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Finance durable

Intelligence artificielle : entre opportunités et risques ESG

Star de la bourse depuis quelques mois, l’intelligence artificielle promet de révolutionner de nombreux secteurs d’activités au cours des années à venir, mais elle amène aussi un certain nombre de défis et d’interrogations en matière notamment d’éthique, d’impact sur le marché de l’emploi ou encore d’empreinte carbone.

Il semble déjà presque loin, le temps où l’irruption de l’intelligence artificielle dans nos vies ne relevait que d’un simple fantasme de science-fiction. En l’espace de seulement quelques mois, les modèles d’IA générative -c’est-à-dire capables de créer des contenus tels que des textes, des images, de la vidéo et même du code- ont fait une entrée fracassante dans les usages quotidiens par le biais notamment de leur champion, ChatGPT, dont les capacités ont surpris autant qu’elles ont inquiété.

À plus large échelle, l’adoption généralisée de ces modèles promet de bouleverser de nombreux secteurs d’activité en termes notamment de gains de productivité et d’innovation, et l’horizon des possibles s’élargit chaque à jour à mesure qu’ils évoluent vers le traitement de tâches toujours plus complexes. "Nous sommes au début d’une révolution, affirme Christophe Pouchoy, gérant du fonds Echiquier Artificial Intelligence chez La Financière de l’Echiquier. L’intelligence artificielle est une thématique qui rythmera les prochaines décennies et profitera à l'ensemble de l'économie, à l’image de la démocratisation d’internet et de l’arrivée des smartphones il y a 20 ans".

En particulier, ces nouveaux outils devraient jouer un rôle de plus en plus important pour aider l’humanité à relever des défis majeurs en matière par exemple de transition énergétique et de modélisation climatique, poursuit Christophe Pouchoy : "Aujourd’hui, des entreprises comme Enphase Energy ou NextTracker utilisent l'IA pour optimiser leurs produits et améliorer l’efficacité des énergies renouvelables. Cette technologie est également essentielle par exemple pour analyser les données de l’observation de la Terre et traiter les millions d’images prises chaque jour servant les indicateurs identifiés par l’ONU pour suivre le changement climatique notamment".

En parallèle, l’IA trouve déjà des applications multiples dans des domaines tels que la santé (aide au diagnostic, recherche de traitements…), la gestion des ressources ou encore l’éducation, où elle peut par exemple permettre la création de parcours d’apprentissage personnalisés. "L’IA pourrait offrir d’immenses opportunités en vue de la réalisation des objectifs de développement durable (ODD) établis par les Nations Unies dans le Programme de développement durable à l’horizon 2030, résumait récemment dans une note Audrey Azoulay, directrice générale de l’Organisation des Nations Unies pour l’éducation, la science et la culture (UNESCO). Ses applications permettent des solutions innovantes, une meilleure évaluation des risques, une meilleure planification et un partage plus rapide des connaissances".

Une opportunité gigantesque

En bourse, le potentiel massif de l’intelligence artificielle générative – dont le marché pourrait atteindre 1300 milliards de dollars en 2032, contre 40 milliards en 2022, selon Bloomberg Intelligence-, n’a pas manqué de susciter l’intérêt des investisseurs ces derniers mois. Selon Morningstar, les fonds thématiques dédiés à l’IA ont collecté 2,1 milliards d’euros en 2023, contre seulement 27 millions l’année précédente. Niveau performances, l’indice Morningstar Global Next Generation Artificial Intelligence, conçu pour "refléter les technologies de pointe en matière d'IA", affiche une progression de 33 % sur un an, contre 22 % pour le S&P500.

Cet engouement a particulièrement profité aux géants américains de la tech, souvent à l’avant-garde de l’innovation en matière d’IA. L’exemple le plus symbolique est sûrement celui de Nvidia : en 18 mois, le fabricant de cartes graphiques, leader mondial de puces alimentant les systèmes d’IA, a vu son cours de bourse exploser (+ 700 % entre janvier 2023 et fin juin 2024), jusqu’à devenir en début d’année l’une des trois premières capitalisations mondiales, derrière Microsoft et Apple. Le cas de Nvidia illustre par ailleurs la dimension multi-sectorielle de cette thématique, qui englobe à la fois des fabricants de composants électroniques, des développeurs de modèles d’IA, des fournisseurs de data centers et même des utilisateurs finaux de l’IA, offrant aux investisseurs des opportunités de diversification.

"Aujourd’hui, si nous sommes surpondérés dans les valeurs technologiques, nous identifions de plus en plus d’opportunités d’investissement dans des secteurs comme l'industrie, la santé et les énergies renouvelables", confirme le gérant d’Echiquier Artificial Intelligence, qui investit dans quatre typologies d’acteurs : les développeurs de logiciels, à l’image de Microsoft qui a lancé en 2023 "Copilot", un assistant personnel alimenté par l’IA, les « utilisateurs d’IA », qui améliorent leur offre de produits et services à l’aide de l’IA, les fournisseurs d’infrastructures d’IA (data centers, réseaux de télécommunications…) et les "facilitateurs de l’IA", tels que Nvidia.

La technologie de l'IA apporte des avantages majeurs dans de nombreux domaines, mais sans garde-fous éthiques, elle risque de reproduire les préjugés et les discriminations du monde réel, d'alimenter les divisions et de menacer les droits de l'homme et les libertés fondamentales."

Des risques à surveiller

Malgré les nombreuses promesses qui l’accompagnent, l’essor fulgurant de l’intelligence artificielle soulève également un ensemble de défis et de questionnements. Ces préoccupations portent en particulier sur l’éthique de l’IA, notamment en matière de sécurité des données, de respect de la vie privée, ou encore de transparence, mais aussi sur les utilisations potentiellement malveillantes des modèles d’IA générative. "La technologie de l'IA apporte des avantages majeurs dans de nombreux domaines, mais sans garde-fous éthiques, elle risque de reproduire les préjugés et les discriminations du monde réel, d'alimenter les divisions et de menacer les droits de l'homme et les libertés fondamentales", prévient par exemple sur son site l’UNESCO, dont les 193 États membres ont adopté en 2021 la Recommandation sur l'éthique de l'intelligence artificielle, le premier cadre normatif mondial sur ce sujet.

En parallèle, les initiatives pour encadrer le développement de ces technologies se sont multipliées ces dernières années : début 2024, l’ONU a par exemple adopté une résolution visant à "favoriser des systèmes d’intelligence artificielle (IA) sûrs, sécurisés et dignes de confiance". De con côté, l’Union européenne a adopté en mai une loi inédite dont l’objectif est de "protéger les droits fondamentaux, la démocratie, l’État de droit et la durabilité environnementale contre les risques liés à l’intelligence artificielle (IA), tout en encourageant l’innovation".

Au-delà des questions éthiques, l’essor de l’intelligence artificielle générative suscite également des interrogations concernant son impact sur le marché de l’emploi et son empreinte carbone, liée en particulier aux data centers nécessaires pour entraîner et alimenter les modèles de langage. En début d’année, l’Agence internationale de l’énergie indiquait par exemple que la consommation électrique liée aux centres de données, aux cryptomonnaies et à l’intelligence artificielle pourrait atteindre 1 050 TWh en 2026, soit l’équivalent de la consommation électrique du Japon (contre 460 TWh en 2022, soit déjà 2 % de la demande mondiale). Dans son rapport de développement durable 2024, Google pointe de son côté une augmentation de ses émissions de gaz à effet de serre de 48 % par rapport à 2019, imputable notamment à l’augmentation de la consommation d’énergie de ses centres de données. "À mesure que nous intégrons davantage l'IA dans nos produits, la réduction des émissions pourrait être difficile en raison des besoins croissants en énergie dus à la hausse de l’intensité en calcul informatique liée à l’IA (…)", précise ainsi le rapport. 

Traduction en ESG

Aujourd’hui, les enjeux ESG propres à la thématique de l’intelligence artificielle sont regardés de façon plus ou moins granulaire par les fonds positionnés sur le sujet, notamment parce qu’il reste encore complexe de saisir la portée exacte de ses impacts, confient plusieurs acteurs. Sur le plan environnemental par exemple, si la demande énergétique des data centers est appelée à croître dans les années à venir, l’intégration de l’IA dans des secteurs comme le bâtiment, les transports ou l’agriculture pourrait permettre d’améliorer leur efficacité énergétique, contribuant ainsi à leur décarbonation. Selon un article publié sur le site du Parlement européen, l’intelligence artificielle pourrait permettre de réduire de 1,5 à 4 % les émissions mondiales de gaz à effet de serre d’ici 2030.

Sur le plan social, l’impact réel de la démocratisation de l’intelligence artificielle sur le marché du travail reste lui aussi difficile à évaluer, comme en témoignent les projections parfois très divergentes des études menées sur le sujet. Si l’automatisation de certaines tâches menace d’entraîner des suppressions d’emplois dans de nombreux domaines, l’adoption de ces technologies devrait également favoriser l’émergence et le développement de nouveaux métiers. "L’intelligence artificielle va rendre obsolètes un certain nombre d’emplois, mais aussi créer des besoins en main-d’œuvre qualifiée", indique Christophe Pouchoy.

Classé article 8 selon le règlement SFDR, le fonds Echiquier Artificial Intelligence analyse toutes les sociétés en portefeuille sous l’angle extra-financier, poursuit le gérant, en mettant l’accent sur la gouvernance : "Nous sélectionnons des entreprises dotées d’une gouvernance de qualité et ne présentant pas de controverses, ce qui permet de réduire les risques ESG. Sur les enjeux spécifiques à l’IA, nous sommes attentifs par exemple à l’instauration par les entreprises de comités éthiques sur les algorithmes et la data". 

Éthique de l’IA et investissement

Ces dernières années, d’autres acteurs ont commencé à intégrer des considérations relatives à l’éthique de l’IA dans leur processus d’investissement. Par exemple, pour son fonds thématique Sycomore Sustainable Tech, classé article 9 selon SFDR, Sycomore AM s’appuie sur une charte d'investissement responsable dans la technologie incluant des indicateurs spécifiques à l’IA et visant à "soutenir un développement éthique des algorithmes" détaille Marie Vallaeys, analyste et spécialiste ESG chez Sycomore AM. Pour chaque valeur en portefeuille développant des modèles d’IA, la société de gestion examine notamment si l’algorithme est "interprétable et explicable", s’il bénéficie d’une fonction "modération", si l’entreprise est capable d’identifier les risques et dérives potentiels des technologies développées avant de les mettre à disposition de ses clients, ou encore avec quelles données l’algorithme a été entrainé. Plus largement, la société de gestion analyse toutes les entreprises technologiques au regard de trois dimensions, poursuit Marie Vallaeys : la recherche d’un impact environnemental et/ou social via les produits et services proposés (Tech for good), l’utilisation responsable de ces produits et services par les entreprises (Good in tech) et les engagements des sociétés en matière d’amélioration sur l'une des deux dimensions précédentes. 

Sycomore AM est par ailleurs membre de la "Collective Impact Coalition (CIC) for Digital Inclusion", une coalition menée par la World Benchmarking Alliance rassemblant une trentaine d’investisseurs et visant à sensibiliser les entreprises de la Tech aux enjeux de l’Intelligence Artificielle (IA) éthique, indique Marie Vallaeys : "Dans le cadre de cette coalition, nous abordons systématiquement quatre grands axes avec les entreprises ciblées, quel que soit leur secteur d’activité : leur politique en matière de droits humains, la prise en compte de considérations d’IA éthique dans la gouvernance, notamment au niveau du conseil d’administration, l’implémentation des principes éthiques dans la conception et l'utilisation de leurs produits et services, et la transparence des entreprises sur leur gouvernance en matière d’IA". En 2023, la coalition a par exemple mené une action d’engagement auprès du fabricant de semi-conducteurs TSMC, à qui il a été demandé de s’engager publiquement en faveur du développement éthique de l’IA.

S’il reste encore beaucoup de chemin à parcourir en termes de régulation et de données extra-financières relatives à ces aspects, les gérants d’actifs n’ont pas attendu pour engager des réflexions autour des risques extra-financiers liés à l’investissement dans l’intelligence artificielle. Au cours des prochaines années, les entreprises elles-mêmes devraient également se saisir de ces sujets pour des raisons notamment de coûts, estime Christophe Pouchoy : "Aujourd’hui, nous sommes dans une phase d’accélération technologique. L’étape suivante devrait être l’optimisation, pour des raisons économiques, étiques et écologiques. À moyen terme, les prochaines vagues seront l’intégration de l’IA dans des logiciels avec l’émergence d’applications clés, ainsi que l’Edge IA, l’intégration dans les équipements tech nomades comme les smartphones, les PC, les objets connectés, etc."

Une bulle spéculative autour de l’IA ?

Ces derniers mois, les investissements gigantesques engagés pour le développement de modèles d’IA générative et l’envolée du cours des actions liées à cette thématique notamment ont fait craindre à certains observateurs la formation d’une bulle spéculative, parfois comparée à la bulle Internet. Une hypothèse qu’écarte aujourd’hui Christophe Pouchoy : "La thématique est en pleine accélération, les valorisations nous semblent relativement cohérentes au regard du profil de croissance et de rentabilité du secteur. Contrairement à la bulle des années 2000, la révolution de l’IA génère déjà du chiffre d'affaires et des bénéfices pour ceux qui la développent ou l'adoptent. On observe d’ailleurs qu’après des prises de profits de cet été, les valeurs technologiques ont assez vite rebondi grâce à des achats à bon compte d’investisseurs attirés par une valorisation plus attractive. Si celle des semi-conducteurs apparaît plus élevée que les moyennes historiques, elle peut s’expliquer par leur croissance et l’amélioration de leur profitabilité. Nous avons observé de belles performances depuis le début de l’année, la révolution de l’IA est en cours et sa contribution à l’économie sera croissante."

 

 

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