Après une première condamnation, Yuka a finalement gagné son appel contre le lobby de la charcuterie.
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Nitrites : conflit entre Yuka et les industriels de la charcuterie

Débat d'ID.

Condamné en justice pour ses informations sur les nitrites dans la charcuterie, Yuka considère cette décision comme une atteinte à la liberté d'expression. Du côté des industriels de la charcuterie, on se défend de toute accusation sur les risques liés aux nitrites. ID a rencontré les deux parties prenantes pour leur permettre d'exprimer leurs arguments.

Alors que les consommateurs prennent de plus en plus conscience de l'importance de l'alimentation pour leur santé, plusieurs outils sont apparus ces dernières années pour tenter de les guider vers des choix alimentaires plus sains et raisonnables. C'est le cas notamment de l'application Yuka, apparue en 2017, qui propose aux consommateurs de scanner les code-barres des produits sur son application. Celle-ci affiche un message sur l'impact de l'aliment sur la santé, ainsi que des informations sourcées qui appuient leurs arguments.

Cependant, l'application fait l'objet de plusieurs critiques de la part d'industriels sur les messages qu'elle envoie à ses consommateurs. Récemment, Yuka a ainsi fait l'objet d'un procès de la part de la Fédération des Industries Charcutières et Transformation de viandes (FICT), qui accusait Yuka "d'actes de dénigrements" à propos des nitrites présents dans leurs produits. ID a rencontré Julie Chapon, co-fondatrice de Yuka, ainsi que Bernard Vallat, président de la FICT, afin de leur permettre d'exprimer leurs positions sur les nitrites et l'impact de ces décisions de justice sur leurs activités.

Une interview réalisée en partenariat avec France Inter. Écoutez la chronique Social Lab ici.

Bernard Vallat
Président de la FICT

Pourquoi avoir attaqué Yuka en justice ?

"Nous faisions face à des messages extrêmement violents exprimés dans l’application de Yuka, qui affichait notamment une pétition demandant l’interdiction des charcuteries, ainsi que l’avis de l’OMS disant que ces produits étaient cancérigènes. Nos entreprises ont considéré, étant donné qu’elles se font traiter d’ "empoisonneur" alors qu’elles respectent la règlementation, qu’il fallait dialoguer avec Yuka pour essayer de trouver des solutions. Ce que Yuka a refusé, ne répondant même pas à nos demandes. Nous avons donc été conduits à proférer une mise en demeure. Yuka a répondu par une campagne de presse qui nous accusait d’intimidation.

Notre Fédération a donc engagé des procédures judiciaires et Yuka s’est fait condamner. Ensuite, d’autres entreprises, qui ont estimé avoir subi des préjudices économiques, ont demandé des dommages et intérêts. Un contentieux à été créée par ABC industrie à Aix-en-Provence et une autre par Mont de la Coste à Ussel en Corrèze. Ces deux tribunaux ont rendu des verdicts similaires, demandant à Yuka de supprimer l’avis de l’OMS sur le caractère cancérigène de la charcuterie."

Julie Chapon
Co-fondatrice de Yuka

Comment avez-vous réagi à cette décision de justice ?

"Avec deux premières condamnations à des dommages et intérêts, on s'attendait  à devoir payer des dommages et intérêts pour la troisième affaire.. Ce qui nous a le plus surpris, c’est l’interdiction d’afficher un avis de l’OMS sur les dangers liés aux nitrites. Entre cette décision, qui est pourtant un avis médical reconnu, et le fait de ne plus être autorisés à relayer de pétitions, nous estimons que c’est une entrave à la liberté d’expression. Je ne crois pas qu’il existe de tels précédents en France.

Nous avions déjà eu des menaces dans nos cinq ans d’existence, mais c’est la première fois que nous avons dû faire face à une attaque de cette ampleur. Ce que l’on voit à travers cette affaire, c’est une illustration des "procédures-baillons", qui ont pour objectif d’épuiser Yuka à la fois moralement et financièrement.

Bernard Vallat
Président de la FICT

Quelle est votre position sur l'utilisation des nitrites ?

"Les charcuteries sont des produits avec une très longue histoire. Nous essayons depuis l’Antiquité de trouver des techniques pour conserver la viande lors de périodes de disette. L’usage du sel est un facteur de conservation des viandes, et les anciens s’étaient rendus compte qu’en y ajoutant du salpêtre, le sel de pierre, les charcuteries étaient conservées plus longtemps. Il y avait également moins d’accidents sanitaires lors de leur consommation.

Plus récemment, on s’est aperçu que le produit actif dans le salpêtre est le nitrite, qui avait également un effet bénéfique sur le goût du produit. Cette découverte a permis au charcutier de l’utiliser seul et de le doser d’une façon extrêmement précise. Ce qui a déclenché la polémique, c’est un avis de l’OMS qui a fait une alerte sur un possible effet cancérigène de ces produits. Mais dans cette publication, on trouve également le soleil comme source de cancer. 

Cette polémique vient du fait que ceux qui attaquent cet additif ne considèrent pas qu’en le dosant, le danger signalé par l’OMS ne se transforme pas en risque pour les consommateurs. Les différentes agences de santé européennes se sont préoccupés de cette publication et ont calculé un bénéfice-risque entre les dangers mis en avant et les risques sanitaires liés à l’absence de ces additifs face à des bactéries comme les salmonelles. L’Agence européenne a confirmé son utilité, à condition de limiter son utilisation à 150 mg par kilo. Le monde entier, sauf l’Iran, autorise les nitrites, et plusieurs comme l’Allemagne et le Canada les rendent obligatoires."

Julie Chapon
Co-fondatrice de Yuka

"La FICT elle-même reconnaît qu’il y a 1 200 morts par an à cause des charcuteries. L’OMS estime quant à elle à 4 500 le nombre de décès attribués aux nitrites. Ensuite, les gouvernements ne suivent pas forcément les recommandations de l’OMS, notamment pour des raisons économiques. L’OMS classe bien la cigarette comme cancérigène, mais aucun gouvernement n’ose les interdire en raison de l’enjeu financier trop important. C’est la même chose pour les nitrites.

Toute la charcuterie est classée comme cancérigène de catégorie 1 par l’OMS, soit le même niveau que la cigarette. C’est la seule catégorie d’aliments dans cette classification. Il existe une proposition de loi pour les interdire, que nous supportons naturellement."

Julie Chapon
Co-fondatrice de Yuka

Comment cette décision va-t-elle impacter votre communication ?

"Lorsqu’on se lance sur un sujet comme celui des nitrites nous nous assurons de la justesse du combat. En l’occurrence nous ne nous sommes pas lancés seuls, nous l’avons fait avec Foodwatch et la Ligue contre le cancer. Axel Khan, qui était un éminent scientifique, menait un combat acharné contre les nitrites à nos côtés. Il y a énormément de sources scientifiques qui existent sur la question, donc notre démarche est difficile à contester.

Bien sûr que ça dérange de pouvoir informer les consommateurs pour qu’ils puissent ensuite faire des choix un peu plus éclairés. Cette décision de justice laisse aussi à penser que les intérêts financiers des industriels priment sur l’information et la santé des consommateurs. Je parle de "procédure-bâillon" notamment parce que derrière ces trois procédures, il s’agit des mêmes personnes, soit la FICT et deux sociétés qui appartiennent à son Vice-Président. Ils ont les mêmes avocats et les dossiers sont quasiment des copiés-collés, avec quelques modifications de contexte à chaque fois.

Quant au montant des dommages et intérêts demandé, qui est supérieur à un million d’euros, alors que notre bénéfice net en 2020 est seulement de 20 000 euros, l’objectif caché est de nous faire mettre la clé sous la porte. Sans parler du fait de nous faire subir des procédures comme celle-ci, qui est également épuisant moralement."
 

Bernard Vallat
Président de la FICT

"Quand vous êtes trainés dans la boue et que vous essayez de justifier votre politique en vous appuyant sur les avis des scientifiques les plus renommés en la matière en Europe et dans le monde, alors que ces entreprises continuent de proférer des contre-vérités scientifiques, quelle est la solution? Nos entreprises ont bien entendu pris en compte le risque médiatique d’être dépeintes en grands méchants qui attaquent le gentil informateur.

Certains font circuler des messages disant que nous voulions couler les applications qui informent les consommateurs, ce qui est totalement erroné. Nous sommes très heureux de voir des applications apporter des informations supplémentaires à celles déjà obligatoires sur les étiquettes, et nous voulons également des dialogues avec elles pour enrichir les messages pour les consommateurs, qu’ils soient positifs ou négatifs. Il y a une espèce de victimisation contre laquelle nous avons du mal à nous exprimer."