Selon la plateforme scientifique mondiale sur la biodiversité (IPBES), environ 1 million d'espèces animales et végétales sont aujourd'hui menacées d'extinction.
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Analyses

Lancement de la TNFD : enfin le grand soir de la finance biodiversité ?

Pourtant indispensable à la survie de l’humanité, la biodiversité est restée pendant longtemps un impensé de la finance. Le lancement de la TNFD, premier groupe de travail international réunissant financiers, régulateurs, entreprises gouvernement et ONG autour de cet enjeu, pourrait changer la donne. Enquête.

Une statistique en guise d’électrochoc. Selon le dernier rapport "Risques globaux" du Forum Économique Mondial, 50 % du PIB mondial dépend des écosystèmes naturels. Ainsi, sans la nature, l’Économie s’effondre. Un scénario, qui aujourd’hui n’est plus une prévision lointaine pour la Plate-forme intergouvernementale sur la biodiversité et les services écosystémiques (IPBES), équivalent du GIEC pour la biodiversité. Sur 2 millions d'espèces animales et végétales identifiées, 1 million sont menacées d'extinction dans les prochaines décennies. "Nous sommes en train d’éroder les fondements mêmes de nos économies, nos moyens de subsistance, la sécurité alimentaire, la santé et la qualité de vie dans le monde entier", alerte l’IPBES.

Or, en matière de finance, la biodiversité fait figure d’orpheline. Aujourd’hui, il n’existe aucune société cotée en bourse, ni dETF (Exchange Traded Funds) ciblés sur la biodiversité. Jean-François Bay, managing director dans la société d’analyse financière Quantalys, dresse le constat suivant : "Lorsqu’on parle de finance biodiversité, c’est surtout beaucoup de questions : dans quoi jinvestis ? La bourse française, européenne, mondiale ? Dans quels titres, quelles entreprises cotées en bourse ? Autant on a beaucoup de levées de fonds sur lISR, l’ESG, l’environnement, les énergies renouvelables, le climat, autant on na quasi rien sur la biodiversité."

Après la TCFD pour le climat, la TNFD pour la biodiversité

Mais les choses sont susceptibles de changer. Longtemps éclipsée par l’enjeu climat, la préservation du "capital naturel" vient de faire une entrée significative dans les cercles financiers, avec le lancement le 10 juin dernier de la "Taskforce Nature-Related Financial Disclosures » (TNFD). Composée de 74 membres issus de 24 pays, ce "Groupe de travail sur les informations financières liées à la nature" réunit autour de la même table institutions financières, organisations internationales, gouvernements, ONG, régulateurs financiers, assureurs, banques, investisseurs et entreprises multinationales. Fait notable, les acteurs financiers impliqués représentent un portefeuille dinvestissements d’environ 8 500 milliards de dollars.

Céline Soubranne, directrice développement durable de l’assureur français AXA, qui a été un des initiateurs de la TNFD avec le WWF France, nous explique l’objectif du groupe de travail : "Lidée est de créer d’ici 2023 un cadre de référence méthodologique afin dintégrer le capital naturel dans les décisions dinvestissement des acteurs financiers. À l’instar de la TCFD pour le climat, on cherche un effet d’entrainement dans les obligations de transparence sur la biodiversité. Il nous faut donc avec cette TNFD définir des métriques communes pour mesurer l’empreinte biodiversité des portefeuilles dinvestissements et évaluer les risques que celle-ci créent sur ces derniers."

Une priorité : mesurer la biodiversité

Bien mesurer pour analyser, évaluer et faire du reporting, c’est à cette première tâche que s’attèle le groupe de travail, remettant pour l’instant le sujet de l’investissement à plus tard. Mais quantifier la biodiversité, par définition multi-factorielle, se révèle être une tâche beaucoup plus complexe qu’avec le climat. Celui-ci bénéficie en effet d’un indicateur unique, "la tonne équivalent carbone", plus lisible. Véronique Andrieux, directrice générale du WWF France, nous explique : "On ne peut pas découper la biodiversité en petits morceaux car c’est très difficile de séparer les forêts du cycle de leau, les espèces de leur habitat. La nature est vraiment un tissu du vivant, c’est une fabrique qui est extrêmement interdépendante, où chaque élément joue sur les autres."

Si ce travail méthodologique de la TNFD n’en est qu’à ses débuts, quelques pistes se dessinent déjà. Selon Ladislas Smia, responsable de la recherche développement durable chez le gestionnaire d’actif Mirova spécialisé ISR, "il n’y a pas de consensus pour le moment sur la méthodologie à utiliser pour comparer des espèces animales et végétales. Des travaux sont quand même en train d’émerger comme ceux de la CDC Biodiversité (filiale de la Caisse des Dépôts, ndlr) avec son 'Global Biodiversity Score' (GBS) qui utilise l’unité 'kilomètres carré MSA'."

De la gestion du risque à la mesure de l’impact

Si la biodiversité était jusqu’à ce jour peu prise en compte par les acteurs financiers, c’est aussi qu’elle n’était pas directement porteuse d’un marché économique - contrairement au climat, qui offre des opportunités d’investissement considérables dans le champ de la réduction des gaz à effet de serre. Elle était perçue surtout comme une contrainte imposant de limiter l’impact des activités économiques sur la nature.

Mais les acteurs économiques et financiers ont désormais pris conscience du risque biodiversité en matière de perte de rentabilité ou d’actifs échoués. Selon Véronique Andrieux du WWF France, "l’autre question très importante est l’impact de la finance sur la biodiversité. Et sur ce point, le risque réputationnel entre en ligne de compte. La TNFD intègrera aussi l’impact biodiversité dans ses travaux, on y veillera particulièrement".

Quel périmètre économique évaluer ?

Une fois équipés avec les bons standards et référentiels, les acteurs financiers devront s’accorder sur le périmètre à évaluer, selon Ladislas Smia de Mirova. Pour lui, l’un des principaux enjeux est de prendre en compte la biodiversité dans l’ensemble du cycle de vie d’une activité économique : "À l’échelle des entreprises, il ne s’agit pas seulement de regarder leur périmètre direct mais aussi leurs chaines d’approvisionnement. Un exemple : si vous êtes un restaurateur, ce qui va être important n’est pas tant l’empreinte biodiversité de votre établissement, mais plutôt celle des produits que vous servez. Donc, si vous n’avez pas de vue sur les pratiques agricoles en amont, vous passez à côté du sujet."

Lucie Pinson, directrice générale de l’ONG française Reclaim Finance, souscrit à cette approche, mais elle souligne : "La TNFD met le sujet biodiversité sur la table et je le salue. Mais comme pour les gaz à effet de serre, sil ny a pas les politiques sectorielles qui suivent pour chaque chaine de valeurs, on ne pourra pas limiter limpact de la finance sur la biodiversité et encore moins faire de la finance un acteur pour la protection de celle-ci. En matière de protection de la forêt, chez Reclaim, on va parler aux acteurs financiers de la chaîne de valeurs du soja qui est un des moteurs de la déforestation et donc de perte de biodiversité au niveau international."

D’autant que, selon Céline Soubranne d’AXA, la matérialité sectorielle sera plus forte pour la biodiversité que pour le climat : "Pour le climat, quand on évalue des entreprises comme Renault ou Solvay, on regarde le CO2. On ne va pas regarder les mêmes choses pour ces deux entreprises pour la biodiversité : rejets de matières premières dans la nature, utilisation des ressources."

Un nouvel horizon, financer la protection de la biodiversité 

Si pour l’instant la TNFD ne s’occupe pas de l’investissement, financer le développement de solutions n’en demeure pas moins une priorité selon Ladislas Smia : "Agir en faveur de la biodiversité n’est pas seulement désinvestir dans les secteurs à problèmes, mais aussi investir dans les secteurs qui apportent des solutions : l’agriculture biologique, la protection des forêts, l’alternative au plastique, etc." Mirova a ainsi investi dans des projets de restauration des écosystèmes, en particulier d’agro-foresterie dans des pays hors OCDE. "Des innovations financières seront aussi indispensables", ajoute-t-il. La "blended finance", qui consiste à dé-risquer les investissements privés par des fonds publics est un instrument privilégié.

Or, les besoins en investissement pour la protection des écosystèmes sont considérables. "Selon les expertises, on chiffre à 600-700 milliards par an le finance gap pour la biodiversité. Il faut absolument financer les entreprises en pointe sur la restauration des eco-systèmes", observe Robert-Alexandre Poujade, analyste ESG en charge de la biodiversité chez BNP Paribas Asset Management (membre de la TNFD). C’est ce qui a motivé le lancement en juin dernier du BNP Paribas Ecosystem Restoration, tout premier fonds (125 millions deuros) dédié exclusivement à la préservation de la biodiversité.

La TNFD ouvre donc bel et bien une voie pour la finance biodiversité. Mais face à l’urgence écologique, il est indispensable d’accélérer. Si la COP 15 Biodiversité est encore reportée, l’évolution de la réglementation européenne est un contexte favorable. "Entre le moment où on a pris nos engagements climat en 2015 et la taxonomie climat européenne, il sest passé cinq ans. Entre la création de la TNFD et la finalisation de la partie biodiversité de cette taxonomie, je pense que le délai va se raccourcir", conclut Céline Soubranne.

 

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