Lucie Pinson, fondatrice et directrice de Reclaim Finance.
©Camille Dufétel/ID, L'info durable
Portrait

Lucie Pinson : "Nous sommes très inquiets du développement d'une finance qui nous échappe totalement"

Elle a reçu en décembre 2020 le prix Goldman pour l’environnement pour l’Europe et est la directrice et fondatrice de l’ONG Reclaim Finance : ID a rencontré Lucie Pinson. 

Masque chirurgical sur le nez, casque sur les oreilles, tête penchée sur son smartphone… Je fais signe à celle qui semble être mon interlocutrice : difficile, à l’heure où se protéger d’un virus dont on aimerait oublier le nom est le maître-mot, de toujours se reconnaître avec certitude. Mais les lunettes papillon de Lucie Pinson ne m’ont pas trompée : quelques secondes plus tard, la militante anticharbon, au planning particulièrement chargé ces dernières semaines, relève la tête et se tient prête à me consacrer une petite heure de son temps. Dans l’espace de coworking où nous nous sommes donné rendez-vous au cœur du 20e arrondissement parisien, le 5e étage offre une vue imprenable sur les toits de la capitale. Et comble du comble, alors que je m’apprête à échanger avec une défenseure emblématique du climat, il fait, en ce 22 janvier, extrêmement doux. À tel point que nous nous installons dehors, sans manteau, attablées comme au bon vieux temps des terrasses ouvertes.  

Qui ne connaît pas aujourd’hui le nom de celle qui vient d’obtenir à 35 ans le Prix Goldman pour l’environnement pour l’Europe, souvent présenté comme le " Prix Nobel" de l’environnement  ? " Une énorme reconnaissance du travail accompli ", concède Lucie Pinson, qui depuis des années se bat contre les financements des banques dans les énergies fossiles. Face à un tel parcours, une question me taraude. Dans quel contexte a bien pu grandir la fondatrice de l’ONG Reclaim Finance pour avoir une telle conscience écologique dès son plus jeune âge, tandis que nombre de ses pairs n’avaient pas encore nécessairement pris la mesure de " l’urgence d’agir" ? " J’ai toujours été écolo  ! s’amuse la militante, originaire des Sorinières en Loire-Atlantique, près de Nantes. Parce que les parents aussi, parce que nous avons toujours fait attention à nos modes de consommation, souvent en vacances nous partions trois semaines en camping à la ferme dans un champ perdu dans les Pyrénées ! Ce n’est pas venu de nulle part."

ID a rencontré Lucie Pinson, "prix Nobel" de l'environnement

Un engagement quasi inné 

Du côté de la scolarité, rien à signaler ou presque :  " Nous avions un potager dans l’école primaire, mais bon, pour moi c’était déjà intégré ! Il n’y a pas eu de déclic. Même quand j’étais haute comme trois pommes, ça m’offusquait de voir des gens jeter des papiers par terre.  Le je-m’en-foutisme général m’a toujours horripilée.  J’allais voir ces gens pour leur montrer la poubelle à côté  !" Adolescente, Lucie Pinson a bien pensé un temps à devenir garde-forestière, ou océanographe…  Mais s’est finalement orientée en 2004 vers une école " type prépa", avec un enseignement très complet.  

Au programme de l’Institut Albert Le Grand, à Angers : des langues, des lettres modernes, des sciences politiques, du droit… "Cette école avait par contre un petit côté peu commun puisqu’elle a été fondée par un abbé et qu’elle était fréquentée par la vieille aristocratie française alors que je suis issue d’un milieu très ancré à gauche, athée, et que nous sommes toujours allés dans le public autant par évidence que par revendication ", remarque la Nantaise. Lucie Pinson qualifie toutefois cette période de " très enrichissante"  : " J’ai appris ce qu’était la différence radicale, mais aussi les rapports de force et les conflits d’intérêts pouvant se trouver derrière chaque situation politique et prise de décision dans la société ".  

" Grand plongeon" dans le militantisme 

En 2007, direction l’Afrique du Sud et plus précisément l’Université Rhodes à Grahamstown, pour une licence en histoire et sciences politique qui renforcera son côté " combatif, contestataire et militant ". "C’était une licence bonus car j’ai aussi une licence et deux masters français : il me fallait rester longtemps en Afrique du Sud parce que quand j’ai débarqué j’ai compris que j’étais blanche, que j’étais une femme… J’avais donc besoin de temps pour m’insérer et aussi pour comprendre les enjeux locaux.  Cela a renforcé ma compréhension des rapports d’intérêts aussi fondés sur la classe, la race, le sexe... Lorsque l’on est étudiante dans un pays anglo-saxon où l’histoire est enseignée de manière beaucoup plus politique qu’en France, 11 ans après l’apartheid, on réfléchit sur les événements passés et il y a de quoi faire  !"

À son retour en France, Lucie Pinson poursuit ses études à La Sorbonne avant d’atterrir à l’AITEC (Association Internationale de Techniciens, Experts et Chercheurs) en stage, où elle va s’impliquer dans l’organisation de contre-sommets de la société civile autour du G8 et du G20. Nous sommes en 2011. " Ça a été le grand plongeon dans le militantisme, dans les mouvements sociaux situés à Paris, c’est là que je découvre le rôle de la finance ainsi que Les Amis de la Terre ", précise-t-elle. L’activiste dit alors " tomber amoureuse " de l’association de protection de l’Homme et de l’environnement, qu’elle découvre de plus près, avant d’y travailler pendant quatre ans. " Je les ai quittés fin 2017 en tant que salariée pour travailler au niveau international, mais j’y suis restée bénévole et militante. Et aujourd’hui, je viens de fonder ‘Reclaim Finance’, qui est une association leur étant affiliée. "

Lors de son arrivée au sein des Amis de la Terre en tant que chargée de campagne, le positionnement de l’association était très clair  : sortir des énergies fossiles à la fois pour le climat et pour des raisons de respect des droits de l’Homme. "Nous travaillions sur le cas de plein de banques impliquées dans des projets différents  : le nucléaire, les grands barrages, l’huile de palme, les énergies fossiles… "  

Le charbon en ligne de mire 

S’en est suivie une réflexion stratégique pour dépasser cette approche du cas par cas et instituer une campagne aux objectifs plus ambitieux. "Nous ne pouvions pas dire, en 2013, alors que le climat n’était pas un sujet sur la place publique : ’Sortez des énergies fossiles  !’ La force de frappe n’était pas la même, nous n’étions alors pas en mesure d’aller toquer aux portes des grandes banques françaises avec une telle demande, elles nous auraient ri au nez  ! " Leur réflexion commune va ainsi les mener au charbon, l’énergie " la plus impactante". Le sujet commence à l’époque à monter sur le plan international en raison de son impact sur le climat et sur la santé des populations et il constitue "une bonne porte d’entrée vers l’intégralité des énergies fossiles"».  

" On a alors des banques françaises qui figurent parmi les 15 premiers financeurs du charbon au niveau international, remarque la Nantaise. Donc chaque victoire va permettre d’avoir un impact sur l’ensemble du secteur financier au niveau international : nous avons le 4e secteur bancaire le plus important au monde, et il y a un potentiel de domino si on pousse les acteurs français à prendre des engagements sur le charbon. " Lucie Pinson et ses collègues vont d’abord s’attaquer au financement de projets, tout d’abord avec la Société Générale, alors impliquée " dans un énorme projet de mines de charbon ", Alpha Coal, en Australie. «"Ce projet aurait contribué à ouvrir un énorme bassin de charbon inexploité, ce qui constitue une incohérence majeure lorsque la science indique que les énergies fossiles doivent rester dans le sol, et un scandale pour la biodiversité puisque le charbon aurait été exporté à travers la Grande barrière de corail, estime la militante. Ce cas assez catastrophique était un cadeau pour moi puisque plus c’est controversé et sale, plus cela va être facile de dénoncer la responsabilité de la banque et de la mettre face à ses incohérences entre d’un côté, ses engagements sociaux et environnementaux, et de l’autre, la réalité de ses agissements. "

Une réputation en jeu 

Après avoir poussé la Société Générale à se retirer de ce projet qui n’a jamais vu le jour, en 2014, l’association va obtenir l’année suivante l’engagement des banques françaises à ne plus financer de nouvelles mines de charbon partout dans le monde et de nouvelles centrales à charbon dans les pays développés. "Chose que nous allons également étendre aux pays non-développés ou en développement, après la COP21, détaille Lucie Pinson. C’est là que nous allons nous attaquer au dur du sujet  : les financements aux entreprises mais aussi les assureurs – qui jouent un rôle très critique dans le développement de projets charbon puisque sans assurance, il n’y a pas de financement –, et les investisseurs. Tout ce cheminement, centré sur le charbon, nous permet aujourd’hui d’aborder la question du gaz et du pétrole de la même manière. "  

Pour convaincre ces acteurs d’agir, Lucie Pinson et son équipe vont notamment miser sur le levier réputationnel, avec une bonne dose de pédagogie : "Après la COP21, toutes les banques françaises, les assureurs et les gestionnaires d’actifs français ont fait du climat une de leurs priorités. Nous avons fait comprendre qu’il n’était pas sérieux de prendre des engagements climatiques mais de continuer à financer le charbon. De la même manière, nous avons montré l’an dernier qu’il n’était pas logique pour Axa ou Amundi de s’engager à aligner leurs activités, leurs portefeuilles d’investissement, sur une trajectoire à 1, 5 degré et en même temps refuser de voter en faveur d’une résolution qui demande au plus gros pollueur français, Total, d’en faire plus pour le climat. "

Un combat international 

La " décarboneuse de banques", comme la surnomme L’Humanité, travaille aujourd’hui au sein de l’ONG qu’elle a elle-même mise sur pied il y a un an : Reclaim Finance. " Nous nous intéressons à la responsabilité des acteurs financiers non-français sur le climat, précise Lucie Pinson. Nous avons dernièrement publié un rapport sur BlackRock, le plus gros gestionnaire d’actifs au monde, avec plus de 7000 milliards de dollars d’actifs sous gestion. Nous l’avons exposé sur son greenwashing clairement, puisque BlackRock a annoncé en 2020 une politique globale d'exclusion du charbon. Pourtant, celle-ci ne concerne que 17 % de l'industrie et ne couvre qu'un tiers des actifs gérés par la société.  Donc on est très loin d’un acteur responsable et qui a fait de la durabilité le pilier de sa stratégie d’investissement comme son PDG Larry Fink aime à le dire. Et nous les avons épinglés aussi parce que nous sommes très inquiets du développement d’une finance qui aujourd’hui nous échappe totalement, notamment via la gestion passive. "

En cette année 2021, qui devrait se clore avec la COP26 à Glasgow, Reclaim Finance va tout particulièrement s’atteler à la responsabilité des acteurs britanniques. " Les États sont attendus pour prendre de nouveaux engagements en termes de réduction de leurs émissions et on peut attendre évidemment des engagements de la part des acteurs financiers, à commencer par les banques anglaises comme HSBC ou Barclays, mais également les gestionnaires d’actifs. "

La lumière commence à tomber sur les toits de Paris : pas de quoi voir tout en noir, même si Lucie Pinson se dit quelque peu pessimiste quant à l’avenir : " On va clairement rater l’objectif 1,5 degré, ce qui ne veut pas dire qu’il faut l’abandonner ". Car tout ceci n’est pas un jeu, clame la jeune primée : " Ce n’est pas : ‘on va gagner’ ou ‘on va perdre’ ! C’est plutôt : ‘Combien de personnes vont être impactées  par les dérèglements climatiques ?’ 1,7 degré, ce n’est pas 1,5, mais ce sera toujours mieux qu’1,8. C’est plutôt comme cela qu’il faut réfléchir, en gardant l’objectif d’1,5 degré, en sachant que cela va être difficile, mais il faut se battre pour cela car derrière notre inaction, ce sont des millions de personnes qui vont être impactées. "

Imaginer celle qui a toujours eu l’écologie dans la peau s’arrêter en si bon chemin semble irrecevable. L’entrevue terminée, Lucie Pinson, après cette parenthèse très " flashback", repart d’un pas déterminé… poursuivre son combat contre les mastodontes. 

 

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