De nombreux dirigeants de structures à impact sont exposés à des risques accrus pour leur santé mentale.
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Entreprises

Santé mentale des dirigeants à impact : pourquoi la réalité est-elle inquiétante ?

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Une enquête de Ticket For Change, publiée le 10 mars et menée auprès de 175 dirigeants de l’économie dite "à impact positif sur la société", met en avant une réalité préoccupante concernant leur santé mentale. Focus sur les tenants et aboutissants de ce baromètre. 

Ticket for Change vient de publier un baromètre inédit sur la santé mentale des dirigeants à impact, en collaboration avec Aurélien Baillon, chercheur à l'emlyon business school et co-directeur de la Chaire de recherche Malakoff Humanis sur la santé mentale des dirigeants d’entreprises. Les questions du baromètre s’appuient notamment sur l’indice de bien-être de l’OMS : un instrument de mesure du bien-être mental qui se compose de cinq énoncés relatifs aux deux dernières semaines.

Le chiffre phare de cette enquête est le suivant : 40 % des dirigeants de structures à impact interrogés déclarent ne pas être en bonne santé mentale, contre 24 % des dirigeants "traditionnels" répondant à une question similaire (étude MMA). Pour Ticket For Change, il s'agit d'une "détresse systémique qui ne peut plus être ignorée".

Autre fait marquant : 36 % des femmes dirigeantes sont considérées comme "à risque", selon l’indice de bien-être de l’OMS, contre 20 % des hommes.

ID a souhaité en savoir plus sur les indications et enseignements à tirer de ce baromètre et en a discuté avec Aurélien Baillon.

Pouvez-vous nous en dire plus sur la façon dont a été réalisée cette enquête inédite ?

Tout s'est passé l'été dernier. Nous avons interrogé environ 1 500 dirigeants de l'économie "traditionnelle" et, en addition, 175 venant de l'économie à impact. Nous avons préparé un mélange de questions très directes leur demandant d'évaluer leur santé mentale, et des questions plus indirectes, en lien avec l'indice de bien-être de l'OMS. Par exemple : "Comment vous sentez-vous quand vous vous levez le matin ?"; "Vous sentez-vous plein d'énergie ?" Des questions un peu plus positives. 

À partir de cet ensemble de questions, nous obtenons un score entre 0 et 100. Quand il est en-dessous de 50, la littérature scientifique nous dit qu'il y a un peu de risques. En-dessous de 28 sur 100, les personnes sont en général pas loin de l'épuisement ou de la dépression.  

©DR/emlyon

Est-ce qu'en général, les personnes que vous interrogez sont honnêtes par rapport à l'état de leur santé mentale ?

Si nous prenons l'échantillon des dirigeants de sociétés à impact, tout ceux ayant un score en-dessous de 28 nous ont dit que leur santé mentale n'était pas bonne. Donc tous ceux qui sont dans une situation grave s'en rendent compte. Cela nous a positivement surpris. 

Par contre, il y a aussi parfois un effet de biais social. Nous avons demandé aux gens s'ils avaient l'habitude de mentir et certains nous ont répondu que non, alors que même sans s'en rendre compte, l'être humain ment souvent. Ceux qui nous donnent des réponses "socialement désirables" ont tendance à nous indiquer que leur santé mentale n'est pas mauvaise, quand nous leur demandons directement. Ça reste encore un peu tabou.

Pourquoi est-ce encore tabou pour certains ?

De ce que ma collègue Stéphanie Koutny a observé au niveau des entretiens qualitatifs, certains se demandent comment vont réagir leurs employés, leurs clients et leurs pairs s'ils commencent à dire qu'ils vont mal. Ils peuvent avoir l'impression de se mettre en situation de faiblesse avec le risque que les employés se disent : "Aïe, ça va mal, mieux vaut que nous partions !"

Avez-vous été étonné par le pourcentage de dirigeants à impact déclarant ne pas être en bonne santé mentale, bien plus élevé que celui des dirigeants "traditionnels" (ndlr : 40 % versus 24 %) ? 

Oui, 40 %, c'est assez important. Au total, 7 % d'entre eux ont une santé mentale très dégradée, 23 % sont à risque. Et pour les autres, d'après l'indice de bien-être de l'OMS, "ça va encore", mais eux ressentent que ce n'est pas très bon. 

Quand on se rajoute des contraintes, cela rend sa vie plus difficile. La rentabilité de son entreprise est plus difficile à atteindre."

Comment expliquez-vous cette différence ?

Il y a plusieurs explications. Qu'est-ce qui a un impact positif sur la santé mentale ? Déjà, le fait que son entreprise se porte bien. Pour être clair, quand on fait de l'économie à impact, on se rajoute des contraintes. Ça ne veut pas dire au passage que les dirigeants "traditionnels" ne se comportent pas bien socialement, sur le plan environnemental, etc. Mais ils se mettent légèrement moins de contraintes. Ils sont un peu plus flexibles. 

Quand on se rajoute des contraintes, cela rend sa vie plus difficile. La rentabilité de son entreprise est plus difficile à atteindre. Nous espérons tous avoir une entreprise parfaite, profitable et qui fasse en même temps le bien autour d'elle, avec des employés très heureux...

Des problèmes de trésorerie, par exemple, ont un impact sur la santé mentale. Quand on ne peut pas payer ses factures, on se sent mal ! 

La santé mentale peut aussi être dégradée par des difficultés sur le plan privé, mais il n'y a pas de raison pour que la vie privée des dirigeants à impact soit particulièrement plus dégradée que celle des dirigeants "traditionnels". 

Nous voyons aussi le phénomène du "workaholism", un surengagement dans son travail. Souvent les dirigeants sont "workaholic", et des employés aussi. Plus l'addiction au travail est forte, plus la santé mentale a tendance à se dégrader. 

Quelles sont les pistes de solutions, pour la santé mentale de ces dirigeants à impact ?

Il y a d'abord des facteurs positifs. Par exemple, les entrepreneurs qui adorent prendre des risques vivent mieux leur stress.

Dans la littérature en psychologie, il y a aussi quelque chose qui s'appelle le "stress mindset". Il s'agit d'un état d'esprit, celui de voir le stress de manière positive, de se dire que cela permet d'aller plus loin. Une de mes collègues à l'em Lyon, Lauren Keating, a beaucoup travaillé sur ces sujets et nous voyons cela de manière très nette : bien sûr, le stress a un effet négatif sur la santé mentale, mais quand nous en avons une vision positive, en gros, nous dormons mieux la nuit. Même si bien sûr, il y a des niveaux de stress qui sont inacceptables. 

J'ai regardé par ailleurs quels messages pouvaient encourager de la prévention au niveau de la santé mentale. Celui qui a tendance à bien marcher est tout simplement de redonner la définition de la santé mentale de l'OMS. Il s'agit d'un "état de bien-être qui permet à chacun de réaliser son potentiel, de faire face aux difficultés normales de la vie, de travailler avec succès et de manière productive, et d’être en mesure d’apporter une contribution à la communauté". Cela peut aider ceux qui ont encore un peu d'a priori avec la santé mentale. 

Avoir une bonne santé mentale, ce n'est pas ne pas avoir de maladie mentale, c'est un bien-être qui nous permet d'agir tous les jours professionnellement et personnellement au maximum de ses souhaits. Cela renvoie quelque chose de positif et permet de dédramatiser. 

On peut avoir plein de salariés, des associés, des collègues avec qui on s'entend bien, mais avoir l'impression qu'on ne peut pas leur parler ou qu'il n'y a pas assez de solidarité et de convivialité. Cela peut être très difficile pour un dirigeant."

Quand on en ressent le besoin, on peut aller voir un professionnel en santé mentale, mais encore ? Comment se faire aider ?

Ticket For Change propose Oasis, premier programme dédié à la santé mentale des entrepreneurs à impact ; il existe aussi l'Observatoire Amarok, à Montpellier, qui s'intéresse à la santé physique et mentale des travailleurs. Parmi ses observations : il faut pouvoir aider au bon moment ceux qui en ont besoin. Parfois, les entrepreneurs apprennent qu'une aide existe, sauf qu'ils en auraient eu besoin quand ils ont commencé à avoir des problèmes de trésorerie, des pertes de contrats, par exemple. 

Un autre point à souligner ?

Oui, la question de la différence hommes-femmes au niveau de la santé mentale : pour les scores très faibles, en-dessous de 28, il y a deux fois plus de femmes que d'hommes. La différence est aussi énorme pour les personnes entre 28 et 50, il y a beaucoup plus de femmes aussi. 

Comment l'expliquez-vous ?

L'explication générale et vraisemblable est liée à la charge mentale des femmes. Nous sommes toujours dans une société où les femmes ont une charge mentale plus élevée. Cela peut aussi être lié aux secteurs différents dans lesquelles hommes et femmes travaillent. Certains secteurs peuvent être plus difficiles que d'autres. Ce sont uniquement des pistes. 

J'ajouterai enfin, pour les hommes comme pour les femmes, que le sentiment d'isolement est quelque chose que l'on voit partout. Cela n'a rien à voir avec la solitude. Vous pouvez être entouré mais vous sentir seul quand même. On peut avoir plein de salariés, des associés, des collègues avec qui on s'entend bien, mais avoir l'impression qu'on ne peut pas leur parler ou qu'il n'y a pas assez de solidarité et de convivialité. Ça peut être très difficile pour un dirigeant.

Même si les employés qui travaillent dans l'économie à impact peuvent être aussi motivés par le secteur, à la fin, cela reste quand même "juste" pour certains un travail avec un salaire. Et cela peut créer ce sentiment d'isolement chez les dirigeants.