Chariot à la main, Jean-Roch Bonnin charge un panneau de contreplaqué de deux mètres de haut, à la Ressourcerie du cinéma, un projet qui se lance à Bagnolet, en banlieue nord-est de Paris. Cette "feuille-décor" aurait dû être jetée, mais il l'a récupérée et va la livrer pour le tournage d'un court-métrage. "Notre but, c'est qu'il y ait un maximum de réutilisation, plutôt que de choses qui partent à la benne", explique-t-il. Le geste peut sembler anodin, mais le réemploi des décors est l'un des postes sur lesquels les producteurs peuvent agir, dans un milieu qui commence à prendre conscience de son empreinte écologique : le tournage d'un long-métrage peut générer 1000 tonnes d'équivalent CO2, dont un cinquième liées aux décors, selon l'organisation professionnelle EcoProd. Car en général, dans les studios où un tournage chasse l'autre, "c'est toujours plus facile de jeter que de recycler", témoigne M. Bonnin. Il en sait quelque chose : pendant 25 ans, il a monté des centaines de cloisons, poutres et fausses fenêtres pour des décors de films. La plupart sont fixés sur des chassis en bois, tenus par des équerres. Du léger et pas cher, jeté par bennes entières.
Un ancien monastère tout neuf
L'équipe de la Ressourcerie du cinéma a récemment récupéré des dizaines d'éléments d'un ancien monastère, recréé en studio, "tout en matériau neuf" : "si on n'était pas intervenus, c'était 500 m2 de décors qui allaient à la benne. On a récupéré dix camions pleins, et tout ça va pouvoir resservir pour des pubs, des clips, et des long-métrages". Moquettes, polystyrène, fenêtres peuvent aussi être mis à disposition d'artisans, en dehors du cinéma. La Ressourcerie recycle en fait une vieille pratique : jusque dans les années 1980, la plupart des décorateurs réutilisaient leurs "feuilles décor", explique Philippe Boulenouar, décorateur à la retraite qui épaule l'équipe. Mais avec la chute du prix des matériaux, et la hausse des prix de stockage, toute une façon de travailler s'est perdue. Il faut réapprendre à intercaler une couche de toile de jute entre un papier peint et son support, pour pouvoir le décoller ensuite sans abîmer.
"Beaucoup de chefs décorateurs nous ont contactés et veulent jouer le jeu", relève Jean-Roch Bonnin. Certains anticipent une arrivée de clauses environnementales conditionnant les aides au cinéma. La préoccupation est globale, avec des gros tournages hollywoodiens qui se veulent désormais vertueux, notamment un volet de Spiderman ou le "Pentagon Papers" de Spielberg. Plusieurs projets de réemploi de décors et costumes sont en place en France, précise Joanna Gallardo, spécialiste du sujet à la commission du film d'Île-de-France.
"Des tas de salles de bains"
Déjà les éléments de décors de la Ressourcerie s'empilent dans différents entrepôts : un "showroom" sans apprêt dans un espace de stockage à Bagnolet ; un entrepôt promis à la destruction avant les Jeux Olympiques, dans un coin reculé des Yvelines... C'est dans ce bâtiment, aux allures de caverne d'Ali Baba, qu'officie Matthieu Génin, 47 ans, un "sourceur", capable de dénicher le moindre objet d'époque nécessaire à un tournage. Au milieu d'un fatras de faux panneaux de rouille, de cartons et de lampes, il se souvient d'un tournage récent à Angoulême, "après lequel un terrain de foot entier de feuilles décor a été broyé, sans que personne ne bouge". Avec son entreprise Arlequin Matériaux, il veut se spécialiser dans les accessoires, du banc au réverbère en passant par les portes d'usine. Dans ce domaine, une partie des objets, souvent louée par des sociétés spécialisées, est réutilisée. Mais d'autres finissent à la poubelle, et Matthieu Génin veut les récupérer. "Voici tout un décor d'hôpital début XXe, type Pitié-Salpêtrière", s'extasie-t-il en montrant des chutes de carrelage et des lavabos : "De quoi faire des tas de salles de bains et de WC !".
Et sur Internet, "Récupscène" ou le Bon Coin des théâtres et opéras
Depuis 2018, la plateforme numérique Récupscène sert d'intermédiaire pour les salles et compagnies qui veulent vendre ou acheter du décor ou du matériel inutilisés. Créée dans une démarche résolument écologique par Yann Burlot et Marc Labourguigne, un comédien et un directeur technique, Récupscène a vu le nombre d'annonces bondir à 1700 en 2020, soit le double par rapport à l'année précédente et celui d'utilisateurs inscrits est passé de 1500 à plus de 2400. "Ce qu'on a constaté, c'est que tous les théâtres et beaucoup de compagnies ont profité de la pandémie pour faire le tri et vider leurs stocks", explique à l'AFP M. Labourguigne, directeur technique de la Nouvelle scène nationale Cergy-Pontoise/Val d'Oise. "Les grands théâtres ont plus tendance à vendre et les petites compagnies à acheter. Malgré la fermeture des salles, beaucoup d'artistes y font des créations et ont besoin de matériel. Comme il n'y a pas de premières, ils ont le temps de fouiller".
Leur idée est née après avoir été consternés pendant de longues années par le volume de décors et matériel jeté à la déchetterie par le milieu du spectacle vivant. "Jeter, c'est entre 1000 et 2000 euros de frais, car il faut louer une benne de 20 m3 à 600 euros puis payer les intermittents pour déplacer tout ça", explique M. Labourguigne. "Le fait de pouvoir revendre, ça fait une économie de 80 %". "Il y du matériel qui traîne et il y a beaucoup de gens qui sont constamment à la recherche de matériel, donc on a voulu centraliser ça", précise-t-il.
Les objets qui passent par Récupscène sont divers : "C'est comme dans une brocante. On a eu une fois une très belle calèche, une voiture démontable", raconte Yann Burlot, qui travaille dans la compagnie "La Part des anges" de Pauline Bureau. "Plus triste, le Cirque Plume (qui a tiré sa révérence en 2020) a vendu une partie de son matériel, avec des chapiteaux de 8000 places chacun, des dizaines de caravanes, du matériel son et lumières", ajoute-t-il.
La plateforme est active sur la Belgique et a reçu même une demande d'Italiens concernant un théâtre parisien qui renouvelait son parc audio encore largement performants. "De tout temps, aucun scénographe ne veut réutiliser la scénographie d'un autre. Je crois que ce propos n'est plus d'actualité car aujourd'hui on arrive à retravailler les choses de manière peu chère, on en change la couleur et la forme", souligne M. Labourguigne, évoquant en plus un contexte de baisses de subventions depuis des années et surtout la pandémie. "Ca permet à énormément de petites structures d'avoir un matériel qui est encore aux normes, en état de fonctionnement, pour 15 à 20 % du prix neuf", précise-t-il.
Avec AFP.
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