Vincent Auriac, fondateur et président d’Axylia.
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Entretiens

Un "nutri-score" pour évaluer la capacité des entreprises à payer leur facture carbone

L'urgence climatique et la trop grande complexité de certaines métriques ESG exigent le développement de nouvelles mesures objectives et lisibles pour évaluer le positionnement des entreprises, explique Vincent Auriac, fondateur du cabinet de conseil Axylia.

Vous avez lancé récemment un score carbone pour les entreprises. De quoi parle-t-on exactement ?

Aujourd’hui, les entreprises paient leurs salariés, leurs impôts ou encore leurs fournisseurs, mais les émissions de CO2 font encore partie des externalités dont elles ne règlent pas la note. Elles peuvent donc émettre du carbone sans payer les conséquences de cette pollution. En parallèle, des économistes travaillent depuis longtemps sur le prix du carbone, qui traduit les coûts des dommages causés par les émissions de gaz à effet de serre.

Le concept du score carbone est donc le suivant :  nous établissons une facture virtuelle en prenant en compte la totalité des émissions de CO2 d’une entreprise, que l’on multiplie ensuite par un prix carbone calculé par les experts scientifiques et qui s’établit aujourd’hui à une centaine d’euros. Ensuite, nous déduisons cette facture virtuelle du résultat d’exploitation de l’entreprise afin de voir si cette dernière serait en mesure de payer la note.

Pour rendre ce score encore plus lisible, nous avons mis en place un équivalent du nutri-score en attribuant un score allant de A à F pour exprimer la distance entre le résultat d’exploitation et la facture carbone : il permet d’estimer à quel point l’entreprise serait toujours rentable si elle devait s’acquitter de cette facture. Il s’agissait selon nous d’un bon moyen de répondre à la complexité des notes ESG.

Quel périmètre avez-vous retenu pour le calcul des émissions de CO2 des entreprises ?

Nous prenons en compte les trois Scopes, donc les émissions directes de l’entreprises, mais aussi celles générées pendant l’usage de leurs produits. Par exemple, pour un constructeur automobile, nous tenons compte à la fois des émissions liées à la fabrication des véhicules et celles liées à leur utilisation. Idem pour les banques, dont l’empreinte est relativement faible si l’on regarde uniquement les émissions des agences, mais pour qui la facture s’allonge lorsque l’on s’intéresse à leurs financements aux énergies fossiles.

La disponibilité des données est souvent présentée comme un frein à la prise en compte du Scope 3, comment regardez-vous cette contrainte ?

Il y a encore deux ans, beaucoup disaient que le Scope 3 n’avait aucun sens et qu’il ne s’agissait même pas de la responsabilité des entreprises. Et il est vrai qu’aujourd’hui encore, environ 30 % des boîtes du Stoxx 600 ne publient pas leurs émissions sur ce périmètre, en particulier dans le secteur bancaire et dans l’immobilier.

Mais les lignes bougent. Désormais on voit régulièrement des entreprises adopter des objectifs de réduction des émissions pour leurs parties prenantes. Récemment, la banque JPMorgan a annoncé qu’elle divulguerait des informations sur ce Scope 3.

Nous pensons que dans les mois à venir, peu d’entreprises continueront à soutenir que c’est trop compliqué. Il y a une telle pression aujourd’hui à réduire les émissions de CO2 qu’elles ont bien compris que leur responsabilité allait jusqu’à l’usage des produits. Quelqu’un qui achète une voiture n’a aucun moyen d’en changer les spécifications techniques quand Tesla peut optimiser les performances de ses voitures à distance.

À cette heure, nous avons déjà calculé le score carbone de 600 entreprises européennes à partir des données fournies par Trucost.

Peut-on imaginer qu’un jour certains fonds seront également considérés "indécents" parce qu’ils affichent un trop mauvais score carbone ?

Peut-on vraiment comparer les scores de deux entreprises n’évoluant pas dans le même secteur d’activité ?

Chaque tonne de CO2 augmente le changement climatique, quel qu’en soit l’émetteur, la taille, le secteur, c’est la logique profonde de cette loi physique. Donc il y a une logique à appliquer le même principe à toutes les entreprises, le même prix du carbone pour tout le monde. Le principe de notre méthode est d’établir une facture à partir d’éléments objectifs et quantitatifs. La facture carbone révèle simplement une vérité oubliée.

Notre modèle est vertueux et nous sommes toujours ravis de voir le montant des factures carbone baisser. C’est signe que les entreprises font des efforts.

On nous demande souvent s’il n’y a pas un déterminisme à avoir un mauvais score. La réalité est plus complexe. Les gros bénéfices sont souvent insuffisants pour payer d’encore plus grosses factures carbone. De même, notre modèle nous permet d’apporter une réponse à la crédibilité des engagements à moyen terme que prennent les entreprises en matière de réduction des émissions de CO2.  Nous arrivons à la conclusion que, à de rares exceptions, ces objectifs ne permettent pas aux entreprises de réintégrer le spectre de la rentabilité ajustée. En effet, le prix du carbone augmente au fur et à mesure que les dégâts augmentent. Il faut donc courir plus vite que le lièvre.

La facture permet aussi de relativiser la communication des entreprises. Une activité qui se fait au détriment du climat doit nous questionner. C’est aussi un appel à l’innovation et à une forme de sobriété.

Concrètement, si l'on regarde le CAC 40, quelles sont les entreprises qui s'en sortent le mieux et le moins bien ?

Dans "le moins bien", je distinguerais deux groupes : celles qui ne publient pas leurs émissions du scope 3 (notamment toutes les banques) et ne nous permettent pas de calculer la facture carbone ; elles n’ont donc pas de score. Ensuite, celles qui obtiennent le plus mauvais score, F ; ici, sans surprise, on retrouve Total, Saint-Gobain, Michelin, ENGIE SA ou Renault. En haut de tableau, avec un score A, on trouve LVMH, L’Oréal, Sanofi ou Essilor.

L’initiative s’inscrit selon vous dans les objectifs de la Convention Citoyenne pour le Climat. De quelle façon ?

La Convention Citoyenne a fait sienne le souhait d’un score carbone pour les produits de consommation courante. Nous considérons qu’il n’y a pas de raison qu’il n’y ait pas également un éco-score pour le milieu financier. Désormais, vous avez accès à une note environnementale dès que vous achetez un lave-vaisselle, un pneu et même un appartement. D’ailleurs, les passoires thermiques seront bientôt interdites à la location pour cause d’"indécence énergétique". Peut-on imaginer qu’un jour certains fonds seront également considérés "indécents" parce qu’ils affichent un trop mauvais score carbone ?

Un fonds avec le mot Planète dans son nom avait même des émissions de CO2 trois fois supérieures à son benchmark.

Il existe un label ISR d'État. Pourquoi n'est-il selon vous pas déjà suffisant pour s'assurer que les entreprises dans lesquelles on investit via les fonds labellisés sont "responsables" sur ces sujets ?

Le Label ISR est avant tout une validation d’un process de gestion. Depuis très récemment, il inclut la mesure des indicateurs de performance extra-financière. Nous aimerions par exemple que soit substitué à l’objectif d’élimination des 20 % des plus mauvaises valeurs, un objectif d’amélioration de 20 % de la performance extra-financière par rapport au benchmark du fonds. Nous avons étudié le profil extra-financier d’une centaine fonds labellisés Actions Europe. Nous avons identifié que 14 % des fonds étaient en situation de greenwashing. Un fonds avec le mot Planète dans son nom avait même des émissions de CO2 trois fois supérieures à son benchmark.

Dans un contexte d’urgence climatique, le Label ISR doit imposer l’affichage unifié de l’empreinte carbone de manière à ce qu’elle devienne un élément de la décision d’investissement. A ce jour, la cacophonie règne car certains fonds affichent les émissions de CO2 pour 1 million d’euros investi, d’autres par rapport au chiffre d’affaires.

Plus globalement, pourquoi est-il selon vous important de proposer ce type d’outils aux investisseurs ?

C’est important parce qu’il y a une forme d’urgence. L’Accord de Paris a été signé en 2015. Pourtant, si l’on regarde le cas d’un très grand investisseur comme l’ERAFP, qui publie annuellement l’empreinte carbone de ses investissements et qui est un peu un proxy de la place de Paris, on observe que celle-ci a très peu évolué en cinq ans.

Un fonds best-in-class, qui représente encore une grande partie des encours en ISR, réduit en moyenne de seulement 15 % les émissions de CO2 par rapport à un benchmark classique. Il faudrait qu’on aille à 75 %.

Il y a un besoin de disruption. Aujourd’hui, certains se déclarent tout ISR alors qu’ils ne se sont jamais saisis de la question en 20 ans. Ils sont en revanche très forts sur le plan commercial et marketing. D’autres vont mettre en avant leur engagement auprès des entreprises, mais faute de consensus ces dernières continuent d’avancer à leur rythme. Tout cela va dans le sens d’une forme de stagnation qui est assez terrible. En particulier pour les jeunes générations, qui attendent autre chose que l’immobilisme auquel on aboutit malheureusement encore trop souvent, sous couvert de label.

Il y a un besoin d’objectiver. D’apporter des mesures simples qui soient comprises par les scientifiques, les entreprises et les épargnants.