Selon la plateforme scientifique mondiale sur la biodiversité (IPBES), environ 1 million d'espèces animales et végétales sont aujourd'hui menacées d'extinction.
©KYTan/Shutterstock
2030, Investir Demain

Biodiversité : du diagnostic à la trajectoire, comment intégrer les scénarios

Quels outils et quelles méthodologies peuvent aider les entreprises à intégrer les scénarios biodiversité dans leur stratégie ? Lors du troisième atelier du groupe de travail consacré à la biodiversité et co-piloté par Candriam, les échanges ont montré l’importance croissante de trajectoires robustes, tout en pointant des difficultés techniques et méthodologiques persistantes.  

Les discussions se sont longuement attardées sur le cas d’Icade, qui a structuré sa stratégie biodiversité il y a une dizaine d’années, d’abord sur l’activité de foncière, a expliqué en préambule Josephine Brune, responsable Transition Environnementales chez Icade : "Nous avons noué un Contrat de Performance Biodiversité avec CDC Biodiversité, qui permet de suivre une vingtaine d’indicateurs construits avec des écologues sur la renaturation des parcs d’affaires". Parmi eux, des indicateurs de résultat comme le CBSh, qui indique la quantité et la qualité des surfaces végétalisées et en eau, mais aussi des indicateurs de moyens ainsi que deux indicateurs expérimentaux.

À partir de 2016-2017, la stratégie s’est étendue à l’activité de promotion, avec la mise en place de diagnostics flashs destinés à identifier rapidement les grands enjeux locaux de biodiversité. Depuis, un module biodiversité a été développé avec l’outil Lokimo pour qualifier, en amont des projets, les enjeux écologiques d’un site à partir de données publiques : espèces protégées, pollution des sols, continuités écologiques… Ces démarches s’inscrivent dans une approche globale structurée en quatre temps : mesurer les impacts, les éviter et les réduire autant que possible, renaturer les sites et contribuer — par exemple au Fonds Nature 2050 de CDC Biodiversité —.

Vision globale

Au-delà des outils, Josephine Brune a souligné l’importance d’impliquer les parties prenantes à toutes les étapes, en particulier les acteurs publics et les experts scientifiques. Pour espérer créer des continuités écologiques cohérentes par exemple, "il faut travailler à l’échelle des quartiers et en lien étroit avec les collectivités ", a-t-elle insisté. Un impératif d’autant plus fort que, dans certains cas, un espace doit atteindre 2 500 m² d’un seul tenant pour que la renaturation puisse contribuer à l’objectif ZAN (en l’état actuel de la loi) — une configuration rarement atteinte à l’échelle d’un seul projet immobilier. "Coordonner plusieurs projets pour créer des continuités entre les espaces verts suppose une vision territoriale", a-elle ajouté.

En interne aussi, faire vivre une feuille de route biodiversité ambitieuse reste un défi. "C’est un sujet en constante évolution. Les outils changent, les données s’affinent, les exigences montent. Il faut accompagner les équipes et notamment les opérationnels, confrontés à des indicateurs parfois complexes à interpréter", a poursuivi la responsable Transitions Environnementales d’Icade.

La même exigence de clarté s’applique à la communication externe. "Sur la biodiversité, on essaie d’être le plus transparent possible, notamment dans nos rapports aux investisseurs. On donne la définition de chaque indicateur, et on réfléchit à les relier davantage à des services écosystémiques, pour faciliter la compréhension". Une nécessité, selon elle, dans un secteur où "il existe encore l’idée que l’immobilier est peu concerné par la biodiversité".

Découvrez le Think Tank "2030, Investir demain"

Des défis d’intégration au cas par cas

Josephine Brune a également insisté sur la nécessité de faire des choix à l’échelle de chaque projet. "Il n’y a pas nécessairement de bonnes pratiques universelles, tout dépend du projet, de la collectivité, des enjeux locaux… Mais s’il y a une bonne pratique qui, systématiquement, coche les cases carbone et biodiversité, c’est la rénovation", a-t-elle souligné. Longtemps perçue comme hors de portée pour un promoteur, la réhabilitation est pourtant un axe fort de transformation chez Icade. "C’est un changement de paradigme pour notre métier, qu’on pousse depuis dix ans." Le groupe a notamment lancé Ville en vue, pour restructurer les entrées de ville, et AfterWork, qui transforme des bureaux en logements.

À l’échelle de chaque opération, il faut parfois arbitrer entre des objectifs qui entrent en tension. "Prenez les toitures végétalisées : elles permettent de filtrer l’eau de pluie, d’améliorer l’isolation thermique, d’apporter de la biodiversité… mais pour être efficaces, elles nécessitent un substrat et de la végétation suffisants, et donc lourds, a illustré Josephine Brune. Il faut alors renforcer les structures, ce qui augmente mécaniquement le bilan carbone du bâtiment." Or Icade affiche des objectifs ambitieux sur ce volet : une part significative des projets doivent anticiper les futurs seuils de la réglementation environnementale. "Il faut donc parfois faire des choix, et prioriser certains sujets en fonction des projets."

Ces arbitrages ne se limitent pas aux choix de conception. Ils s’étendent à toute la chaîne de valeur, avec des effets parfois contre-intuitifs. "On peut végétaliser un projet et, en parallèle, aggraver son empreinte biodiversité en augmentant la demande en matériaux de construction", a relevé Florent Rebatel, analyste ESG - Environnement/Biodiversité chez CDC. Mais mesurer l’empreinte biodiversité sur l’ensemble de l’activité reste un défi majeur. "Le calcul de notre Global Biodiversity Score illustre ces difficultés : nous disposons de très peu d’informations sur l’impact réel de la chaîne de valeur, notamment parce que nous sommes promoteurs, pas constructeurs, mais c’est un sujet qui nécessite une réflexion importante", a ajouté Josephine Brune.

L’enjeu de la donnée

Pour aller plus loin dans la prise en compte de la biodiversité, une priorité reste d’accéder à des données fiables et exploitables. "Et pour ça, il faut structurer l’ensemble des filières amont", a indiqué Mme Brune. Mais à la différence du climat, où l’on mesure principalement les émissions de gaz à effet de serre, la biodiversité suppose de croiser plusieurs dimensions : occupation des sols, pollution, conversion des terres, climat, etc. La directive CSRD pourrait jouer un rôle structurant, en imposant aux entreprises de consolider des données de pression exploitables par les analystes, a estimé Clément Molinier, modélisateur ESG senior spécialisé en biodiversité chez Iceberg Data Lab.

Le défi de la donnée dépasse par ailleurs la technique : "Tout le but, c’est de changer les pratiques. Et pour cela, il faut des données réelles, et non des arrondis. Tant qu’on ne fait pas le travail de cartographie fine de la chaîne de valeur, on ne peut pas avancer", a insisté Alix Chosson, analyste ESG spécialisée en Climat & Environnement chez Candriam, qui appelle à un cadre plus clair : "Est-ce que cela doit venir de l’État ? Du régulateur ? Il ne s’agit pas seulement d’imposer des contraintes, mais aussi de fournir des outils."

Dans ce contexte, certains acteurs comme CDC Biodiversité accompagnent les entreprises dans l’évaluation de leur empreinte : identification des pressions dans la chaîne de valeur, modélisation des impacts, définition de stratégies ciblées… "Cette approche est toujours adaptée aux spécificités sectorielles, avec une priorité donnée aux chaînes de valeur à fort impact, liées par exemple à l’agriculture, à l’extraction de matériaux ou à l’exploitation forestière", a détaillé Emma Godefroy, Chargée de projets finance au CDC Biodiversité. L’organisation anime d’ailleurs plusieurs groupes de travail sectoriels, dont un dédié à l’agriculture, pour favoriser la diffusion des bonnes pratiques.

La question de la donnée renvoie aussi à la façon dont les enjeux de biodiversité sont intégrés dans les décisions économiques. Faut-il leur attribuer une valeur monétaire, ou leur accorder un poids équivalent aux critères financiers ? "Nous avons intégré le CBSh comme indicateur de risque à part entière dans nos comités d’engagement. Une dégradation de la note doit être prise en compte au même titre qu’une information sur la valeur foncière", a illustré Josephine Brune.

Il n’y a pas vraiment d’outils stabilisés pour construire des scénarios biodiversité, ni de méthode claire pour les intégrer aux stratégies des entreprises."

Anticiper les trajectoires

La question des scénarios a occupé une place importante dans les échanges. Si leur usage est plus ou moins bien établi sur le plan climatique, leur application à la biodiversité reste encore balbutiante. "Il n’y a pas vraiment d’outils stabilisés pour construire des scénarios biodiversité, ni de méthode claire pour les intégrer aux stratégies des entreprises", a résumé Mme Brune.

Les recommandations de la TNFD apportent quelques balises, en distinguant notamment les scénarios dits normatifs – fondés sur un objectif cible – et exploratoires, construits à partir d’hypothèses. "Côté climat, on a des scénarios normatifs comme le 1,5 °C, et on construit des plans de transition pour s’y aligner. Sur la biodiversité, on est plutôt sur des scénarios exploratoires : par exemple, que se passerait-il si le stress hydrique augmentait ? C’est plus utile pour une analyse de risques que pour fixer un cap stratégique", a noté Elouan Heurard, analyste ESG spécialisé en Biodiversité chez Candriam.

Pour construire ces scénarios exploratoires, plusieurs approches existent, souvent inspirées d’outils déjà éprouvés sur le champ climatique. Certains adaptent par exemple les scénarios socio-économiques mondiaux (SSP) à des enjeux écologiques spécifiques, comme l’usage des terres ou les régimes alimentaires. D’autres s’appuient sur la méthode Delphi, qui consiste à interroger des panels d’experts pour faire émerger des hypothèses structurantes.

Ces hypothèses alimentent ensuite des Integrated Assessment Models (IAMs), comme IMAGE, GLOBIOM ou MAGPIE, qui croisent données socio-économiques et environnementales pour projeter par exemple l’évolution des sols ou des ressources. Ces résultats peuvent ensuite nourrir des modèles plus spécialisés (Biodiversity models), qui traduisent ces pressions en impacts sur la biodiversité. C’est le cas par exemple de GLOBIO, du Biodiversity Intactness Index (BII), ou du Living Planet Index (LPI).

Mais l’exercice comporte des limites. "En fonction du modèle retenu, on peut obtenir des résultats très différents. Il faut donc croiser les approches pour éviter les biais de sélection ou les transferts d’impacts ", a prévenu Elouan Heurard. La recommandation partagée reste de combiner plusieurs modèles et indicateurs, afin de renforcer la robustesse des trajectoires explorées.

Une lecture dynamique des impacts et dépendances

Chez Candriam, une méthode spécifique a été développée pour évaluer l’exposition d’une entreprise à la biodiversité, en croisant trois dimensions : le quoi, le où et le comment. "On commence par regarder ce que fait l’entreprise (quoi) et quel est l’impact de son activité sur la biodiversité, à partir notamment de modèles d’analyse du cycle de vie (ACV). Ensuite, on observe elle opère grâce à des analyses géospatiales. Enfin, on évalue comment elle gère ces deux dimensions : ses politiques internes, l’existence ou non de scénarios, sa capacité à adapter sa stratégie, et les éventuelles controverses", a détaillé Elouan Heurard.

Cette approche est complétée par une lecture prospective, intégrant une dimension temporelle. "Il ne suffit pas d’évaluer une entreprise à un instant T : il faut aussi projeter son comportement à 2030 ou 2040, en anticipant des durcissements réglementaires, des changements dans la production ou encore des modifications des écosystèmes." L’objectif est de déterminer si l’empreinte actuelle est susceptible de s’accroître dans un scénario business as usual, ou si la stratégie de l’entreprise permet d’anticiper une amélioration. Cette démarche peut aussi s’appliquer à l’échelle d’un portefeuille, pour projeter une forme de dette écologique cumulative, sur le modèle des budgets carbone.

Au-delà de leur construction, reste à savoir comment les scénarios sont utilisés. Plusieurs intervenants ont souligné que les scénarios produits par les entreprises restent souvent un exercice formel. "Le problème est qu’ils servent à montrer que tout va bien, sans réellement tester la résilience du modèle face à différents futurs possibles. Sur le climat par exemple, beaucoup d’entreprises construisent différents scénarios de transition, mais sans intégrer les deux dimensions : risques physiques et risques de transition", a indiqué Alix Chosson.

Ces scénarios restent utiles pour anticiper des trajectoires sur lesquelles s’aligner, mais ils ne doivent pas conduire à une lecture erronée des indicateurs de risque physique, qui pourrait inciter à réduire les dépendances à la nature, a complété Florent Rebatel : "Ce n’est pas parce qu’un système dépend de la biodiversité qu’il faut le remplacer. L’agroécologie, par exemple, dépend fortement des écosystèmes – mais c’est justement une solution. Idem pour des matériaux comme le bois dans la construction."

C’est pourquoi certains plaident pour la prise en compte d’un scope 4, qui permettrait de valoriser les impacts évités — autrement dit, les contributions positives apportées par des entreprises qui facilitent la transition d'autres acteurs. "Il faudrait que les outils de mesure d’impact ou d’empreinte permettent aussi de capturer cette dimension, notamment pour les investisseurs", a observé Florent Rebatel. "C’est là que les scénarios deviennent indispensables : quand on parle d’impacts évités, on entre dans une logique de théorie du changement. Il faut une situation de départ et un scénario amélioré pour estimer ce qu’on a réellement évité", a souligné Alix Chosson.

Des travaux sont en cours pour structurer ce cadre d’analyse. "Nous avons rejoint cette année un projet de recherche européen, dans le cadre du programme Horizon Europe, dont le rôle de CDC Biodiversité sera notamment de construire des trajectoires sectorielles alignées sur le Cadre mondial pour la biodiversité (GBF)", a mentionné Emma Godefroy. Le projet, pensé de manière holistique, vise à développer des outils financiers compatibles avec les objectifs de préservation de la biodiversité.

"Les scénarios ont aussi l’intérêt d’intégrer une dimension temporelle dans l’analyse et de mettre en perspective les stratégies d’entreprise : sont-elles réellement ambitieuses, ou en décalage avec les trajectoires du secteur ou du pays dans lequel elles opèrent ?", a conclu Elouan Heurard.