Caroline Neyron, directrice générale de Mouvement Impact France
©Natacha Gonzalez
Entreprises

Record de faillites en France : qu’en est-il des entreprises engagées ?

Article réservé aux abonnés

Les entreprises ont connu un record de faillites en France en 2024, selon BPCE L’Observatoire. La tendance est-elle la même pour les entreprises engagées ? Caroline Neyron, directrice générale de Mouvement Impact France, répond à ID.  

Les chiffres sont tombés le 8 janvier : selon BPCE L’Observatoire, qui a publié un bilan des défaillances d’entreprises sur l’année 2024, près de 66 500 entreprises ont défailli, soit un plus haut niveau depuis au moins 2009. La hausse est de + 28 % par rapport à 2019 et de + 17 % par rapport à 2023. Elle a davantage concerné les entreprises de 6 à 10 ans d’ancienneté, voire au-delà, que les entreprises plus récentes (créations). "Les TPE-PME semblent particulièrement fragilisées par une activité économique et des marges plus contraintes que dans les grandes entreprises", détaille BPCE.

Un total de près de 18 000 défaillances ont ainsi été dénombrées sur le seul quatrième trimestre 2024. Pour le Groupe BPCE, ce record de défaillances et leurs conséquences économiques, notamment en termes d’emplois, constituent “une alerte pour les acteurs économiques et politiques”, au tournant d’une année 2025 qui s’annonce “déjà difficile sur le plan économique et incertaine sur le plan politique et budgétaire”. 

La tendance est-elle aussi accablante du côté des entreprises engagées ? ID en a discuté avec Caroline Neyron, directrice générale de Mouvement Impact France.  

Avant de rentrer dans le vif du sujet, pouvez-vous nous rappeler ce que représente Mouvement Impact France ? 

Nous réunissons d'abord toutes les entreprises à impact social et écologique qui mettent au cœur de leur modèle leur impact social et écologique et qui ont comme ambition de résoudre une problématique écologique et sociale par leur action. Elles articulent leur mode de fonctionnement pour qu’il soit au service du développement de leur impact. Elles ont des règles claires de valeurs de partage du pouvoir pour que ce soit la recherche d’impact qui draine l'ensemble de la stratégie de leur entreprise.  

On accueille un deuxième collège d’entreprises en transition, ce sont des entreprises qui développent des stratégies à impact positif à côté de leur recherche de rentabilité et de développement économique. C'est là où nous avons des entreprises classiques qui deviennent des entreprises à missions, des entreprises B Corp, des entreprises de la bio ou des entreprises qui équilibrent une stratégie d'impact et une autre de développement économique.  

Il y a un énorme ralentissement sur le volet de la consommation responsable. Il y a beaucoup moins de jeunes marques engagées. La rentrée sur le marché et le développement sont beaucoup plus durs.

Nous avons tous les acteurs de l’ESS, ceux qui sont “drivés” par l’impact et d’autres plus classiques et statutaires. Nous avons aussi un collège sur tous les accompagnateurs, tous les financeurs et tous les incubateurs. Et un autre, celui des réseaux, les réseaux de la bio, B Corp, le CJD, Commerce équitable France... 

Vous représentez environ combien d’entreprises ? 

Aujourd'hui, nous sommes autour de 30 000 entreprises avec les adhérents directs et indirects. (...) On a notamment vraiment aujourd’hui des entreprises qui prennent ces sujets à bras-le-corps car ce sont des sujets “business” et qui ont des stratégies de transformation à long terme pour la santé de leur entreprise.  

On voit que les chiffres des faillites d’entreprises en France en 2024 sont à un niveau record depuis longtemps, avez-vous l’impression que la tendance est la même pour les entreprises engagées ? 

Nous voyons plusieurs choses même si nous n’avons pas de chiffres globaux. C’est plutôt un faisceau d’indices, par rapport à des entreprises qui sont dans des dynamiques différentes. Par exemple, sur le volet startup : les startups de la French Tech lèvent beaucoup moins d'argent, c’est difficile pour elles, on a un énorme ralentissement. Pour les startups à impact, c'est très différent. (...) On a quand même toute une partie de la finance qui est bien réorientée sur l'impact.  

Donc aujourd'hui, sur les levées de fonds, on ne voit pas un gros ralentissement sur l'impact, par exemple. 

Par contre, il y a un énorme ralentissement sur le volet de la consommation responsable. Il y a beaucoup moins de jeunes marques engagées. La rentrée sur le marché et le développement sont beaucoup plus durs. Le nombre de personnes qui achètent un pull à 200 €, quand on a une crise économique et de l’inflation, est beaucoup moins important. Ça recule. 

C’est l’exemple de la bio, c’est aussi celui du textile. Quand on dit que le textile va mal, on se doute bien que pour le textile engagé, durable et "made in" France, c’est une catastrophe. 

Vous l'expliquez juste par la crise économique, ou il y a un désintérêt général par rapport à la consommation responsable ? 

Ça va complètement ensemble. Quand on a eu une montée de l'inflation, on a un recentrage de la consommation sur le prix et de l'intérêt sur le prix. C'est vraiment ce qu'on a vu avec la bio, c'était automatique.  

Aujourd'hui, il y a une petite remontée, mais pour certains réseaux. Les acteurs bio historiques et les plus engagés comme Biocoop remontent parce que le capital confiance fait qu’ils ont moins décroché.  

Potentiellement, il y a un coussin qui permet que ce soit moins drastique, par exemple avec la finance à impact, le fait que les modèles soient un peu plus résilients... Donc la chute sur certains volets est moins forte, mais il y a quand même ce recul de la consommation responsable qui est très dur.  

L’autre volet est évidemment la rétractation des financements publics locaux et nationaux. Quand la commande publique est à 10 centimes près... Ça l’a toujours été, mais dès que ça se tend, c’est encore pire. Et ce n’est pas neutre. À partir du moment où consommer "made in" France, bio, durable est plus cher, comment les collectivités mettent le curseur de la note ? Dans la commande publique, on met des pourcentages in fine. On peut monter ou pas le pourcentage sur la qualité environnementale. Évidemment, plus les choses se tendent, plus c’est compliqué.  

Depuis août, nous organisons des rencontres entre des entrepreneurs, avec des chefs d’entreprises qui expliquent que leur boîte a “crashé” et comment ils s’en remettent, ou pas.   

Le travail que nous faisons aujourd’hui avec les acteurs publics, les collectivités, est d’expliquer et même de monétiser l’impact. De dire “si vous consommez des choses qui sont faites avec une qualité écologique et sociale moins bonne, potentiellement ça pourrait coûter à votre territoire... Intégrez ces coûts qui sont invisibles aujourd'hui dans les produits !” 

Tout cela se traduit de manière très directe puisque que depuis août, nous organisons des rencontres entre des entrepreneurs, avec des chefs d’entreprises qui expliquent que leur boîte a “crashé” et comment ils s’en remettent, ou pas.   

On n’est donc pas dans un signal très positif... C’était le cas pour 2024, mais êtes-vous un peu plus confiante pour l’année à venir ?  

Je ne suis pas du tout confiante en l’avenir, non. Tous ces signaux ne s’améliorent pas. Aujourd’hui, est-ce que le pouvoir d’achat des Français augmente ? Plutôt non. Est-ce qu’il y a un resserrement sur l’argent public ? Ça va être comme jamais, de pire en pire. Est-ce que nous aurons plus d’argent sur l’innovation économique et sociale ? Apparemment non.  

Aujourd’hui, on n'a pas d'encouragement des pouvoirs publics à aller sur des acteurs plus vertueux qui in fine, comme ils ont un intérêt général, font gagner à la société... Il n'y a pas de modulation sur les prix pour accompagner la consommation responsable.  Donc là pour l’instant, les signaux ne sont pas très positifs, à moins d’un réveil de l’Europe qui voudrait vraiment faire le contraire de Donald Trump. (...) 

Malgré tout, si aujourd’hui un entrepreneur veut se lancer, il a tout intérêt à devenir un acteur engagé ? C’est quand même l’avenir ? 

Oui ! C’est là où nous allons travailler de plus en plus... A contrario, toutes les entreprises avec lesquelles nous travaillons, celles qui sont à impact et celles qui ont fait de gros investissements sur la transition, nous disent qu’elles ne veulent pas arrêter.  

Il y a la limitation de ressources, il y a les changements climatiques, ça ne va pas s’arrêter. Notre enjeu est de se connecter à la science, à la réalité. Dans 20 ans, on se prendra tout ça en face.  

On a quand même plein d’entreprises qui ne reculent pas, parce qu’elles n’ont pas le choix. C'est l’avenir, évidemment. Beaucoup d’entreprises engagées d’ailleurs ne se développent pas, mais ne meurent pas non plus. Parce que quelque part, elles ont aussi un espace.  

La question de notre Mouvement est celle du temps de latence. Est-ce qu’on va pouvoir tenir ces transformations, le fait que ça coûte un peu plus, dans les deux, trois prochaines années ? Et élargir notre public engagé, penser à un développement ?  

Il y a eu une grosse frayeur et on est encore un peu dans le dur. Mais la question est de savoir comment on va pouvoir être accompagné à gérer ces périodes. Les entreprises qui prennent de l’avance sont celles qui peuvent le faire.  

Il y a une prise de conscience des consommateurs, des financeurs et des politiques qui a quand même été bien amorcée et développée après le Covid. Depuis 2022, c’est difficile, les acteurs sont dans la question de résister un peu à la vague, on est dans une stagnation. En même temps, à chaque fois qu’on avance, il y a des moments de stagnation. Il faut les accepter et trouver des moyens techniques et prospectifs pour préparer les fois où ça pourra se développer.