Alain Grandjean, économiste et membre du Haut Conseil pour le Climat.
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Entretiens

Alain Grandjean: "Face à l’urgence écologique, il faut interdire les investissements dans les actifs financiers carbonés"

Économiste et membre du Haut Conseil pour le Climat, Alain Grandjean est co-fondateur de Carbone 4, un cabinet de conseil en stratégie climatique. Dans ce grand entretien, il partage ses solutions pour une finance durable véritable ainsi que ses aspirations climatiques pour l’économie française en 2022.

Taxonomie verte en passe d’être actée par la Commission européenne, règlement SFDR lancé en 2021, ces nouvelles initiatives réglementaires ont marqué des pas significatifs sur le chemin d’une finance plus durable en Europe. Mais demander aux gestionnaires d’actifs et aux entreprises de renseigner une information sur la part verte de leur activité économique est-il pour autant suffisant ? Pour le membre du Haut Conseil pour le Climat Alain Grandjean, assurément non. Dans ce grand entretien, il explique pourquoi la puissance publique doit réglementer davantage pour interdir les actifs financiers carbonés face à l’urgence climatique.

De nombreux observateurs financiers attestent que l'Europe est à l'avant-garde de la finance durable. Partagez-vous ce constat ?

Pour répondre à cette question, il est nécessaire de rappeler qu’il y a un malentendu sur la finance dite “durable”. À raison, on pousse aujourd’hui pour que celle-ci oriente son capital vers des activités plus vertes. Le problème est que les acteurs financiers réagissent principalement en fonction de leurs intérêts privés qui, de manière très simple, consistent à maximiser la rentabilité des fonds qui leur sont confiés. C’est d’ailleurs une condition de survie dans un monde économique concurrentiel. Spontanément ils ne peuvent tenir compte sérieusement d’autres facteurs.

La transformation du secteur automobile ces dernières années, assujetti à ces mêmes règles, est un exemple illustrant ce type de comportement. Il faut rappeler que la transformation de son modèle, vers plus de voitures électriques, s’est faite surtout à grâce à des contraintes normatives européennes extrêmement dures. Ces mutations ne résultent pas d’un engagement volontaire.

Aujourd’hui, on ne peut pas dire que l’Europe n’a rien fait car il y a davantage de réglementations sur la finance verte, comme la taxonomie verte ou le règlement SFDR, en effet. Sauf que la voie retenue par la Commission européenne s’est faite sous la houlette de la finance classique avec un agenda très clair, celui du marché unique de capitaux. La Commission européenne pense qu’il est stratégique et essentiel qu’il y ait une information sociale et environnementale des actifs financiers.

Mais là où je ne suis pas d’accord, c’est qu’elle considère que c’est suffisant pour que la finance devienne durable. Si je reprends l’exemple du secteur automobile, suffirait-il, pour lui, de dire ce qu’il vend pour que plus de clients achètent des voitures bas carbone ? C’est illusoire. Donner une information sur ce qui est vendu ne conditionnera rien du tout. Pour le cas de la finance, cela ne conditionnera pas des financements à meilleur taux parce qu'ils sont plus “verts”. Une obligation verte reste cotée selon les mêmes règles qu’une obligation non verte car ce qui est coté est la qualité de l’émetteur.

L’état d’esprit des milieux financiers actuels vous rend-t-il optimiste pour de nouveaux progrès en matière de finance durable en 2022 ?

Je suis surtout très réaliste sur le comportement des acteurs financiers dans la durée s’ils ne sont pas contraints. Il ne se passera rien de significatif si ce n’est pas le cas. Le patron de Blackrock, Larry Fink l’a redit dans sa dernière lettre aux investisseurs : le rendement en premier et si on arrive à le croiser avec du vert, ce sera formidable ! L’un est conditionné à l’autre. Or, cela se saurait si les activités vertes avaient le même niveau de rentabilité que les activités non vertes. Et rappelons que toutes les études d’opinion montrent qu’en matière d’environnement, il y a un très gros progrès dans la sensibilisation, mais aucun progrès dans le consentement à payer.

Enfin, aujourd’hui si vous êtes un gestionnaire d’actifs carbonés, que vous vous en débarrassez, en face vous allez trouver des acheteurs qui s’en saisissent car ils sont souvent rentables actuellement. Cependant, si la puissance publique fait son travail, qu’elle ne compte pas juste sur la bonne volonté des acteurs économiques, il n’y a pas de raisons que la finance ne fasse pas sa part. Il existe notamment  des marges de progrès car le secteur financier n’est pas entièrement réglementé, un problème depuis longtemps. Les “hedge funds” ne le sont pas par exemple, l’univers du bitcoin non plus, ce qui, pour moi, est un scandale majeur au plan environnemental.

Fondamentalement, ce qui va décarboner l’économie, c’est de stopper des activités qui polluent ou de les rendre non polluantes.

Comment aller plus loin en matière réglementaire ?

Il faudrait élargir les obligations de reporting extra-financier aux fonds d’investissement comme les “hedge funds” qui ne sont pas soumis à ces réglementations, comme le sont les banques et les assurances. Une autre mesure serait d’interdire les financements sur les activités non-vertes. Pour ce faire, établir une taxonomie brune sur les activités les plus sales serait une solution. Grâce à celle-ci, on pourrait interdire le financement du charbon, établir un calendrier avec des étapes progressives de réduction de CO2 à atteindre obligatoirement pour les entreprises et les gestionnaires d’actifs financiers.

Fondamentalement, ce qui va décarboner l’économie c’est de stopper des activités qui polluent ou de les rendre non polluantes. Si l'on garde des centrales de charbon et de gaz pour fabriquer de l’électricité et qu’en même temps, on rajoute dessus des centrales éoliennes, solaires et hydrauliques, cela ne fera qu’augmenter les gaz à effet de serre. Si on ne fait rien sur les énergies carbonées, elles continueront à produire du CO2 jusqu'à la fin de leur durée de vie économique. L’information ne suffit pas. Le vrai enjeu est d'arrêter de produire des émissions.

En août dernier, avec Farah Hariri, physicienne nucléaire et experte en intelligence artificielle, vous avez présenté à l’attention des candidats à la présidentielle “Un programme d’action pour le climat” en douze mesures prioritaires. Pouvez-vous nous en dire plus sur celles qui concernent la finance ?

Il est nécessaire d’informer les utilisateurs sur le contenu carbone des produits et services. Dans le monde financier, il y a un contrôle très précis et complexe de la comptabilité, mais beaucoup moins lorsqu’il s'agit d’analyser les aspects sociaux et environnementaux. Mais l’information encore une fois ne suffit pas encore pour faire bouger les comportements rapidement. Quand on prend le tabac, l’information est là depuis longtemps, mais il a fallu imposer différentes contraintes (hausse du prix, interdiction de fumer dans les lieux publics, etc.) pour en faire diminuer la consommation. Notre proposition numéro 11 demande un score carbone des activités économiques, qu’il faut ensuite fiscaliser ou réglementer voire interdire, en fonction de ce score.

La proposition numéro 12 est liée aux finances publiques. Nous avons des règles budgétaires européennes qui limitent le déficit public à 3 % du PIB ; elles limitent donc les dépenses publiques. Mais vu que la transition écologique demande des investissements massifs, publics et privés, nous proposons que cette règle budgétaire soit adaptée pour permettre les dépenses publiques et encourager les dépenses privées nécessaires pour préserver l’avenir de notre planète. Si on ne le fait pas, on va dans le mur.

D’ailleurs, il est regrettable que le gouvernement actuel n’ait pas profité de la suspension des activités économiques durant la crise sanitaire pour enclencher des réformes en ce sens. Pour prendre une image, il est plus facile de réparer une voiture à l’arrêt que lorsqu’elle roule. On a dépensé massivement pour maintenir le moteur en vie pour repartir comme avant. Ce qui se cache derrière ce constat est qu’on sous-estime totalement l’ampleur des changements à effectuer pour avoir une économie bas carbone.

Certaines activités trop polluantes doivent être arrêtées, des transitions professionnelles sont à organiser, des nouveaux modèles économiques sont à trouver, des innovations sociales doivent émerger. Pour moi, tout cela n’est pas pris en considération. Je n’ai rien contre la “start-up nation” mais je ne vois pas en quoi celle-ci contribue à ces transformations. Tout simplement parce que peu de "licornes" intègrent réellement les enjeux collectifs et citoyens en matière d’écologie au sens large.

Si on prend la baisse du financement des activités usant de pétrole et de gaz, je ne pense pas du tout qu’il y ait une réelle avancée avec le quinquennat d'Emmanuel Macron.

Quelles sont vos aspirations en matière d’économie plus juste et responsable en 2022 ?

La première est que la présidence française de l’Union européenne fasse bouger les règles budgétaires, au moins dans les principes. C’est vraiment un enjeu central. Ma deuxième aspiration est que les banques centrales n’acceptent plus de refinancer des activités économiques polluantes. Je souhaite aussi que le prochain gouvernement en France s’organise pour rendre compte mois par mois de ses avancées au niveau du climat. Ceci, avec des indicateurs objectifs et en faisant comme l’Allemagne qui a nommé un ministre de l’Écologie et de l’Économie comme numéro deux de son gouvernement. Au sein du Haut Conseil pour le Climat, dont je fais partie, nous avons beaucoup insisté sur la cohérence de la politique publique pour opérer ces transformations systémiques. Sur le sujet écologique, on ne peut plus avoir une action gouvernementale qui est découpée en rondelles avec l’économie d’un côté, l’écologie de l’autre.

Vous avez coécrit “L’illusion de la finance verte”, un livre qui a beaucoup fait parler de lui en 2021 dans les milieux financiers et ceux de la recherche en économie. Pouvez-vous nous en résumer la thèse principale ?

Ce serait de dire que laisser la finance agir spontanément ne peut que conduire qu’à une déception en matière d’écologie. Car il y a trop de distance entre l’intérêt économique de courte vue de la finance et l’intérêt général des questions environnementales. Ce n’est pas la responsabilité du secteur privé de réconcilier ces deux horizons, mais la charge de la puissance publique. Il ne s’agit pas de devenir un régime “soviétique” mais d’établir des règles strictes pour y arriver. Pour l’instant, le compte n’y est pas de mon point de vue.

Êtes-vous favorable à un “Impôt sur la fortune climatique” (ISF) en France ?

Je ne suis pas sûr que les conditions soient réunies pour que cela marche. Il y a trop de risques que les activités éligibles à cet ISF climatique ne soient pas les bonnes. Comme la part vraiment verte de l’économie est aujourd’hui très faible, pour que cet impôt ait un impact, il faudrait qu’il y ait suffisamment d’activités compatibles avec le climat. Ce qui n’est pas le cas aujourd’hui.

Quel rôle doivent jouer les citoyens pour soutenir une finance plus durable ?

Ils doivent être très exigeants vis à vis de leur choix de consommation, ce qui n’est pas facile car acheter responsable, c’est souvent plus cher. Pour l’épargne, il faut exercer une pression via les associations de consommateurs pour savoir ce qu’il y a vraiment dans les labels présentés comme “verts” par leurs banques.

Soutien aux start-ups françaises prometteuses via le label French Tech, réduction des charges et soutien massif des entreprises durant la crise sanitaire, le quinquennat du président français Emmanuel Macron semble avoir été très favorable à l’entrepreneuriat. En a-t-il été de même pour la finance durable selon vous ?

Cela dépend de quoi on parle. Est-ce qu’on parle d’action du gouvernement sous la forme d’encouragements des acteurs financiers à développer cette finance durable ? Ou d’organisation d’un vrai dispositif fiscal normatif qui contraint la finance à le devenir ?

Si on évoque le soutien du gouvernement du président Emmanuel Macron pour la taxonomie verte européenne, la réponse est plutôt oui. C’est aussi sous ce quinquennat que les commissions finance durable de l’Autorité des marchés financiers (AMF) et de l’Autorité de contrôle prudentiel et de résolution (ACPR) ont été lancées, même si ce sont des instances indépendantes. En revanche, si l'on prend la baisse du financement des activités usant de pétrole et de gaz, je ne pense pas du tout qu’il y ait une réelle avancée avec ce quinquennat.

L’économie française est-elle sur la bonne voie pour atteindre ses objectifs climat d’ici 2030 ?

Non, je ne crois pas. Nous sommes en retard en matière d’économie d’énergie, ce qui est un moyen très puissant pour réduire nos émissions de gaz à effet de serre. Pour l’instant, nous n'avons pas non plus atteint nos objectifs sur le développement des énergies renouvelables. Or, indépendamment du débat sur la conservation ou pas du nucléaire dans notre mix énergétique à long terme et de la mise en service de Flamanville décidée en 2005, les nouvelles centrales nucléaires éventuellement à venir ne seront pas opérationnelles avant 2035. Si l'on veut réduire rapidement nos émissions de CO2, il faut plus d'électricité à bas carbone. Il n’y a que les renouvelables qui peuvent le faire à court terme et nous sommes en retard sur leur déploiement.

Pour conclure, face à l’urgence écologique pensez-vous que 2022 va voir la finance se mettre vraiment au pas des objectifs climatiques ?

Je pense que non. Pour l’instant, on n’a pas encore pris conscience collectivement que pour arriver à ce résultat, il faut prendre un ensemble de mesures de gouvernance, réglementaires et fiscales. Ce plan d’ensemble manque et sans lui, on ne peut s’attendre à ce que chaque acteur, privé comme public, fasse sa part dans la bonne direction.

Quel que soit le discours néo-libéral actuel, jusqu’à preuve du contraire, un acteur privé ne défend pas l’intérêt général. La transition écologique, d’intérêt général, n’est pas intégrée dans le calcul économique. La nature ne se fait pas payer, n’envoie pas d’huissiers, bref quand vous détruisez le climat, cela n’entre pas dans les bilans comptables des entreprises. Les entreprises suivent un raisonnement basé sur la notion de profits. Je ne suis pas du tout contre ce principe, mais je rappelle juste que celui-ci n’est pas calculé selon une méthode qui intègre la destruction ou la réparation de la nature. Qui peut faire en sorte que cela soit le cas ? Encore une fois, je le répète, la puissance publique. C’est à elle qu’il appartient d’établir ces nouvelles normes comptables et fiscales.