Claire Martinetto, présidente du directoire d’Ecofi, et Bertrand Badré, fondateur et managing partner de Blue Like an Orange Sustainable Capital.
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2030, Investir Demain

Développement durable et enjeux ESG : "La finance a son rôle à jouer"

Pour conclure ce premier cycle du Think Tank "2030, Investir Demain", Claire Martinetto, présidente du directoire d’Ecofi, et Bertrand Badré, fondateur et managing partner de Blue Like an Orange Sustainable Capital, sont revenus sur les grandes conclusions des ateliers du groupe de travail "Ressources Essentielles". Entretien.

Tout au long de l’année, le groupe de travail co-fondé par Ecofi s'est penché sur la question de la gestion des ressources essentielles, qu’elles soient naturelles ou humaines. Pour conclure ces réflexions, Claire Martinetto, présidente du directoire d’Ecofi, et Bertrand Badré, fondateur et managing partner de Blue Like an Orange Sustainable Capital, ont échangé sur les conclusions issues de ces travaux et sur les défis que la finance durable doit encore relever.  

L'élan ESG qu’on avait connu ces dernières années s’essouffle, et la deuxième présidence de Donald Trump a encore accentué les incertitudes et les déséquilibres à l’échelle mondiale. Selon vous, où se situe désormais l’urgence en matière de transition et, plus largement, de prise en compte des enjeux ESG ? 

Claire Martinetto : Je pense que l’urgence n’a pas changé. La nouvelle présidence de Donald Trump rebat les cartes, mais les enjeux n’ont pas disparu. Nous restons convaincus que ceux qui étaient déjà engagés dans la transition vont le rester, même aux Etats-Unis. Néanmoins, cela met en lumière le fait que la gestion de ces enjeux ne peut plus se faire uniquement au niveau des Etats, on ne peut pas attendre des décisions qui soient uniquement politiques. D’autant que c’est très compliqué d’avoir une approche mondiale unifiée. Selon nous, il faut engager tout l’écosystème. Nous le pensons depuis longtemps chez Ecofi : la finance a son rôle à jouer.  

Bertrand Badré : Ma conviction c’est que tant que nous ne toucherons pas aux fondamentaux des règles qui gouvernent l’économie de marché, nous resterons à la marge. S'il y a une finance durable, ça veut dire qu'il y a une finance non durable, et le risque de cette partition c’est de se contenter d’une petite poche qui finance des activités durables et dans laquelle on se sent bien, tout en permettant au reste de continuer à prospérer. Tant que nous n’aurons pas incorporé les approches durables dans nos normes comptables, nos modes de rémunération, nos outils de gouvernance et tout ce qui fait la vie quotidienne de la finance, nous resterons sur une base volontaire, donc fragile.  

Le deuxième point, c’est que le durable n’est plus un sujet à la mode. Bien sûr, ça n’est pas une question de mode ; chaque nouvelle année est plus chaude que la précédente et on ne peut pas faire comme si cela n’existait pas. Mais il y a une superposition de priorités aujourd’hui qu’il ne faut pas ignorer et qui nous oblige à réfléchir à la meilleure manière d’articuler cette priorité du durable. Par exemple, l’économiste Patrice Geoffron me faisait la réflexion, un peu désabusée, que l'effort militaire supplémentaire demandé aux Européens couvrait largement la facture de ce qu'il fallait mettre sur la table pour faire face au changement climatique. Même si on comprend très bien pourquoi il faut faire cet effort, les enjeux climatiques sont aussi très importants. Mais il y a des priorités et ce sont les questions géopolitiques qui occupent le devant de la scène.  

En revanche, même si beaucoup d’acteurs de terrains, de collectivités, d’entreprises, etc., gardent le cap, nous sommes dans un monde où les Etats reprennent la main. Certes, il y a des Etats américains qui veulent continuer à œuvrer pour la durabilité, mais dans le même temps le gouvernement interdit aux scientifiques américains de participer aux travaux du GIEC. Il faut prendre acte de cette nouvelle réalité et réfléchir à la meilleure manière de s’adapter. Et surtout, il faut pouvoir fédérer la majorité silencieuse qui a envie que l’histoire se termine bien.  

Dans ce contexte international incertain et individualiste, les yeux sont tournés vers la Chine qui a, ces dernières années, misé sur le développement de normes et d’industries vertes. Faut-il s’en inspirer ?  

C.M. : Oui, je pense qu’il faut regarder ce qu’il se passe en Chine. Mais il faut garder en tête l’aspect uniforme de la décision et de l’application de la décision alors que, de notre côté, nous sommes plus disparates et nous avons du mal à nous mettre d’accord sur beaucoup de sujets. C’est vrai que la Chine a fait énormément de choses ces dernières années : il y a notamment des villes entières qui sont devenues praticables alors qu’elles ne l’étaient pas il y a vingt ans. Il y a bien sûr des enseignements à tirer, mais nous avons aussi nos atouts : une économie de l’innovation, des compétences, une régulation plutôt avant-gardiste sur le sujet. Je pense que nous avons les moyens de faire avancer les choses et, surtout, la collaboration public-privé doit être poussée au maximum.  

B.B. : La Chine, c’est un paradoxe. C’est à la fois le plus gros contributeur au problème et le plus gros contributeur à la solution. Mais, en même temps, ils sont en train de passer de problème à solution. On peut discuter des moyens mis en œuvre, mais il faut reconnaître qu’ils ont une vision stratégique. Je pense qu’ils aspirent à être la première puissance durable d’ici 2050, non seulement en produisant tout l’équipement de la transition à bas coût, mais aussi en imposant leurs normes. Aujourd’hui, les Etats-Unis se retirent des enjeux de durabilité et l’Europe, bien qu’ayant envie d’avancer, est plutôt hésitante. En revanche, la Chine continue d’avancer. Sur le plan normatif, ils sont les pionniers, et je ne serais pas surpris s'ils réussissaient à nous imposer leurs normes d’ici 10 ou 15 ans. Il y a une dynamique chinoise qui est scrutée et qui n'est pas négligeable : c’est le premier partenaire commercial de la plupart des pays du monde, ce qui veut dire qu’elle s’exporte plus facilement que les autres.  

On assiste à un véritable "greenhushing" : les entreprises ne communiquent plus sur leurs pratiques de développement durable. Pourtant, on a besoin de la pression des pairs : si plus personne ne pédale, le peloton ralentit.

Aujourd’hui, les entreprises peuvent-elles être le principal moteur du changement ?  

C.M. : Il y a des entreprises qui sortent du lot, et je pense qu’elles sont évidemment au cœur de tous ces enjeux. C'est à elles de modifier leurs chaines de valeur, leur offre, leur mode de distribution, etc. Mais il n'empêche qu'il faut dépasser l'échelle française si nous voulons avancer. On ne peut pas non plus rester au niveau des seules entreprises, il faut les enrichir d'un écosystème : investisseurs, pouvoirs publics, collectivités... Cela fait partie des critères que nous regardons avant d’investir dans une entreprise. Et même au-delà de toute analyse extra-financière, une entreprise isolée aura de toute façon beaucoup de mal à être résiliente et performante sur le long terme. Nous avons une vision d’investisseur de long terme qui, je trouve, manque autour de nous. On retrouve beaucoup de visions court-termistes alors que la Chine, comme Bertrand l’a souligné, réfléchit sur le long terme.  

B.B. : En effet, l’entreprise toute seule ne va pas y arriver, même s’il y a une volonté de continuer. Dans l'expression "économie de marché", le terme "marché" est très intéressant. Si l’entreprise n’est pas portée par le marché, si les consommateurs et les investisseurs s’en désintéressent, ça ne peut pas fonctionner. Je prends souvent l’exemple du peloton d’une course cycliste qui va plus ou moins vite en fonction des coureurs en tête. C’est pareil pour les entreprises. Or, aujourd’hui, on assiste à un véritable "greenhushing" : les entreprises ne communiquent plus sur leurs pratiques de développement durable. Pourtant, on a besoin de la pression des pairs : si plus personne ne pédale, le peloton ralentit. Je pense qu’il faut retrouver un discours de cohésion sur ces questions, même si c’est beaucoup plus facile à dire qu’à faire.  

Bertrand Badré vous avez beaucoup travaillé sur les enjeux relatifs à la gestion et l’accès à l’eau. Où se situe aujourd’hui l’urgence en France et en Europe ?  

B.B. : L’eau, c’est la vie. C’est une ressource qui a une dimension sacrée dans la plupart des cultures et qui génère de nombreux conflits. Sur les ressources en général, et sur l’eau en particulier, on alterne entre des phases de coopération et de bénéfices partagés et des phases où chacun cherche à avoir la plus grosse part. C’est ce qu’on observe par exemple avec Donald Trump qui, confronté à un problème de ressources, souhaite annexer le Groenland. Les conflits d’usage qui ont lieu en France, c’est pareil. Et au-delà des ressources, on assiste à un mouvement global qui tend de plus en plus vers l’individualisme. Tout l’enjeu consiste donc à retrouver de la coopération.   

Découvrez le Think Tank "2030, Investir Demain"

Pour finir sur une note plus optimiste, pouvez-vous nous donner des exemples d’initiatives positives, comme des entreprises qui ont réussi à se transformer pour avoir un plus grand impact ESG ou des jeunes entreprises avec un modèle économique vertueux pour la préservation des ressources naturelles ?  

B.B. : Avec Blue Like an Orange, nous avons réussi à démontrer qu'on pouvait avoir une performance financière qui satisfait aux critères de rendement d'investisseurs institutionnels traditionnels tout en ayant un impact. Et ce même si l'impact n'est pas valorisé en tant que tel. Par exemple, nous avons investi dans des cliniques au Kenya portées par des médecins américains et implantées dans des quartiers très défavorisés. Le coût de la consultation est de 2 dollars seulement, ce qui leur permet d’accueillir environ 1 500 patients par jour, soit un peu plus d’un demi-million par an. Et la dernière fois que j’y suis allé, j’ai été frappé par l’ambiance qui y régnait : il y avait des ballons gonflés à l’hélium, des enfants qui jouaient dans tous les sens, on s’y sentait bien. C'était vraiment aux antipodes de l’ambiance sinistre des salles d’attente des hôpitaux français. 

C.M. : Ecofi a un ancrage très fort dans l’économie sociale et solidaire et, à notre échelle, nous réussissons à créer des initiatives qui ont un impact local et qui mélangent acteurs locaux, investisseurs et pouvoirs publics. L’exemple qui me vient en tête est un exemple gourmand : il s’agit de la marque de chocolat Ethiquable, spécialisée dans le commerce équitable et fondée dans le Gers dans les années 2000. En 2007, leur entreprise comptait 30 salariés et, très clairement, nos investissements correspondaient à leurs besoins en fonds de roulement. Aujourd’hui, l’entreprise compte 150 salariés et le chiffre d’affaires atteint 75 millions d’euros. Il y a plusieurs localisations en Europe, de nombreuses références de produits, et ils ont également fondé une chocolaterie dans le Gers, près de leur siège, qui a créé de nombreux emplois. C’est une vraie success story. Un autre exemple que j’aime beaucoup, et qui devrait être profitable dès 2026, s’appelle Tom&Josette. Ce sont des micro-crèches installées dans des EHPADS. C’est vrai que l’impact reste très local et ne répond pas aux grands enjeux mondiaux, mais je pense que ce sont des exemples qui méritent d’être mis en avant et dont on devrait s’inspirer.