Sara Carvalho De Oliveira, analyste ESG & Frédéric Ponchon, gérant.
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INFO PARTENAIRE

« L’emploi : un thème encore sous-représenté au regard de l’importance qu’il occupe dans la société »

Figurant parmi les principales préoccupations des épargnants et porteuse d’enjeux cruciaux pour la transition vers une société plus durable, la thématique de l’emploi reste pourtant souvent limitée à une approche quantitative dans les stratégies ISR, observent Sara Carvalho De Oliveira et Frédéric Ponchon, respectivement analyste ESG et gérant chez Sycomore Asset Management. Pour apporter une vision plus holistique sur les problématiques multiples associées à ce sujet, la société de gestion a co-développé, avec le cabinet The Good Economy, The Good Jobs Rating, une métrique permettant d’évaluer la contribution sociétale des entreprises en matière d’emploi au regard de trois dimensions : QUANTITÉ, QUALITÉ & INCLUSION et GÉOGRAPHIE.

Pourriez-vous revenir sur la genèse de cette métrique ?

Dans le cadre de la gestion du fonds Sycomore Shared Growth, qui investit dans des entreprises apportant des solutions à de grands enjeux sociétaux, nous avons décidé de nous intéresser à la question de l’emploi en tant qu’impact sociétal des entreprises. C’est-à-dire la capacité de ces dernières à fournir des opportunités d’emplois en quantité suffisante, de qualité et accessibles aux personnes ayant le plus de difficultés d’accès à l’emploi, et ce, dans des zones géographiques où leur besoin se fait le plus sentir.

Nous considérons, en effet, qu’au cours de la prochaine décennie, cette thématique va être sous le feu de multiples disruptions qui vont à la fois entraîner des risques, si elles ne sont pas bien maîtrisées, mais aussi créer des opportunités. 

La première d’entre elles est le changement générationnel, qui devrait provoquer l’apparition de nouveaux besoins chez les salariés (flexibilité, indépendance…), mais qui soulève aussi des enjeux de précarité et d’accès à l’emploi chez les populations les plus jeunes ou de maintien dans l’emploi des seniors au sens du marché du travail.

Ensuite vient la transformation digitale, avec d’un côté de nombreux métiers risquant de disparaître et, de l’autre, des opportunités d’emplois nouveaux : les entreprises auront sur ce point un rôle sociétal crucial à jouer dans la formation des salariés et la création de ces métiers de demain.

Enfin, on estime que les secteurs les plus affectés par la transition écologique (dont notamment le transport, la construction, l’agriculture et l’énergie) représentent près d’1,5 milliard d’emplois, soit environ la moitié de la main-d’œuvre mondiale. Il s’agit là encore d’aller dans le sens de l’accompagnement et de la formation.

Nous avons donc approché le cabinet de conseil britannique The Good Economy, spécialisé dans la mesure et la gestion des impacts sociaux et qui avait déjà développé une méthodologie focalisée sur l’empreinte emploi des entreprises au Royaume-Uni. L’idée a été d’engager un travail collaboratif afin d’étendre la méthodologie à l’Europe et de l’adapter à nos besoins et notre philosophie d’investissement.

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La thématique de l’emploi recoupe de nombreux enjeux aujourd’hui, quels sont-ils ?

 

Il s’agit effectivement d’un enjeu sociétal très fort, matérialisé par l’Objectif de Développement Durable (ODD) numéro 8 : « Travail décent et croissance économique ». Celui-ci insiste particulièrement, au-delà de la création d’emplois, sur la nécessité d’un accès équitable à tous : hommes, femmes, personnes handicapées, jeunes, seniors… À l’heure où l’on constate des inégalités croissantes qui constituent un risque systémique majeur, l’emploi est un levier clé pour parvenir à une économie plus soutenable et inclusive.

 

Il y a donc un double enjeu, à la fois de cohésion sociale, par une réduction des inégalités, mais aussi d’intégration, d’inclusion par le travail : le fait de pouvoir subvenir à ses besoins et se sentir utile à la société joue sur le bien-être des individus.

 

D’autre part, la spécificité de l’ODD 8 est qu’il peut être un levier de contribution positive ou négative au développement durable pour toutes les entreprises, quel que soit leur secteur. Il est par ailleurs très lié aux autres ODD : un emploi décent et bien rémunéré peut par exemple aussi participer aux ODD #1 « Pas de pauvreté » ou #3 « Bonne santé et bien-être ». 

 

Il y a également des enjeux économiques pour les entreprises ?

 

Il existe des impacts qui peuvent être plus ou moins directs sur la performance. D’abord, la question de l’emploi est toujours très centrale dans les discussions qui peuvent intervenir entre les États et les entreprises, et nous considérons qu’une société fournissant des emplois de qualité dans des régions qui en sont éloignées sera mieux perçue.

 

Ensuite, si l’on regarde la dimension qualité/inclusion de la métrique, nous retrouvons des indicateurs sur le pourcentage d’employés dans le secteur de l’entreprise parmi les catégories de population ayant le plus de difficultés d’accès à l’emploi – jeunes, seniors, personnes les moins qualifiées…- et sur la qualité sociale de l’emploi proposé : opportunités d’évolution, équité des rémunérations… Une entreprise n’incluant pas assez ces catégories de travailleurs se prive d’un énorme vivier de talents.

 

Sur la dimension géographique, nous valorisons notamment les entreprises qui ont choisi d’implanter ou de conserver leur siège en dehors des grands centres économiques, et nous constatons qu’il s’agit d’un vecteur très fort de renforcement du lien avec les écosystèmes locaux. En étant de gros employeurs régionaux, elles peuvent bénéficier à la fois de bonnes relations avec les communautés locales et d’une loyauté importante des salariés. Par extension, cela peut s’étendre au consommateur, de plus en plus attentif à cet aspect d’empreinte locale.

 

Il y a une envie de la part de l’épargnant d’avoir un impact positif sur l’emploi via ses investissements, et il y a un écart entre cette envie et ce que l’ISR peut offrir aujourd’hui.

 

 

Justement, les problématiques liées à l’emploi sont aujourd’hui particulièrement importantes aux yeux du grand public… 

 

Le dernier sondage du Forum pour l’Investissement Responsable (FIR) et Vigeo Eiris montre en effet que l’emploi figure en tête des sujets prioritaires pour les épargnants, peut-être parce qu’il s’agit d’une expérience vécue par tous.

 

Il se classe d’ailleurs devant d’autres thématiques qui, aujourd’hui, sont mieux appréhendées par la communauté financière, à l’image du climat. L’idée n’est pas d’opposer ces différents enjeux, centraux en matière de développement durable, mais de souligner que le thème de l’emploi est encore sous-représenté dans l’investissement responsable au regard de l’importance qu’il occupe dans la société.

 

La notion d’emploi figure pourtant dans les reportings de nombreux fonds ISR sous la forme d’un indicateur portant sur la croissance des effectifs des entreprises en portefeuille. Quelles sont les limites de ce dernier ? 

 

Cet indicateur est le plus intuitif lorsque l’on pense à la thématique de l’emploi, et il constitue d’ailleurs l’une des composantes de The Good Jobs Rating. Mais il s’agit d’une dimension parmi d’autres, d’autant que cette métrique n’est pas toujours évidente à retraiter pour arriver à un indicateur de création d’emplois, car peu d’entreprises reportent précisément sur ce sujet. C’est pour cette raison qu’il nous semblait important de la compléter avec notamment des indicateurs sur la création d’emplois indirects et induits.

 

Il était également fondamental de développer la dimension qualité et inclusion afin qu’elle prenne autant de place que le critère quantitatif. Il s’agit, en tant qu’investisseurs responsables, de rechercher la création d’emplois décents, socialement de qualité et accessibles au plus grand nombre et d’apporter une réponse à la réflexion suivante : créer des emplois oui, mais quel type et pour qui ? Un emploi créé à Paris pour une personne très qualifiée n’ayant pas de difficulté d’accès à l’emploi n’a pas la même contribution sociétale qu’un emploi créé dans une région ayant un fort taux de chômage et pour un travailleur marginalisé. Le projet de ce rating est d’apporter de la nuance sur la contribution sociétale d’un emploi. 

 

Au-delà du développement de cette métrique, comment Sycomore AM s’empare-t-elle de la thématique de l’emploi dans sa démarche d’investisseur responsable ?

 

The Good Jobs Rating est aujourd’hui pleinement intégré au pilier sociétal de notre modèle d’analyse SPICE et s’applique donc à l’ensemble de la gamme.

 

En parallèle, il s’agit également pour nous d’un thème d’engagement, à la fois individuel et collaboratif, sur des points plus ciblés de la métrique. Récemment, nous avons pris part à l’initiative « 30 % Club France Investor Group », qui concentre son engagement sur le fait d’inciter les entreprises françaises à combler l’écart existant dans la représentation des femmes au niveau du top management.

 

Cela peut aussi se traduire par le dialogue avec des sociétés sur des sujets très spécifiques, comme la publication de certaines données. Nous le faisons notamment dans le cadre de la Workforce Disclosure, une initiative dont l’objectif est de pousser à l’amélioration du reporting social des entreprises.

 

En 2018, nous avons également lancé une campagne d’engagement actionnarial sur le thème de l’égalité professionnelle entre les femmes et les hommes.

 

Plus globalement, cette métrique est aussi un moyen pour Sycomore AM de renforcer l’impact de ses investissements et s’aligne ainsi avec sa mission, à savoir développer une économie plus durable et inclusive et générer des impacts positifs sur l’ensemble de ses parties prenantes. Humaniser l’investissement !

 

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