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Dossier: Comptabilité durable, comment repenser la valeur de l'entreprise ?

Permettre aux entreprises de prendre en compte les ressources à la fois financières, naturelles et humaines qu'elles utilisent pour produire, c’est la promesse de la comptabilité durable. Une méthode à contre-courant de la norme IFRS, très orientée marché, qui replace l’entreprise au cœur de son écosystème.

Dans un monde où tout doit, pour avoir une quelconque valeur, devenir une donnée qui terminera dans un tableur, la comptabilité devrait être une priorité pour atteindre des objectifs environnementaux ou sociaux. La comptabilité à l’échelle nationale est régulièrement mise en cause, dans des discussions qui reprochent au produit intérieur brut (PIB) d’être inadapté aux défis de notre temps, notamment sociaux. Le débat n’est pas neuf.

Dès 1966, un rapport soumis par Bertrand de Jouvenel à la Commission des comptes de la Nation expliquait : "La Comptabilité nationale ne retient comme biens et services que ceux qui s’échangent effectivement sur le marché ou qui sont susceptibles de s’y échanger. De là, trois conséquences logiques : les services rendus à titre gratuit ne figurent pas dans les flux positifs ; les nuisances produites ne figurent pas comme flux négatifs ; les prélèvements sur la Nature ne figurent qu’au coût d’enlèvement." Depuis, d’autres indicateurs ont vu le jour, comme l’indicateur de développement humain (IDH), qui prend en compte notamment l’espérance de vie, la durée de scolarisation ou encore la parité du pouvoir d’achat.

Un outil tout sauf neutre 

A l’échelle d’une entreprise, le même débat se pose. On ne parle plus du PIB, mais des normes IFRS (International Financial Reporting Standards), normes comptables internationales qui ont, parmi leurs principes fondateurs, la priorité accordée à la vision de l’investisseur. "La comptabilité est un outil tout sauf neutre. Si l’on veut orienter l’économie différemment, il faut faire évoluer les normes comptables", explique Hervé Gbego. Fondateur du cabinet Compta durable, racheté par Endrix en 2020, Hervé Gbego expérimente depuis 2011 une méthode de comptabilité baptisée CARE, pour "comptabilité adaptée au respect de l’écologie". Développé il y a une dizaine d'années par Jacques Richard et Alexandre Rambaud, chercheurs associés à l’Université Paris-Dauphine, ce modèle se veut en opposition à l’approche IFRS à plusieurs titres.

Fair value contre coût historique 

La principale différence tient à la préférence de la méthode CARE pour l’approche du coût historique, et non de la méthode de la juste valeur - fair value - aujourd’hui la plus répandue. Dans le premier cas, le coût d’origine va être inscrit au bilan, alors que dans le second, ce coût va être ajusté chaque année en fonction de la valeur potentielle de l’entreprise sur le marché. "La comptabilité est un outil politique, qui reflète les attentes du pouvoir dominant, explique Hervé Gbego. Dans le passé, la méthode du coût historique était dominante, car elle était utilisée par des propriétaires terriens qui avaient pour objectif premier de léguer un patrimoine. Aujourd’hui, notre économie est régie par les marchés financiers, qui attendent de savoir à quelle valeur ils peuvent acheter ou vendre les parts d’une entreprise."

Pendant la crise financière de 2008, cette approche de la juste valeur a été particulièrement critiquée, et même accusée d'être un aggravateur de la crise, en raison de son caractère prospectif : elle estime le potentiel d’une entreprise. Potentiel qui reste bien sûr purement économique, et ne prend pas en compte d’éventuelles externalités. "La finance à elle toute seule est complètement inefficace parce que la nature (et l’humain) n’est pas prise en compte en tant que capital" , explique Julien Lefournier, consultant indépendant, co-auteur de "L'illusion de la finance verte" (Les Editions de l'Atelier). "Tout ce qu’on a dans le bilan d’une entreprise, c’est du financier. Le bilan de Total, par exemple, ne prend pas en compte les dégâts de la combustion des énergies fossiles extraites et vendues pour réaliser ses profits."

Des capitaux non financiers 

Ce que propose la méthode CARE, ce n’est pas de mettre un prix sur la nature, mais d’inscrire au passif des entreprises le coût nécessaire pour maintenir une ressource dans un bon état de conservation. "Les entreprises emploient trois catégories de ressources : financières, humaines et naturelles. Toutefois, elles ne considèrent que la première dans leur comptabilité", résume Hervé Gbego. Pour être la plus solide possible, la méthode CARE s’appuie sur des données scientifiques pour traiter les trois types de capitaux. Elle fait appel à l’expertise de médecins du travail, par exemple, pour estimer les besoins de l’entreprise afin de garantir la santé physique et mentale de ses salariés, et peut faire appel à diverses méthodologies en fonction des nécessités de l’entreprise : dégradation des sols, exploitation de ressources en eau, impact sur la biodiversité... "Les méthodes ne sont pas parfaites, mais nous avons un consensus et de quoi agir", affirme Hervé Gbego. Et d’ajouter : "C’est la même chose en comptabilité financière. Nous n’avons jamais la vérité absolue, mais nous prenons des décisions pour proposer une image la plus fidèle possible."

Aujourd’hui, ce type de méthode fonctionne surtout comme un outil de contrôle de gestion, permettant aux chefs d’entreprise de prendre des décisions éclairées pour leur entreprise en prenant en compte leurs impacts sur l’environnement, mais aussi leur responsabilité sociale. "Changer nos outils de mesure, avoir une comptabilité qui intègre le capital naturel et le capital humain, c’est le seul moyen de le faire rentrer dans le mécanisme d’optimisation de la finance, assène Julien Lefournier. Sinon, vous faites ce que font les fonds d’investissement verts actuellement, vous faites semblant."

En PACA, dix grands groupes expérimentent la comptabilité durable

La région Provence-Alpes-Côte d'Azur et l’Ademe ont mené aux côtés de dix entreprises une expérimentation de près de deux ans avec Endix, pour implanter la méthode CARE et aider à la construction d’un cadre méthodologique réplicable. Parmi les participants, on retrouve des noms comme le distributeur Auchan, le cimentier Cemex, le spécialiste des vins et spiritueux Pernod Ricard, le constructeur spécialiste du bois Xyleo ou encore le Service d’Assai- nissement Marseille Métropole (SERAMM).

Entre mars 2019 et octobre 2020, ces entreprises ont travaillé à l’identification des différents types de capitaux auxquels elles faisaient appel, ont défini des seuils de préservation en-deçà desquels leur modèle ne fonctionnait plus, ont mis au point des plans d’actions à horizon cinq ans permettant d’atteindre ce seuil de préservation et ont créé des bilans comptables intégrant ces nouvelles données. Plusieurs points intéressants sont à noter dans le rapport qui a suivi l’expérimentation. Le premier tient à la première phase du projet, l’identification des capitaux : "Les entreprises sont déstabilisées par le changement de paradigme, indique le rapport. Le focus n’est pas mis sur ce qui est fait en matière de RSE (mécénat, etc.), mais sur la manière dont l’entreprise impacte directement un élément capital, à savoir une source de préoccupation (pour elle et pour la société)."

Parmi les avancées relevées à la fin de la mission, la première concerne le rôle des opérations dites d’évitement, qui permettent aux entreprises d’éviter la dégradation de l’environnement ou de la santé de leurs salariés. "Ce sont les actions les plus puissantes pour préserver un capital, car éviter de dégrader permet de limiter voire supprimer des coûts de préservation ou de désendettement pouvant parfois être plus conséquents. Cette catégorie de coût est généralement imputable au capital financier car les actions prises reflètent un changement de pratique dans le modèle d’affaires de l’organisation." Le principal frein à la mise en place d’une comptabilité durable reste néanmoins l’accès à des données fiables, qui empêche pour le moment les entreprises de soutenir des projets de transition ambitieux. D’où l’importance de ce type d’expérimentation, qui doit permettre de paver le chemin en donnant à d’autres entreprises des outils clé-en-main pour mettre leur comptabilité au cœur de leur stratégie RSE.

 

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