Lucie Pinson, fondatrice et présidente de Reclaim Finance.
©DR/STEPHANE COJOT-GOLDBERG/Goldman Environmental Prize
Entretiens

Lucie Pinson (Reclaim Finance): "Le greenwashing a remplacé le climato-scepticisme lors de cette COP26"

Après avoir travaillé pour l’association Les Amis de la Terre France, puis The Sunrise Project, Lucie Pinson crée sa propre ONG en 2020, Reclaim Finance. Elle mène des recherches et des campagnes sur les solutions et les freins au financement de la transition écologique, rencontre les acteurs financiers et politiques, leur propose des recommandations et des mesures en réponse à l’urgence climatique.   

Quelle est votre définition du greenwashing dans le champ de l’ISR ?

Dans le greenwashing, il y a la notion d’intentionnalité de tromper son client. On met en avant un produit comme étant "responsable", alors qu’il ne l’est pas. Ce n’est pas forcément le cas de l’ISR, vicié à la base, puisqu’il ne garantit pas l’absence d’entreprises qui se développent dans les énergies fossiles comme le charbon. Cela va dépendre de l’usage fait par chaque acteur. Certains fonds classiques appliquent des critères d’exclusion des fossiles et font mieux que des fonds ISR. Le souci est l’absence de régulation donnant des garanties aux clients sur des exigences minimales en matière environnementale, sociale ou de gouvernance.

L’ISR porte mal son nom, car il laisse entendre à l’épargnant qu’il investit dans des produits qui sont bons pour l’environnement ou les droits sociaux. Si vous vous basez sur le Label ISR, pour simplifier : sur un portefeuille de 100 entreprises, le gérant va noter les entreprises sur chaque critère E, S et G et va déclasser les 20 plus mauvais élèves, ce qui ne veut pas dire que les 80 restants ont des résultats satisfaisants. L’ISR n’a pas d’obligation de résultats sur les questions E, S et G. Chaque gérant définit les critères de son portefeuille. On trouve des fonds ISR qui ont l’apparence d’un verdissement, mais ne donnent aucune garantie quant à l’absence d’entreprises impliquées dans les fossiles, par exemple.

Quelle est la position de Reclaim Finance sur l’engagement actionnarial pratiqué par les acteurs dits de l’ISR ?

Nous ne sommes pas du tout opposés à l’engagement actionnarial, mais cela nécessite énormément de ressources techniques et humaines pour les sociétés de gestion de portefeuille (SGP). On ne s’impose pas expert de l’aviation, de la sidérurgie, de l’énergie, etc. Les équipes dédiées des SGP sont souvent peu "staffées", peu outillées. Chez Reclaim Finance, nous considérons qu’il ne faut pas perdre du temps à "engager" toutes les entreprises. Certaines entreprises sont en transition et donnent des gages de leur volonté d’agir, d’autres pas du tout. Elles ont un modèle radicalement opposé à la transition énergétique et tout indique déjà qu’elles ne souhaitent pas l’opérer. Est-il utile "d’engager" une entreprise canadienne qui fait 100 % de son activité dans les sables bitumineux ? Non, ne perdons pas de temps !

Un engagement actionnarial n’a de pertinence que sur des objectifs précis, en nombre réduit, dont l’atteinte est limitée dans le temps et dont l’échec doit mener à un processus d’exclusion."

Beaucoup d’investisseurs utilisent l‘engagement actionnarial, comme une excuse pour maintenir leur soutien à des entreprises aux plans de développement opposés aux objectifs de transition. Deux points sont importants sur la forme et le fond. Sur la forme : "engager" une entreprise sans la menacer de partir, si les demandes ne sont pas suivies d’effets, ne sert strictement à rien. Un engagement actionnarial n’a de pertinence que sur des objectifs précis, en nombre réduit, dont l’atteinte est limitée dans le temps et dont l’échec doit mener à un processus d’exclusion. Sur le fond : le dialogue entre acteurs financiers et émetteurs est l’opportunité de couvrir une variété de sujets, mais il est important d’identifier ceux qui sont prioritaires. Par exemple, l’intégration d’objectifs climatiques à la rémunération des dirigeants est un point important. Mais cela ne devrait pas être le facteur clé qui décide un investisseur à voter pour ou contre un "Plan Climat" en assemblée générale. Pourquoi ? Parce que l’impact de la mesure est conditionné à la qualité des objectifs climatiques.

Dans le cas de TotalEnergies, le vote de la résolution sur la rémunération des dirigeants, liée à un pourcentage d’atteinte d’objectifs climatiques, repose sur un montant de 10 %. Cela signifie qu’une part énorme de leur rémunération reste toujours liée au développement de la production d’hydrocarbures. En d’autres termes, ces dirigeants permettent encore l’ouverture de nouveaux projets pétro-gaziers. Ce sont donc des objectifs climatiques contradictoires. Quand bien même TotalEnergies investirait massivement dans les renouvelables, sa part d’énergies fossiles se poursuit comme dans l’ancien modèle.

Lorsqu’on constate qu’Amundi vote pour le Plan dit "Climat" déposé par Total, dans lequel demeure une autorisation de production de plus de 35% de gaz, alors que la science montre qu’il faut baisser de 3% par an la production mondiale d’ici 2030, il y a maldonne. (NDLR : "Entre 2020 et 2030, la production mondiale de charbon, de pétrole et de gaz devrait diminuer de 11 %, 4 % et 3 % par an, respectivement, pour être conforme à la trajectoire de 1,5 °C").[1] Peu de sociétés de gestion ont une politique encadrant clairement la forme et le fond de leur engagement. Mais heureusement, certains investisseurs, comme Meeschaert AM ou La Banque Postale AM, commencent à en développer une.

La taxonomie européenne, en cours de construction, va-t-elle dans le bon sens pour encadrer la finance durable ?

Le cadre réglementaire n’est pas assez contraignant. La France s’associe avec des pays européens qui ont la pire politique climatique pour inclure le gaz et le nucléaire dans la taxonomie. Pour les experts qui ont travaillé plus de 2 ans sur ce projet, ni le gaz ni le nucléaire n’y a sa place. Cela en ferait un outil de greenwashing, alors qu’il était fait pour le prévenir. On voit déjà poindre le risque d’une taxonomie à double vitesse : certains investisseurs s’en tenant à une application stricte, sans gaz et nucléaire, et d’autres qui mettront en avant des produits dits alignés avec la taxonomie, incluant ces énergies. Cela va discréditer l’ensemble du dispositif, amoindrir la confiance et donc, l’utilité de cette taxonomie pour les consommateurs.

Les efforts de décarbonation des portefeuilles de fonds buttent-ils encore sur le calcul de leur empreinte carbone ?

Les efforts d’atténuation des entreprises en portefeuille doivent porter sur leurs émissions de Scope 3, où se trouve l’essentiel des émissions de gaz à effet de serre. L’alignement de la globalité de son portefeuille d’actions sur un objectif de neutralité carbone est souvent conditionné à l’existence de données non disponibles ou de méthodologies pas encore abouties. Les acteurs financiers s’en servent comme un alibi pour repousser à plus tard l’adoption de toutes mesures en matière climatique. Nous disons : pas besoin d’attendre. Bien entendu, il faut continuer travailler à améliorer la donnée et établir des méthodologies qui permettront de couvrir l’ensemble des portefeuilles, mais il faut agir dès maintenant, avec la donnée déjà disponible pour ne pas saper toute possibilité d’alignement futur. Plus on repousse l’action et plus nos objectifs devront être revus à la hausse. Bonne nouvelle, on a suffisamment de données disponibles pour au moins arrêter d’aggraver la situation en développant des nouveaux projets incompatibles avec les recommandations de la science. Ceux-là sont faciles à identifier.

Tant que les énergies fossiles continueront à être financées, est-ce illusoire de faire de l’investissement décarboné dans l’objectif de lutter contre l’urgence climatique ?

Financer plus de "vert" tant qu’on finance des activités polluantes… Oui, c’est le tonneau des Danaïdes. Malheureusement, les éoliennes ne captent pas encore le carbone des fossiles. Pour cesser les émissions polluantes, il n’y a d’autres choix que de fermer les infrastructures déjà émettrices. Notre rapport Banking on Climate Chaos 2021  a révélé que les 60 plus grandes banques du monde ont accordé 3 800 milliards $ aux entreprises actives dans les secteurs du pétrole, du gaz et du charbon depuis l’Accord de Paris, avec des financements plus hauts en 2020 qu’en 2016, et ce surtout en France.

Où en sont les banques françaises sur les financements des fossiles plus récemment ? Il y a eu différentes annonces à l’automne 2021.

En octobre dernier, La Banque Postale a annoncé devenir la "1ère banque au monde à sortir des énergies fossiles d’ici 2030". Les autres banques ont aussi fait des annonces, moins ambitieuses, sur leur soutien à certains pétrole et gaz non conventionnels. La Fédération bancaire française (FBF) a notamment fait savoir que ses membres cesseront de financer les entreprises "dont la part d’hydrocarbures non conventionnels dans l’exploration et la production (pétrole de schiste, gaz de schiste et sables bitumineux) serait supérieure à 30 % de leur activité", à partir de janvier 2022. Leurs engagements, similaires à ceux pris par AXA, ne convainquent pas les ONG, soulignant que ces mesures autorisent toujours plus de la moitié des nouveaux projets de production pétrolière et gazière. Tenir l'objectif d'atteinte de la neutralité carbone à l'horizon 2050 nécessite l’arrêt de leur développement après 2021, selon l'Agence Internationale de l’Énergie (AIE).

Malheureusement, si les acteurs financiers français se sont engagés à atteindre la neutralité carbone, ils tardent à mettre en pratique les conclusions du rapport du GIEC et les recommandations de l’AIE. Il ne faut plus développer aucun projet pétrolier et gazier, si nous voulons tenir nos objectifs climatiques, viser une électricité quasi globalement décarbonée d’ici 2035 dans les économies avancées, et 2040 dans le reste du monde. Or, les annonces faites par les banques françaises à travers la FBF, en amont de la COP, leur permettent de continuer de soutenir plus de la moitié des nouveaux projets d’énergies fossiles actuellement sur la table.  

Qu’en est-il des engagements climatiques d’autres grands investisseurs institutionnels ?

AXA a pris des premiers engagements sur le pétrole et gaz non conventionnels, mais ne sait pas même engagée à arrêter d’assurer tout nouveau projet dans ses secteurs. Ainsi, AXA peut encore soutenir une entreprise qui se développerait dans le schiste, s’il représente moins de 30 % de son activité. C’est un double standard qui est incohérent sur le plan climatique. Une petite entreprise qui fait 100 % de gaz de schiste sera exclue du portefeuille de clients d’AXA. Une autre entreprise, de taille plus importante, produisant et développant de grandes quantités de gaz de schiste qui représentent moins de 30 % du total de l’activité, pourra toujours être soutenue. AXA nous avait habitué à frapper fort et à faire preuve de cohérence, avec des politiques construites autour d’un objectif clair, décliné ensuite en mesures spécifiques. Ce n’est plus le cas cette année. Nous considérons que c’est un échec de leadership, pour le groupe présidant la UN-convened Net-Zero Insurance Alliance (NZIA), qu’il a lui-même initié. Actuellement, AXA a une trajectoire qui ne permettra pas de répondre à l’urgence climatique, si elle est suivie par le reste des acteurs financiers et assurantiels.

L’IRCANTEC a annoncé sortir du portefeuille toutes les valeurs qui n’arrêtaient pas de développer des nouveaux projets fossiles. C’est un engagement robuste, comme celui de MAIF qui a adopté une stratégie de sortie totale du charbon d’ici 2030, et une exclusion des fossiles non conventionnelles et du pétrole. Sans aller jusqu’à l’engagement de La Banque Postale de sortir de toute la chaîne de valeur fossile d’ici 2030, cela représente un énorme premier pas, puisque c’est la base de la croissance des hydrocarbures.

Que penser du Glasgow Financial Alliance for Net Zero (GFANZ), réunissant une coalition d’acteurs financiers qui a annoncé engager 130 000 Mds$ d’actifs vers la neutralité carbone d’ici 2050 au plus tard ? Pour certains analystes, ce chiffre est trop élevé pour être crédible.

L’annonce de Mark Carney sur ces 130 milliards de dollars à disposition de la transition énergétique s’apparente à du greenwashing ! Rejoindre cette coalition n’implique absolument pas l’arrêt du soutien au pétrole, au gaz et au charbon. Un grand nombre des 450 membres n’a aucune intention de revoir son portefeuille d’investissement et de financement pour stopper l’expansion des fossiles. Ce message donne l’impression que le secteur financier est déterminé à régler le problème et qu’il n’est plus nécessaire de le réguler. En réalité, jamais la régulation n’a été autant nécessaire. Certains acteurs ne voulaient pas rejoindre l’alliance, car ils n’ont pas encore de feuille de route pour tenir des objectifs de neutralité. D’autres savent qu’aucun engagement contraignant n’est réclamé, donc pourquoi se priver de cette communication trompeuse.

Le greenwashing a remplacé le climato-scepticisme lors de cette COP26. Au sein de Net Zero Asset Manager Initiative, 43 gestionnaires d’actifs ont publié leurs objectifs de décarbonation à l’horizon 2030. Or, mis bout à bout, cela représente seulement 35 % de leurs actifs. Par conséquent, 65 % n’ont aucun engagement et ne seront pas alignés avec des objectifs de neutralité carbone.

Quel est votre commentaire sur l’aboutissement de la COP 26 et la place de la France dans ces négociations ?

On s’attendait à un échec des négociations. La France porte une part de responsabilité étant donné l’absence d’engagements préalables ambitieux sur le climat. Pire, la COP 26 s’est ouverte sur la révélation du lobbying pro-gaz et pro-nucléaire du gouvernement français pour l’intégration de ces énergies dans la taxonomie européenne. Autrement dit, alors que le GIEC et les événements climatiques extrêmes nous obligent à amplifier nos efforts, la France sape une des pièces maîtresses de l’appareil législatif européen pour la mobilisation de la finance dans la lutte contre le changement climatique. La France a aussi mis plus d’une semaine à rejoindre une coalition de plus d’une vingtaine de pays engagés à ne plus soutenir le développement de nouveaux projets d’énergies fossiles à l’étranger. Mais déjà, le gouvernement déclare vouloir s’en tenir à son calendrier préalable. Il pourrait donc continuer de soutenir de nouveaux projets gaziers jusqu’en 2035. Autrement dit, c’est un engagement creux. L’argent du contribuable va servir à financer du nucléaire ou du fossile, alors que la transition a tant besoin d’investissements pour le développement des vraies solutions !

[1] Rapport de l'Institut de l'environnement de Stockholm (SEI), de l'Institut international du développement durable (IISD), de l’Overseas development Institute (ODI), de l’E3G, du PNUE, ainsi que de dizaines de chercheurs qui ont contribué à l'analyse et à l’examen, en provenance de nombreuses universités et d'autres organismes de recherche. Décembre 2020.