Réduire les émissions liées à l’énergie, capter le méthane rejeté naturellement à l’atmosphère, produire localement une chaleur décarbonée et abordable… dans les anciens bassins charbonniers, les défis à relever sont multiples. Face à ces enjeux, la valorisation du gaz de mine apparaît comme une solution à fort potentiel, mais encore peu exploitée à l’échelle européenne.
Réunis le 12 mars, les participants du groupe de travail "Urbanisation – Un plan Marshall pour la ville du futur : vers un modèle urbain à faible émission de carbone", ont découvert l’exemple d’un projet développé à Béthune (Pas-de-Calais) par l’entreprise Française de l’Énergie (FDE), spécialiste des solutions à empreinte carbone réduite. À cette occasion étaient également présentes Pauline Levillain, experte en finance durable à la MAIF et Shirley Chojnacki, Managing Director, Head of Energy chez Edmond de Rothschild Asset Management (EDRAM) et membre de l’équipe de gestion de BRIDGE, la plateforme de dette infrastructure du groupe.
En 2021, BRIDGE avait accordé un premier financement à FDE, via une structure holding. "Ce financement visait initialement uniquement les unités de cogénération adossées à d’anciennes mines de charbon fermées, desquelles s’échappe naturellement du méthane en Belgique et en France. Nous avons particulièrement insisté sur le fait que seul le méthane capté en surface soit concerné, sans interactions supplémentaires avec le sous-sol", a-t-elle précisé.
"Il s’agit de méthane accumulé dans les mines désaffectées, qui finit par s’échapper par des cheminées de décompression mises en place par l’État lors de la fermeture des bassins charbonniers. En s’appauvrissant au contact de l’air, cela forme ce qu’on appelle le gaz de mine. Plutôt que de le laisser partir dans l’atmosphère, nous le captons en surface afin d‘éviter son rejet, et le valorisons en circuit court", a ensuite expliqué M. Moulin, le président de FDE.
Pour ce projet, le producteur multi-énergies n’a réalisé aucun forage, mais s’appuie sur l’infrastructure existante. "Il existe près d’une centaine de puits de décompression — des petites cheminées — qui, lorsque la pression dans le sous-sol est supérieure à la pression atmosphérique, peuvent rejeter du gaz dans l’atmosphère", a-t-il poursuivi.
Une ingénierie de précision
Pour capter et valoriser efficacement ce gaz, FDE s’appuie sur une approche dynamique de compréhension des fluides, mais aussi des territoires. La première étape consiste à cartographier le sous-sol. "On utilise non seulement des mesures historiques, mais aussi en temps réel", a précisé M. Moulin. La majorité des puits ont ainsi été équipés de capteurs pour suivre en continu l’évolution de la pression. Ces données permettent de réaliser ce que l’on appelle de l’ingénierie de réservoir : différents scénarios sont simulés afin d’ajuster les mécanismes et points de captage au comportement du gisement.
En parallèle, l’entreprise surveille les niveaux d’eau dans les anciennes galeries minières grâce à un réseau de plus d’une centaine de piézomètres. "Quand de l’eau rentre dans le système, cela fait monter la pression et pousse davantage de gaz vers l’atmosphère, donc il faut ajuster les mécanismes de captage", a détaillé Julien Moulin.
À cette première cartographie souterraine s’ajoute une deuxième : celle des infrastructures de surface, l’objectif étant de localiser les puits existants afin de limiter au maximum l’empreinte au sol du projet. Une troisième cartographie est également menée pour identifier les zones urbanisées et protégées. "La ville s’est construite autour des mines. Il y a des zones où l’on ne peut pas intervenir, et d’autres où, pour des raisons de sécurité ou d’acceptabilité, il est préférable de ne pas implanter d’outil industriel en cœur de ville", a-t-il ajouté.
Cette triple cartographie — du sous-sol, de l’infrastructure existante et du bâti — est complétée par une analyse des exutoires. "Qu’est-ce qui nous connecte au marché ? Où sont les potentiels utilisateurs ? Peut-on valoriser le gaz en circuit court ?", a résumé le président de Française de l’Énergie, dont l’objectif est qu’à horizon 2030, plus aucune remontée de gaz ne se fasse directement dans l’atmosphère.
Un impact significatif pour le climat
Dans un contexte global de sortie du charbon, encouragé notamment par certains investisseurs, des solutions de transition doivent accompagner la fermeture des centrales utilisant le charbon. "Chez MAIF, nous avons mené en 2023 une campagne d’engagement pour que toutes les sociétés de gestion partenaires adoptent une stratégie de sortie du charbon", a rappelé Pauline Levillain. La valorisation du gaz de mine peut s’inscrire dans cette logique, en apportant une réponse concrète et locale à l’enjeu climatique.
Aujourd’hui, cette activité de captage du gaz de mine permet déjà d’éviter chaque année près de 3,6 millions de tonnes équivalentes de CO₂. L’objectif est d’atteindre 100 millions de tonnes d’ici 2030. "On vient directement impacter notre effort collectif de réduction de l’empreinte carbone", a insisté Julien Moulin, alors que le méthane — principal composant du gaz de mine — possède un pouvoir de réchauffement global très élevé, environ 80 fois supérieur à celui du CO₂ sur une période de 10 ans.
Malgré cet impact concret, sa valorisation économique reste complexe. "Aujourd’hui, nous ne sommes pas rémunérés pour les tonnes de CO₂ évitées, et il est donc difficile de développer un modèle économique associé", a-t-il regretté. Pour autant, les travaux en cours sur le scope 4 — les émissions évitées — dans les référentiels climatiques devraient, à terme, permettre une meilleure reconnaissance de ces solutions, notamment auprès des investisseurs.
Un cadre public favorable, mais inégal en Europe
Le développement du projet porté par FDE a été rendu possible par un cadre juridique et institutionnel structurant. L’entreprise dispose aujourd’hui de concessions exclusives couvrant l’ensemble des bassins miniers des Hauts-de-France, accordées par l’État pour une durée de 25 ans renouvelables sans mise en concurrence, offrant une stabilité essentielle pour mener des projets sur le temps long.
En parallèle, un décret adopté en novembre 2016 a permis de mettre en place un mécanisme de soutien spécifique à la valorisation du gaz de mine, notamment via des contrats d’achat d’électricité. Ce dispositif s’inscrit dans un effort de longue date comprenant la cartographie, la sécurisation des anciens sites miniers et leur gestion sur le très long terme. "C’est un travail de fond qui a été particulièrement bien mené en France", a souligné Julien Moulin, en contraste avec d’autres pays européens.
À l’inverse, dans des pays comme la Pologne, le cadre juridique reste un frein majeur: le titre minier pour le captage et la valorisation du gaz de mine n’est pas encore distinct du titre minier associé à l’exploitation des mines ce qui crée un frein majeur à l’accompagnement, au niveau européen, de la sortie du charbon, un enjeu pourtant essentiel pour atteindre les objectifs de réduction d’empreinte carbone fixée par l’Union Européenne Les opérateurs historiques, souvent étatiques, peinent, par ailleurs, à assumer pleinement les passifs environnementaux. "En France, la séparation entre le passif minier et les nouveaux projets a été très clairement définie contractuellement, puis confirmée par la loi. Cela nous offre un véritable confort juridique", a-t-il précisé.
La réglementation est ainsi identifiée comme l’un des principaux leviers — ou freins — à une transition réussie dans les régions charbonnières. Des initiatives comme le programme européen de "transition juste" (Just Transition Mechanism) visent justement à accompagner les États membres vers une harmonisation des pratiques, en s’inspirant notamment des modèles français ou allemand. "On espère ainsi que lorsque la Pologne, la Roumanie ou la Grèce fermeront leurs mines, elles intégreront dès le départ la valorisation énergétique du gaz de mine, de manière intelligente et durable. Cela permettrait non seulement de réduire la pollution, mais aussi de préserver des emplois locaux, produire une énergie compétitive, et favoriser la redynamisation économique des territoires concernés", a-t-il conclu.
C’est sans doute cet aspect social, encore davantage que l’aspect strictement énergétique, qui a motivé les acteurs politiques et réglementaires à se mobiliser pour que le projet voie rapidement le jour."
Un projet à forte dimension sociale
À Béthune, le projet de valorisation du gaz de mine devait d’emblée répondre à plusieurs conditions : verdir entièrement le réseau de chaleur, privilégier une énergie locale (dans un rayon de 100 km), étendre ce réseau à d’autres communes du bassin, et garantir contractuellement un prix stable sur une durée de 22 ans. "Plus que la fourniture d'énergie en tant que telle, l’intérêt était de fournir une énergie peu chère. Nous avons pris des engagements très forts et avons fortement encouragé Dalkia, qui a obtenu la délégation de service public pour gérer le réseau de chaleur, à ne pas appliquer de marges supplémentaires sur notre énergie. Nous avons ainsi réussi à faire passer les économies directement au consommateur final", a expliqué M. Moulin.
Selon lui, c’est précisément cet impact social qui a permis un réel alignement d’intérêts entre les acteurs, dans un territoire où "une part importante de la population était en situation de précarité énergétique". Dans les anciens bassins miniers du Nord, où l’habitat est souvent mal isolé, cette précarité se traduit concrètement par des difficultés à se chauffer pendant plusieurs mois chaque année. "C’est sans doute cet aspect social, encore davantage que l’aspect strictement énergétique, qui a motivé les acteurs politiques et réglementaires à se mobiliser pour que le projet voie rapidement le jour", a-t-il estimé.
Cela a permis une obtention rapide des autorisations nécessaires. Le projet est ainsi entré en service dès le 1er janvier 2021, étendant le réseau de chaleur à environ 7 000 logements et une dizaine de bâtiments publics, et réduisant de près de 400 euros par an la facture énergétique de chaque foyer concerné.
"Nous avons beaucoup apprécié la dimension sociale du projet à Béthune : il permet non seulement de verdir concrètement la production de chaleur destinée aux habitants, mais aussi de réduire leur facture énergétique de manière significative", a expliqué Shirley Chojnacki.
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Un modèle économique robuste et rentable
Si Dalkia était chargée de construire l’extension du réseau de chaleur à Béthune, FDE a de son côté dû consentir des investissements importants pour mettre en état le site de captage du gaz, réhabiliter un premier tronçon de canalisation existante, puis construire une canalisation de 7 km permettant d’amener le gaz capté jusqu’au cœur de la ville.
L’installation des unités de cogénération au cœur de Béthune représentait également un défi technique majeur, notamment en raison des contraintes d’espace, de sécurité et de nuisances sonores dans une zone déjà densément urbanisée. Au total, ces investissements ont représenté près de 9,5 millions d’euros, dont 5 millions pour la réhabilitation des canalisations et 3 millions pour les équipements de cogénération permettant la transformation du gaz capté en électricité et en chaleur.
Ces investissements ont été rentabilisés en partie grâce au mécanisme d’obligation d’achat garanti par l’État, via EDF. "En France, le soutien public repose sur un tarif garanti, ce qui permet d’assurer une grande partie de la rentabilité du projet. Cela nous permet ensuite de vendre la chaleur très bon marché à Béthune, et surtout de nous engager auprès de la mairie sur un prix stable pendant 22 ans, et ce indépendamment des variations du prix du gaz", a précisé le président de FDE.
Mais le modèle économique va bien au-delà de ce mécanisme public. "Quand nous avons négocié l’obligation d’achat, nous avons intégré tous les coûts liés aux travaux d’ingénierie du sous-sol, de recherche et de protection des sols", a-t-il détaillé. "Aujourd’hui, nous avons un modèle qui est très rentable grâce à trois facteurs principaux. D’abord, un effort poussé de standardisation et d’automatisation : l’entreprise utilise partout le même type de solution technique, ce qui réduit considérablement les coûts d’exploitation et de maintenance". Ensuite, la structure tarifaire d’obligation d’achat indexée sur l’inflation s’est révélée très favorable ces dernières années. Enfin, les performances opérationnelles réelles dépassent régulièrement les prévisions initiales, les unités fonctionnant en moyenne plus de 8200 heures par an, ce qui renforce encore la rentabilité globale. "Un site standard, comprenant une unité de cogénération, coûte environ 2 millions d’euros tout compris. Il génère environ 900 000 euros de chiffre d’affaires annuel et dégage des marges opérationnelles élevées permettant un retour sur investissement relativement rapide, a indiqué Julien Moulin. Sachant que chaque site dispose au minimum de 15 ans d’exploitation, la rentabilité est solide".
La clé de cette rentabilité tient aussi à une gestion rigoureuse de la maintenance des équipements. "Nous ne sautons jamais aucune maintenance. Les petites opérations sont effectuées en interne, tandis que les grosses interventions sont réalisées directement par les constructeurs. Cela permet de maintenir la valeur de l’équipement dans la durée et d’éviter des coûts inattendus, ce qui est un enjeu majeur pour notre modèle économique", a-t-il conclu.
Le projet de Béthune en chiffres clés :
- Investissement total : 9,5 millions d’euros
- Foyers desservis : 7 000
- Émissions de CO₂ évitées : 300 000 tonnes par an
- Taux d’énergies renouvelables et de récupération dans le réseau: 84 %
- Chiffre d’affaires annuel : 3,5 millions d’euros
- Sous-traitance locale : 100 % des sous-traitants implantés localement (hors moteurs de cogénération fabriqués en Allemagne)