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Made in France : comment les consommateurs peuvent accélérer la relocalisation

Le groupe de travail "Relocalisation juste", co-piloté par Sycomore AM, a consacré son troisième atelier à explorer le rôle potentiel des consommateurs dans les décisions de relocalisation.

Les consommateurs peuvent-ils être un facteur de relocalisation ? C’est autour de cette question qu’a été construit le troisième atelier du groupe de travail consacré à la "Relocalisation juste", co-piloté par Sycomore AM. L’objectif : explorer dans quelle mesure les choix de consommation peuvent contribuer à soutenir la production made in France, dans un contexte marqué par la désindustrialisation, la crise du pouvoir d’achat et les aspirations croissantes à une économie plus sobre et plus souveraine.

En ouverture, les participants ont été invités à revenir sur une contribution partagée en amont par Thomas Huriez, fondateur de la marque 1083. À travers son expérience d’entrepreneur engagé dans le redéveloppement de la filière textile en France, ce dernier défend une conviction forte : c’est la proximité — géographique, mais aussi émotionnelle et temporelle — qui crée l’engagement des citoyens et encourage des choix de consommation responsables. "Plus c’est loin, plus on se sent désengagé. Mais quand c’est proche — géographiquement ou émotionnellement — on a tendance à faire des choix plus responsables", avait-il observé. Pour lui, recréer des filières locales, plus lisibles et accessibles, ne permettrait pas seulement de relocaliser la production, mais aussi de nourrir un narratif commun et de renforcer le sentiment d’appartenance et de cohérence entre choix individuels et enjeux collectifs.

Revenant sur les évolutions de perception du made in France, Charles Huet, co-fondateur de la Carte française, a réagi en préambule en rappelant que "dans les années 1990, le sujet restait cantonné aux sphères militantes, dans un contexte d’accélération de la mondialisation, qui s’est poursuivie dans les années 2000 avec une désindustrialisation particulièrement marquée en France". Le tournant s’opère au début des années 2010 : le made in France gagne en visibilité et s’impose peu à peu dans l’agenda médiatique "comme l’un des thèmes les plus consensuels du pays, quelles que soient les chapelles idéologiques", porté à la fois par l’émergence de nouvelles marques engagées et par des initiatives publiques structurantes.

En revanche, la crise du Covid a marqué un "point de bascule pour un certain nombre de consommateurs rattrapés par la réalité avec l’inflation", a-t-il poursuivi. La hausse des coûts de production pour les fabricants français, conjuguée à l’érosion du pouvoir d’achat, a freiné la dynamique. Résultat : malgré un écho médiatique persistant, le made in France ne représente aujourd’hui qu’une part minoritaire des achats des Français. "Tout le monde y aspire, mais la réalité, c’est que peu de personnes en consomment. Il y a un énorme décalage entre les paroles et les actes", a-t-il déploré.

Des freins persistants

Ce contraste entre consensus culturel et réalité des achats s’explique par un ensemble de freins persistants, qui entravent encore aujourd’hui le développement de la consommation de produits made in France. L’un des premiers obstacles pointés par Charles Huet tient à un déficit de notoriété et de culture générale autour des marques tricolores. "Les consommateurs restent massivement tournés vers les grandes enseignes généralistes, et méconnaissent souvent les alternatives 100 % françaises", a-t-il souligné.

Cette méconnaissance s’accompagne d’un problème d’identification : "Il y a souvent un gros problème de nationalité apparente d’un produit ou d’une marque." Certaines marques perçues comme étrangères, à l’image de Coca-Cola ou McDonald’s, produisent par exemple majoritairement en France. À l’inverse, la présence d’un drapeau tricolore ou d’un nom francisé ne constitue pas une garantie de fabrication locale. Résultat : les repères sont flous, et les consommateurs peinent à s’orienter.

Le prix constitue également un frein régulièrement mentionné. "Le made in France est perçu comme plus cher", a noté Charles Huet. Une perception tenace, bien qu’elle ne reflète pas toujours la réalité. Plusieurs marques populaires, telles que Dop, Bic ou Mousline, proposent des produits fabriqués en France à des prix compétitifs, ont souligné les intervenants. Ces exemples restent toutefois peu identifiés comme tels. Le manque de visibilité et l’absence d’un récit commun sur le made in France contribuent à entretenir cette idée reçue, même lorsque les écarts de prix sont minimes ou inexistants.

Autre élément décisif : l’acte d’achat reste avant tout guidé par d’autres critères que l’origine ou l’impact socio-économique du produit, selon Charles Huet. "Est-ce qu’il me va ? Est-ce que j’en suis fier ? Est-ce qu’il est à la mode ?" — autant de dimensions subjectives qui continuent de primer dans les arbitrages des consommateurs. "Le made in France n’est pas un moteur d’achat : c’est une fierté supplémentaire, mais ce n’est pas ce qui fait basculer la décision."

Carte française : un levier sous-utilisé

Chaque année, les comités sociaux et économiques (CSE) distribuent plus de 2 milliards d’euros de cartes cadeaux, a rappelé le co-fondateur de la Carte française — une carte cadeau exclusivement utilisable auprès d’enseignes et de marques dont plus de 70 % des produits sont assemblés en France. Pourtant, moins de 10 % des CSE font le choix de cette carte. "Tous me disent : le made in France, j’adore. Mais très peu passent à l’acte", a regretté Charles Huet.

En pratique, près de 90 % des montants sont ainsi captés par une quinzaine d’enseignes généralistes, privilégiées par les salariés. Or les élus, bien qu’a priori sensibles aux enjeux du made in France, cherchent aussi à répondre à ces attentes. Pour inverser cette tendance, il faudrait selon lui notamment élargir le réseau de partenaires et améliorer la lisibilité de l’offre, afin de rendre le choix du made in France plus naturel et attractif.

Les atouts du made in France

Face à ces freins, Charles Huet a rappelé quelques-uns des atouts liés à la consommation de produits made in France. Sur le plan environnemental, la France bénéficie d’un avantage décisif grâce à "son mix électrique, le moins carboné du monde". Sur le plan social, privilégier la production nationale contribue au "financement du modèle social, renforce la souveraineté économique et soutient la cohésion territoriale", a-t-il défendu : "Il n’y a rien de plus vert, de plus éco-responsable, de plus sobre que le made in France". Pourtant, certains consommateurs se tournent vers des produits fabriqués en Europe, souvent perçus comme plus accessibles. "Mais ces choix ne présentent aucun bénéfice direct pour l’emploi et le modèle social français", a-t-il nuancé.

Certains secteurs semblent bénéficier d’un lien plus direct avec les préoccupations des consommateurs, notamment en matière de santé, a observé Charles Huet. "Pour l’alimentaire, le made in France reste associé à une garantie de qualité forte, tandis que les jouets fabriqués en France peuvent être perçus comme plus sûrs pour les enfants."  À ses yeux, "tout le monde a une bonne raison d’acheter du made in France", qu’elle soit d’ordre syndical, environnemental, patriotique ou entrepreneurial. "Le made in France constitue un levier d’action quotidien, consensuel, puissant — mais encore difficile à actionner".

Encourager la consommation

Pour encourager davantage la consommation de produits made in France, Charles Huet a évoqué la possibilité d’actionner plusieurs leviers, en particulier économiques, dont la revalorisation du pouvoir d’achat via les employeurs, mais aussi une orientation plus stratégique des soutiens publics. "Même à argent public constant, on peut obtenir un effet multiplicateur sur l’emploi et le financement du modèle social", a-t-il souligné.

À titre d’exemple, les milliards d’euros de primes versées chaque année par l’État pourraient potentiellement être orientés vers des cartes de paiement exclusivement utilisables pour l’achat de produits fabriqués en France. Un dispositif qui renforcerait la visibilité des marques françaises et initierait un apprentissage culturel et économique du made in France, selon Charles Huet. La commande publique constitue un autre levier souvent sous-exploité. Sans instaurer de préférence nationale, plusieurs intervenants ont fait remarquer qu’il serait possible d’orienter les achats publics vers des objectifs cohérents avec les enjeux économiques, sociaux et environnementaux.

D’autres pistes évoquées relèvent d’une approche plus culturelle. Il s’agirait notamment de mieux faire connaître le made in France, de faciliter l’identification des produits et de construire un récit capable de susciter l’adhésion. Beaucoup de Français achètent sans le savoir des produits fabriqués localement, faute de lisibilité sur l’origine, les labels ou les marques. Pour Charles Huet, acheter français, "ce n’est pas seulement un acte pour soi, c’est un acte pour les autres". Cela suppose une part de projection, parfois de renoncement à des réflexes court-termistes — d’où la nécessité de rendre ce récit plus accessible, plus incarné, plus désirable.

Enfin, les consommateurs eux-mêmes ont un rôle central à jouer, au-delà du simple acte d’achat. Interroger un vendeur, faire part de ses attentes — autant de gestes gratuits qui, cumulés, peuvent peser sur les choix d’un distributeur. "Le consommateur ne donne pas que de l’argent : il transmet aussi un signal", a relevé Charles Huet. À ses yeux, consommer made in France renvoie à une question plus large de responsabilité collective et d’altruisme. "Cela questionne l’intensité de nos sentiments d’éco-responsabilité. Si on veut une société responsable, il faut soi-même agir de manière responsable et montrer l’exemple."

Valoriser le made in France

Si certaines entreprises mettent en avant leur ancrage local, le made in France est rarement à l’origine de leurs choix stratégiques. Chez Renault, par exemple, la production de la nouvelle R5 en France s’explique essentiellement par la nature du produit — un véhicule électrique à forte valeur ajoutée — plutôt que par une attente explicite des consommateurs, a expliqué Clémentine De Quatrebarbes, Relations analystes et investisseurs chez Renault Group. 

"À faible différentiel de prix, le consommateur peut privilégier le produit français. Mais si l’écart est trop important, il faut que l’image de marque le compense", a-t-elle indiqué. Le made in France semble ainsi rester dans bien des cas un argument de valorisation secondaire – "une cerise sur le gâteau" - mais rarement un critère d’achat principal. Dans cette logique, le marketing vient sublimer une décision industrielle préexistante : "On tire le meilleur parti d’une stratégie déjà arrêtée, en valorisant les savoir-faire et l’ancrage local."

Et du côté des investisseurs ?

Si les consommateurs peuvent encourager la relocalisation par leurs actes d’achat, les investisseurs pourraient eux aussi contribuer à structurer un écosystème favorable au made in France. Plusieurs intervenants ont évoqué cette piste encore peu développée. "Une fois qu’on a identifié quelques grandes entreprises, ainsi quelques start-up, est-ce que l’univers d’investissement offre une profondeur suffisante ?", s’est interrogée Karine Leymarie, responsable de l’expertise en investissement et finance durable chez MAIF.

"On va voir émerger davantage de fonds autour du thème de la souveraineté", a anticipé Grégoire Cousté, en évoquant l’opportunité d’y intégrer une dimension made in France. Pour Charles Huet, il serait pertinent de proposer des supports d’épargne — y compris dans l’épargne salariale — orientés vers des entreprises ayant une forte empreinte industrielle en France ou en Europe. Ces supports pourraient par exemple prendre la forme de fonds thématiques, répondant à une attente croissante des investisseurs : "Selon notre dernier sondage sur les Français et l’investissement responsable, 70 % d’entre eux considèrent le ‘développement économique local’ comme une thématique prioritaire", a ajouté Grégoire Cousté.

Mais, comme l’a souligné Tarek Issaoui, chef économiste responsable des processus de gestion chez Sycomore AM, "il faut que la rentabilité soit au rendez-vous", un critère que les épargnants peinent encore à projeter dans le long terme. Karine Leymarie a d’ailleurs insisté sur l’importance d’un travail de simplification et de narration : "Les épargnants ont des attentes fortes en matière d’investissement local. Aujourd’hui, ce qui parle le plus, ce sont les projets solidaires, concrets, implantés dans les territoires. Mais on pourrait aussi construire ce récit autour de grandes entreprises, qui disposent elles aussi d’un véritable ancrage local. Il y a encore un biais de perception à dépasser."

C’est d’autant plus important que certaines entreprises, comme LVMH ou Hermès, ont une empreinte industrielle en France bien plus élevée que leurs ventes sur le territoire. "Ils produisent dix fois plus en France qu’ils n’y vendent", a précisé Charles Huet. Mais leur image — associée au luxe — ne renvoie pas spontanément à l’emploi local, ce qui rend leur intégration dans des fonds thématiques potentiellement contre-intuitive. D’où la nécessité d’un effort de pédagogie et de simplification, pour clarifier la promesse portée par ces produits.