuer le changement climatique, alors que les deux tiers des propriétaires de forêts européens possèdent moins de 3 hectares. La production de bioénergie issue de la biomasse a aussi été sévèrement critiquée, notamment car les critères de durabilité ne prennent pas en compte la manière dont sont gérées les terres agricoles qui les alimentent.
La Commission a prévu de réexaminer ces critères dans l’acte délégué dédié à l’objectif de biodiversité, préférant avancer sur deux autres sujets brûlants : le gaz naturel et le nucléaire, dont l’intégration est voulue par la Pologne et la France respectivement.
Le nucléaire et le gaz sont une bonne illustration de la boîte de Pandore.
"Le nucléaire et le gaz sont une bonne illustration de la boîte de Pandore que l’on peut ouvrir si on ne se tient pas à la science", estime Victor van Hoorn. L’Agence internationale de l’énergie est de l’avis du directeur d’Eurosif : le 18 mai dernier, elle a publié un rapport crucial appelant à ne plus investir dans de nouvelles installations pétrolières ou gazières pour atteindre l’objectif de neutralité carbone à 2050. "Contrairement aux activités en transition, le gaz est une énergie fossile qui ne sera jamais durable", assène Thierry Philipponnat.
Le débat autour du nucléaire est un peu différent. Techniquement, le nucléaire permet de produire de l’électricité sans émettre de CO2. Mais pour être intégré dans la taxonomie, être un faible émetteur ne suffit pas : il faut aussi respecter le principe d’innocuité ("do no significant harm"). C’est sur ce point que se cristallise le débat. "Si la France insiste pour l’intégration du nucléaire, il y a un risque de rejet de la taxonomie dans le reste de l’Europe", s’inquiète-t-il. Or, l’adoption de la taxonomie repose en grande partie sur sa crédibilité. "L’enjeu est de savoir si ces énergies sont des énergies de transition. Si oui, elles doivent pouvoir être financées dans ce cadre", tempère Coline Pavot. Ce sera à la Commission de décider si elle souhaite que la taxonomie soit une boîte à outils imparfaite mais pragmatique, ou un idéal chargé de fixer un cap aux acteurs économiques de l’Union.
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