La perte de biodiversité constitue un risque systémique pour les économies et les investisseurs.
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Finance durable

Biodiversité : "L’ampleur des impacts des entreprises sur la nature est largement sous-estimée"

La perte de la biodiversité n'est plus seulement une préoccupation environnementale : elle menace désormais de manière concrète la stabilité économique mondiale. Face à ces risques, la finance cherche à mieux évaluer l’impact des entreprises sur le vivant. Pour décrypter ces enjeux, ID s'est entretenu avec Elouan Heurard, analyste ESG spécialisé en Biodiversité chez Candriam.

Alors que la perte de biodiversité s'accélère et s'impose de plus en plus comme un risque systémique pour les économies et les investisseurs, la tentation reste forte de la réduire à un indicateur de mesure unique, à l’image du CO2. Mais certains, comme le gestionnaire d'actifs Candriam, prennent le contre-pied de cette approche et développent des modèles ancrés dans la réalité locale des écosystèmes, pour refléter au mieux la diversité et la nuance des enjeux liés à la biodiversité. Entretien avec Elouan Heurard, analyste ESG spécialisé en Biodiversité chez Candriam.

Candriam défend une approche très contextualisée de la biodiversité, fondée sur des données locales et une double matérialité. Pourquoi cette approche localisée est-elle indispensable pour évaluer les risques biodiversité, et comment la mettez-vous concrètement en œuvre dans vos modèles d’analyse ? 

Lorsque l’environnement subit une dégradation, l’impact qui en résulte est, par nature, localisé : il se manifeste à un endroit précis, et dépend étroitement des caractéristiques propres du milieu concerné. Ainsi, pour analyser un impact environnemental, il est essentiel de collecter des données locales et contextuelles aux alentours de la zone touchée – souvent à proximité des lieux de production. Trois types de données doivent alors être pris en compte : la localisation des lieux de production, les impacts générés par chaque site (émissions, consommation de ressources...), et les propriétés écologiques environnantes (niveau de stress hydrique, état des forêts, qualité du sol, proximité de zones protégées). Ce n’est qu’en combinant ces données que l’on peut analyser de manière rigoureuse les impacts environnementaux, et évaluer l’exposition des entreprises aux risques physiques et de transition. 

Votre équipe a récemment travaillé sur la notion de "dette écologique" des entreprises, en cherchant à évaluer le coût de la dégradation environnementale. Comment quantifiez-vous cette dette écologique, et jusqu’où peut-on aller pour traduire les impacts sur la nature en termes financiers sans tomber dans une forme de "marchandisation" de la biodiversité ? 

Tout d’abord il faut préciser que même si le terme "dette" permet de bien visualiser ce que l’on cherche à faire – quantifier financièrement les externalité négatives – il peut prêter à discussion. Nous ne cherchons pas à "monétiser" la nature. Notre objectif est simplement d’estimer le coût de restauration qu’il faudrait potentiellement associer à chaque dégradation pour atteindre l’objectif de zéro perte nette de biodiversité. 

Elouan Heurard, analyste ESG spécialisé en Biodiversité chez Candriam.
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Concrètement, nous définissons pour chaque entreprise un impact biodiversité calculé par unité de production et par pays. Cet impact est ensuite pondéré par un coefficient de "perte de biodiversité", représentant la perte de biodiversité induite par une activité dans une région donnée. Enfin, nous multiplions cet impact par le coût de la restauration au m² dans ce même pays. Ce calcul aboutit à un indicateur synthétique : le coût de restauration nécessaire pour compenser la perte de biodiversité attribuable à l’entreprise dans chaque pays. 

Nous sommes conscients des limites de cette approche ; en effet elle repose sur de nombreuses hypothèses, et s’appuie sur plusieurs modèles de calcul. Par ailleurs, il est important de préciser que cet indicateur n’exprime par un montant "moralement dû" par l’entreprise ; il repose sur les efforts de chaque pays en matière de restauration, et ne prend pas en compte l’efficacité réelle des programmes de restauration. Nous voyons plutôt cet indicateur comme un outil d’évaluation du risque de transition – il permet d’anticiper le coût potentiel que les entreprises pourraient avoir à supporter si, à l’avenir, elles devaient financer les mesures nécessaires pour atteindre un objectif de zéro perte. 

Malgré toutes ses limites, cet indicateur permet de révéler une réalité essentielle : l’ampleur des impacts des entreprises sur la nature est largement sous-estimée, tout comme l’importance des efforts de restauration, souvent négligés. Dans un contexte marqué par un certain backlash ESG, cet indicateur permet de ramener le débat à l’essentiel : les dommages infligés à la nature constituent un risque bien réel, qui finira inévitablement par se matérialiser dans un scénario de transition écologique. 

À ce jour, l’engagement actionnarial nous semble être le levier le plus efficace pour faire évoluer les pratiques des entreprises en matière de biodiversité. Il permet à la fois d’obtenir davantage de transparence de la part des entreprises et, dans le cadre de coalitions d’actionnaires, d’accroître le poids des demandes adressées aux directions. 

Candriam insiste sur la hiérarchie "Éviter – Réduire – Compenser" et sur la prudence vis-à-vis des mécanismes de compensation. Quelles sont, selon vous, les conditions pour que la restauration de la biodiversité soit crédible et ne se résume pas à une simple compensation des dommages causés ? 

Plusieurs éléments sont nécessaires pour qu’une pratique de restauration soit à la fois crédible et pertinente. Toute d’abord, elle doit respecter une certaine cohérence entre l’impact généré et l’écosystème restauré, tant du point de vue de la localisation que de la nature du milieu. Cela n’a pas de sens de compenser l’épuisement d’une nappe phréatique en Australie par la plantation d’arbres en Inde. Ensuite, les projets de restauration doivent être suivis avec la plus grande transparence de manière continue. Enfin, les populations locales doivent être associées à chaque étape du processus, dans le cadre d’une gouvernance participative. 

Vous soulignez qu’il n’existe pas d’indicateur unique pour la biodiversité, contrairement au CO2. Comment parvenez-vous à agréger et articuler les différents indicateurs (Globio, stress hydrique, zones protégées, etc.) pour aboutir à une évaluation cohérente et exploitable dans vos décisions d’investissement ? 

L’enjeu consiste à trouver un équilibre entre pragmatisme et précision. Il est nécessaire d’agréger les données pour faciliter la prise de décision. Mais il faut également tenir compte de la complexité du vivant, et donc accepter de ne pas simplifier à l’excès des phénomènes écologiques profondément interdépendants. Dans cette optique, nous avons fait le choix de distinguer plusieurs grands thèmes liés à la biodiversité – Eau, Pollution, Forêt – afin de les évaluer séparément. Plutôt que de chercher à produire un indicateur unique, nous aboutissons à un ensemble de résultats présentés sous forme de spectre ou de fourchette, permettant de mieux refléter la diversité et la nuance des enjeux liés à la biodiversité. 

Vous évoquez trois leviers : exclusion, intégration et engagement actionnarial. À ce jour, lequel de ces leviers vous semble le plus efficace pour réellement transformer les pratiques des entreprises vis-à-vis de la biodiversité ? 

À ce jour, l’engagement actionnarial nous semble être le levier le plus efficace pour faire évoluer les pratiques des entreprises en matière de biodiversité. Il permet à la fois d’obtenir davantage de transparence de la part des entreprises et, dans le cadre de coalitions d’actionnaires, d’accroître le poids des demandes adressées aux directions. 

La prise en compte des données biodiversité par les investisseurs reste encore trop limitée pour que l’exclusion ait un réel effet de marché. De même, l’intégration demeure marginale, car elle dépend encore largement de la demande – limitée à ce jour – pour des produits d’investissement intégrant des critères biodiversité. 

Vous mentionnez la TNFD et le Science Based Targets Network comme cadres de référence. Comment ces standards vont-ils, selon vous, faire évoluer la pratique des investisseurs dans les prochaines années, et quelles sont encore les principales zones d’ombre méthodologiques à combler ? 

Ces cadres visent avant tout à structurer les méthodes de mesure et à harmoniser les informations publiées par les entreprises. Pris isolément, ils ne transformeront pas directement les pratiques des investisseurs. En revanche, leur adoption combinée à des exigences réglementaires renforcées pourrait constituer un véritable levier de changement, en rendant la transparence et la comparabilité des données incontournables dans les décisions d’investissement.