"Comment naît la volonté des entreprises de se transformer pour mieux intégrer les enjeux ESG ?" C’est par cette question qu’a débuté le premier atelier du groupe de travail "La gouvernance ESG comme levier de transformation pour les entreprises", co-piloté par osapiens. Réunis le 29 janvier, plusieurs experts ont exploré les déclencheurs de cette transformation et les leviers permettant d’adapter la gouvernance à ces enjeux.
Trois principaux facteurs ont été identifiés comme moteurs de ce changement. Le premier, "malheureusement trop rare", repose sur un dirigeant ou une équipe, convaincus de la nécessité de transformer leur modèle d’affaires pour "respecter les limites planétaires ou s’inscrire dans la logique de la théorie du Donut", explique Jérémie Joos, Associé ESG chez KPMG. "Ces dirigeants ont pleinement conscience des enjeux liés à la durabilité, mais ont parfois l’impression d’aller à contre-courant et se heurtent à des résistances internes. Leur défi est d’embarquer leur COMEX, leurs actionnaires ou leurs investisseurs."
D’autres, en revanche, ne prennent la mesure de ces défis qu’une fois confrontés à une crise. "Certaines entreprises n’intègrent ces enjeux qu’après un choc", illustre Jérémie Joos, citant l’exemple d’un dirigeant qui, en voyage au Brésil, s’est retrouvé face à une réalité brutale : son usine était à l’arrêt faute d’eau. "Face à ce type de situation, les entreprises commencent par chercher des solutions pour s’adapter avant, parfois, d’engager une transformation plus profonde".
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Porte d’entrée réglementaire
Mais pour beaucoup d’entreprises, c’est aujourd’hui la réglementation qui agit comme déclencheur. La CSRD en est un bon exemple, avec des effets visibles dès la première vague de mise en conformité. "Au départ, l’objectif est souvent de cocher la case. Mais cela peut vite devenir une opportunité de transformation", observe Jérémie Joos. "Avec plusieurs clients, nous avons lancé des analyses basées sur la double matérialité pour évaluer leur exposition aux risques climatiques. Dès qu’on cartographie ces enjeux et, surtout, qu’on les chiffre en euros, on amorce des discussions stratégiques sur les chaînes de valeur et les modèles d’affaires."
Car pour convaincre les directions d’aller au-delà d’une mise en conformité minimale et d’engager de véritables transformations, l’angle financier reste souvent décisif. "Les transformations RSE sont encore trop souvent perçues comme un coût. Pourtant, il est essentiel d’en mesurer l’impact en termes de ROI, de valeur protégée et de valeur créée à long terme, souligne Jérémie Joos. La RSE ne deviendra un véritable enjeu d’entreprise que lorsque les administrateurs l’envisageront comme un levier de performance à part entière. Il faut donc la monitorer comme on le fait pour les indicateurs financiers, afin qu’elle devienne l’affaire de tous".
La RSE ne deviendra un véritable enjeu d’entreprise que lorsque les administrateurs l’envisageront comme un levier de performance à part entière."
"L’accompagnement réglementaire peut être le point de départ d’une véritable réflexion sur les modèles d’affaires", souligne Cindy David, Senior Manager en conseil en sustainability et performance durable chez I Care by BearingPoint. "Expliquer qu’un meilleur sourcing réduit les coûts et améliore la rentabilité parlera à un directeur des achats. C’est en traduisant ces enjeux en termes financiers que l’on parvient souvent à convaincre, notamment les moins engagés."
Si ces transformations sont souvent abordées sous l’angle de la gestion des risques, elles peuvent aussi offrir de réelles opportunités pour les modèles d’affaires. "Par exemple, l’économie circulaire peut être un outil de prévention de certains risques, comme ceux liés à l’accès aux matières premières, tout en ouvrant la voie à de nouveaux modèles économiques alignés sur les attentes des consommateurs", poursuit Cindy David.
Adapter la gouvernance
Pour que ces transformations soient effectives, elles doivent s’inscrire dans une organisation capable de les porter sur le long terme. "Aujourd’hui, toute entreprise repose sur une gouvernance classique – conseil d’administration, conseil de surveillance, comité exécutif… Souvent, la question est donc moins de créer de nouvelles instances que de voir comment tirer parti de cette gouvernance existante pour structurer les décisions, diffuser la connaissance et mobiliser les équipes", indique Jérémie Joos.
Il est donc crucial que ces sujets ne restent pas cantonnés à une poignée d’experts ou à un comité dédié, souligne Cindy David : "Ils doivent être incarnés et diffusés à tous les niveaux, même sans comité RSE, sinon cela ne fonctionne pas. Un dialogue fluide entre le top management et le terrain est essentiel : la direction impulse le changement, mais doit aussi être à l’écoute des alertes et signaux faibles pour nourrir les décisions du Comex et du conseil d’administration."
Certains modèles alternatifs, comme les sociétés à mission, repensent aujourd’hui la gouvernance en intégrant des mécanismes spécifiques, tels que les comités à mission, analyse par ailleurs Jérémie Joos. "Ce modèle apporte un nouvel éclairage : il ne s’agit plus seulement d’un sujet de bonne gouvernance, mais de durabilité d’entreprise."
Former les collaborateurs
Mais repenser la gouvernance ne suffit pas si les équipes dirigeantes ne sont pas formées à ces enjeux. "Il y a un véritable besoin de formation des administrateurs", souligne Jérémie Joos. "Nous avons analysé la place au Comex de nos clients directeurs RSE. Résultat : plus de la moitié viennent de la communication et ne siègent pas au Comex. De plus, ils sont souvent rattachés aux fonctions RH, à la communication ou aux relations institutionnelles. L’effort de pédagogie reste important pour sensibiliser les conseils d’administration à ces thématiques."
Cette montée en compétence ne peut se limiter aux instances dirigeantes. Pour que la transformation s’ancre dans l’ensemble de l’entreprise, elle doit également concerner les collaborateurs. "Une Fresque du Climat de trois heures ne suffit pas, il faut de vrais plans de formation et des parcours structurés", met en garde Cindy David, citant en exemple des initiatives développées par certaines fédérations professionnelles : "Elles ont l’avantage d’adopter une approche holistique, en intégrant l’ensemble des enjeux, bien au-delà du seul climat."
"Ce n’est pas un enjeu de RSE, mais de pérennité de l’entreprise. Toutes les fonctions doivent prendre conscience de leur rôle dans l’évolution du modèle d’affaires. La direction RSE souffle sur les braises et accompagne d’un point de vue méthodologique, mais ce n’est pas davantage son problème que celui du directeur financier – au contraire", précise Fabrice Bonnifet, Président du Collège des Directeurs du Développement Durable (C3D), qui insiste par ailleurs sur la nécessité de repenser complètement les modèles d’affaires : "On ne pourra pas faire de croissance verte à la mesure de ce qu’il faudrait faire pour tenir les objectifs de décarbonation. Il est illusoire de continuer de promettre aux investisseurs une rentabilité élevée, sans préalablement bien évaluer les conséquences de la synchronisation de l’économie dans les limites planétaires."
L’idée que la performance ne doit être que financière doit évoluer."
Repenser les modèles
Ce changement implique des choix civilisationnels : définir ce qu’il faut préserver, améliorer ou ralentir. "L’idée que la performance ne doit être que financière doit évoluer", souligne Fabrice Bonnifet. "Aujourd’hui, celle-ci se mesure essentiellement en TRI et en cash-flows, mais nous devons rapidement changer de boussole et privilégier les déterminants de la robustesse du modèle d’affaires qui est le gage de la véritable durabilité. L’entreprise devra en outre prouver qu’elle s’appuie sur une gouvernance qui intègre les parties prenantes non contractuelles, dont des représentants du vivant, et que sa raison d’être répond réellement à des besoins essentiels."
Pour accompagner cette transformation, le C3D et un collectif de partenaires lanceront le 14 mars GenAct, une association destinée à rassembler tous les collaborateurs – au-delà des responsables RSE – "souhaitant agir dans leur sphère d’influence pour faire émerger des modèles économiques à visée régénérative". Elle s’appuiera sur dix commandements issus de travaux scientifiques, détaille Fabrice Bonnifet : "Le premier enjeu sera d’interroger la raison d’être de l’entreprise : ses produits et services répondent-ils à des besoins essentiels ?" Autre axe clé : s’assurer que son modèle intègre l’économie de la fonctionnalité et l’intensification des usages.
"Cette dynamique doit s’accompagner d’outils concrets pour mesurer et piloter cette transformation. C’est pourquoi le C3D et GenAct défendent l’idée de faire advenir une comptabilité multi-capitaux qui permettra de préserver le capital naturel au coût de maintien, car c’est la seule façon d’espérer pérenniser l’économie" illustre Fabrice Bonnifet. Un véritable "choc de pédagogie" est nécessaire pour accompagner ces évolutions, poursuit-il : "Cela fait 50 ans que les scientifiques alertent, sans effet significatif ni sur les politiques publiques, ni sur les activités des entreprises. Il faut donc changer d’approche et ne plus expliquer le problème uniquement par les conséquences de l’inaction, mais par les opportunités associées à la notion de création de valeur étendue."