Marie Potel-Saville, Co-Fondatrice et Présidente de FairPatterns et membre du Support Pool of Experts sur les dark patterns du Comité Européen de Protection des Données.
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Tribunes

Black Friday : quand la manipulation devient un modèle économique

Dans cette tribune, Marie Potel-Saville, Co-Fondatrice et Présidente de FairPatterns et membre du Support Pool of Experts sur les dark patterns du Comité Européen de Protection des Données, alerte sur la manière dont le Black Friday, devenu un rendez-vous commercial incontournable, sert de terrain d’expérimentation grandeur nature aux dispositifs numériques qui exploitent nos biais cognitifs et affaiblissent notre capacité à décider librement.

D'une semaine à un mois entier de promotion. À mesure que le Black Friday étend son emprise, l’événement s’impose comme un miroir des pratiques qui gouvernent nos comportements en ligne. Derrière l’attrait des remises et la promesse de bonnes affaires se déploient des mécanismes soigneusement conçus pour orienter les choix, accélérer les décisions et masquer la manipulation. Cette période concentre ce que le commerce numérique produit désormais à grande échelle : une pression cognitive permanente qui met à mal la liberté de jugement des individus.  

Le triomphe annuel des interfaces trompeuses

Black Friday, Black Friday Week, Black Friday Month… chaque année, fin novembre, cet évènement on l’on trouve des produits à prix cassés prend de l’ampleur en France. Et cela s’entend, dans un contexte économique morose, à l’approche des fêtes, ces promotions apparaissent comme une aubaine pour les consommateurs.

Mais, derrière ces apparentes bonnes affaires, le phénomène Black Friday s’impose comme un laboratoire à ciel ouvert des mécaniques qui dirigent les comportements en ligne. Car, derrière ce succès, ce qu’il y a en jeu, c’est l’exploitation à grande échelle de nos biais cognitifs.

Une dimension reste absente du débat, alors qu’elle est essentielle, et qu’elle est même centrale dans la lutte contre le changement climatique : celle de la liberté cognitive, c’est-à-dire la capacité de chacun à décider de manière éclairée - le tout, en l'occurrence, dans un environnement conçu pour court-circuiter la réflexion.

Compteurs d’urgence, fausse rareté, remises gonflées, jeux-concours aux règles opaques… si, le reste de l’année, la critique des interfaces trompeuses a encore droit de cité, en novembre, tous, même les contre-pouvoirs historiques que sont les médias, s’emballent. Si bien que ces dispositifs de manipulation deviennent invisibles, et pour ainsi dire, la norme.

Des dispositifs implacables

Cela s’entend, la majorité des critiques du Black Friday ont trait à la surconsommation. C’est un sujet crucial, notamment face aux enjeux écologiques en cours.

Mais une dimension reste absente du débat, alors qu’elle est essentielle, et qu’elle est même centrale dans la lutte contre le changement climatique : celle de la liberté cognitive, c’est-à-dire la capacité de chacun à décider de manière éclairée - le tout, en l'occurrence, dans un environnement conçu pour court-circuiter la réflexion. C’est un élément essentiel pour défendre nos libertés fondamentales.

Plusieurs articles de presse, reportages télévisés, émissions de radio, cherchent à guider les consommateurs lors de cette grande messe de la consommation, notamment en recommandant aux utilisateurs de prendre leur temps, de comparer les prix, voire d’éviter les arnaques. Si l'initiative est louable, il est évident que quelque chose ne va pas, puisqu’il est dit à demi-mots que ces bonnes affaires ne sont pas pensées dans l’intérêt du consommateur.

Car nos biais d’aversion à la perte, de saillance ou de rareté sont activés en continu, alors même que des études en neurosciences prouvent que leur efficacité demeure intacte même lorsque l’utilisateur est conscient de ces dispositifs. Ainsi, en appeler à la rationalité des consommateurs est devenu intenable.

Le Black Friday n’est qu’un révélateur, et montre à quel point notre autonomie peut être fragilisée lorsque le numérique devient un espace où tout est optimisé pour exploiter nos faiblesses cognitives plutôt que de respecter notre liberté.

L’asymétrie est trop forte entre, d’un côté, des interfaces calibrées par des équipes dédiées pour maximiser la conversion et, de l’autre, des humains isolés, pressés, fatigués ou simplement distraits. Cette pression et ces manipulations cognitives sont volontaires, et est devenue une caractéristique distinctive du commerce numérique, qui concerne aujourd’hui 97 % des sites dans l’Union Européenne.

Comment, alors, prétendre pouvoir consommer de façon raisonnée?

Ne pas céder notre liberté cognitive

Le cadre juridique existe pourtant, puisque les dark patterns sont interdits par des réglementations européennes et nationales.

Ainsi, ce qui manque, ce n’est pas la loi, mais la capacité à la traduire dans les interfaces, là où les comportements se jouent réellement.

Le Black Friday n’est qu’un révélateur, et montre à quel point notre autonomie peut être fragilisée lorsque le numérique devient un espace où tout est optimisé pour exploiter nos faiblesses cognitives plutôt que de respecter notre liberté.

Il est urgent de construire un environnement en ligne qui laisse aux individus le temps de penser et de faire leurs propres choix, libres et éclairés, car c’est une condition essentielle pour que l’économie numérique reste compatible avec les principes fondamentaux de la France comme de l’Union Européenne autant qu’avec la lutte contre la surconsommation, et donc contre le changement climatique. Nous avons le devoir de proposer un autre modèle.

Par Marie Potel-Saville, Co-Fondatrice et Présidente de FairPatterns, membre du Support Pool of Experts sur les dark patterns du Comité Européen de Protection des Données