Pandémie, guerre en Ukraine, tensions commerciales… Ces dernières années, plusieurs crises géopolitiques et économiques ont mis en évidence les vulnérabilités d’un système de production mondialisé fondé sur des chaînes d’approvisionnement complexes. Face à ces incertitudes, de nombreuses entreprises ont entamé des réflexions sur leurs stratégies pour renforcer leur résilience et limiter les risques de disruptions. Pour certaines d’entre elles, ces réflexions ont conduit à des mouvements de relocalisation, c’est-à-dire le « rapatriement dans le pays d’origine d’activités précédemment délocalisées vers des pays à faibles coûts salariaux ». Si cette approche peut présenter des avantages, elle soulève aussi de nombreux défis pour les acteurs concernés.
Pour discuter de ces enjeux, une dizaine d’experts se sont réunis le 12 décembre lors du premier atelier du groupe de travail consacré à la « Relocalisation juste », co-piloté par Sycomore AM.
Facteurs de relocalisation
À cette occasion, les participants ont notamment abordé les facteurs influençant les décisions de relocalisation des entreprises. « Globalement, on en distingue deux types, a expliqué Carmela Di Mauro, professeure à l’Université de Catane et membre du projet European Reshoring Monitor : « D’une part, certaines entreprises effectuent des changements stratégiques. Elles cherchent à améliorer la qualité de leurs produits et/ou à les personnaliser davantage, ce qui implique, par exemple, que les chaînes de production soient plus proches de la R&D ou que les produits soient fabriqués à proximité des points de vente. Le besoin de réactivité au marché, combiné à l’innovation et à une exigence accrue en termes de qualité motivent aujourd’hui un certain nombre de relocalisations. »
Un autre facteur clé réside dans les défis et disruptions liés aux chaînes de valeur mondiales. « Les entreprises sont parfois confrontées à des coûts cachés liés aux délocalisations ou à des changements dans les avantages offerts par les pays hôtes, ce qui les pousse à réévaluer leurs coûts », a poursuivi Carmela Di Mauro. À cela s’ajoutent les tensions géopolitiques et commerciales qui fragilisent encore davantage les chaînes d’approvisionnement, a complété Albachiara Boffelli, professeure-chercheuse à l’Université de Bergame : « Les entreprises prennent de plus en plus en compte leur exposition aux risques de disruption. Elles réalisent à quel point avoir un contrôle de la chaine de valeurs est important ».
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À l’avenir, les normes environnementales, la gestion des risques ESG, ou encore la demande croissante des consommateurs pourraient également intensifier les pressions sur les entreprises, ont noté les deux chercheuses. Cependant, selon Carmela Di Mauro, « il existe aujourd’hui peu de cas de relocalisations principalement motivées par des considérations de durabilité. »
Des défis importants
Pour les entreprises, la relocalisation représente une source de défis importants, notamment en ce qui concerne la réintégration des activités dans l’écosystème de production local. « Beaucoup d’entreprises ayant échoué dans leur relocalisation ont supposé que le transfert des ressources et la réintégration sur le territoire se feraient instantanément », a développé Carmela Di Mauro. « Ce que nous avons observé, c’est qu’il est essentiel de recréer des relations solides avec les acteurs locaux ».
L’importance des relations avec l’écosystème de fournisseurs a été illustrée par l’exemple de Renault, qui a lancé en 2021 un ambitieux plan stratégique, Renaulution. « L’un des principes fondateurs de ce plan est qu’un constructeur automobile robuste se doit d’abord être solide dans son propre pays », a expliqué Philippine de Schonen, Directrice des relations investisseurs chez Renault Group. « Ces dernières années, la crise du Covid et la pénurie de semi-conducteurs ont mis en lumière l’importance de la production locale. Nous avons entièrement repensé notre relation avec nos fournisseurs, en passant d’une approche très contractuelle à une véritable approche partenariale. Cette connaissance approfondie de la chaîne d’approvisionnement nous permet non seulement de gagner du temps, mais aussi de mieux contrôler nos chaînes de valeur. »
On ne peut pas relocaliser une filière en quelques mois : c’est un processus long qui nécessite du temps et de l’engagement et temps.
Pour le constructeur automobile, la localisation des activités de production s’inscrit également dans une logique de compétitivité. « Produire du made in France tout en restant rentable, c’est possible : nos véhicules fabriqués en France sont profitables », a insisté Philippine de Schonen. La proximité avec les clients finaux, principalement européens, ainsi qu’avec les fournisseurs, permet notamment de réduire les coûts logistiques, qui représentent l’un des principaux postes de coûts variables sur la production d’un véhicule. « À titre d’exemple, près de 80 % des fournisseurs de notre site ElectriCity se trouvent dans un rayon de 300 km, ce qui présente un avantage tant en termes de gestion des risques que de réduction des coûts logistiques », a-t-elle spécifié. »
Levier technologique
Pour autant, pour beaucoup d’entreprises, la question des coûts demeure l’un des principaux obstacles à la relocalisation, que ce soit en raison des investissements nécessaires à la réimplantation des sites ou du coût plus élevé de la main-d’œuvre locale. Dans ce contexte, les intervenants ont souligné le rôle clé de la technologie en tant que facilitateur pour les relocalisations. « La technologie joue un rôle essentiel à toutes les étapes de la production. En recherche et développement, elle permet notamment de simuler le produit et le procédé, et de prévoir le paramétrage des machines pour maximiser la qualité. Elle facilite également l'ingénierie simultanée, où plusieurs entités, y compris des sous-traitants, travaillent avec les mêmes outils et données. Enfin, en phase de construction, elle permet l'alignement des plannings et l'optimisation des phases opérationnelles, que ce soit pour piloter la qualité, automatiser les contrôles ou encore piloter la performance », a notamment détaillé Amira Tantaoui El Araki, Vice-présidente chez CapGemini Invent.
En parallèle, la technologie, et en particulier l'automatisation des tâches, permet également de maîtriser les coûts liés à la main-d'œuvre, même si ces démarches suscitent des réflexions sur le nombre et la nature des emplois créés par les relocalisations. Ces questions seront notamment abordées lors du deuxième atelier du groupe de travail, prévu pour janvier 2025 chez Sycomore AM.
Ce mouvement de relocalisation reste fragile et repose en partie sur les choix des industriels et les risques qu'ils prennent, parfois par conviction.
Enfin, les leviers publics ont également été identifiés comme un facteur clé dans la relocalisation, tant en termes de régulation que d'investissements. « Ces dernières années, l'État a mis en place divers dispositifs pour soutenir ce mouvement et s’est fixé de grands objectifs avec le plan France 2030. Ce soutien a permis l’émergence de projets de relocalisation qui n’auraient pas eu lieu sans lui, notamment pour compenser les différentiels de coûts », a rappelé Raphaël Didier, Directeur de la transformation et de la stratégie au sein du département Innovation de Bpifrance. Avant de préciser : « Ce mouvement de relocalisation reste fragile et repose en partie sur les choix des industriels et les risques qu'ils prennent, parfois par conviction. On ne peut pas relocaliser une filière en quelques mois : c’est un processus long qui nécessite du temps et de l’engagement et temps. Il ne faut pas que les difficultés rencontrées nous empêchent d’avancer dans cette trajectoire. Les fondamentaux restent solides et il faut garder la conviction collective que cette transition est possible ».