C’est dans un tel contexte qu’est apparue la notion de RSE, ou Responsabilité Sociale des Entreprises (Corporate Social Responsability aux États-Unis) dans les années 1950, en tant que déclinaison microéconomique du concept macroéconomique de développement durable. Le développement durable est "le développement qui permet la satisfaction des besoins immédiats des générations présentes sans compromettre les besoins des générations à venir"[1]. Louable est le concept de RSE, énigmatique en est l’application. Alors comment envisager l’encadrement juridique d’une notion dont l'appréhension n’en est qu'au stade du balbutiement ?
La RSE… Qu'est-ce que c'est ?
La Responsabilité Sociale des Entreprises, ou RSE, est classiquement définie comme l’ensemble des pratiques, stratégies et organisations mises en place par les entreprises dans le but de respecter les principes du développement durable (social, environnemental et économique)[2]. La Commission européenne a rappelé, dans une communication du 2 juillet 2002[3], que le Livre Vert Promouvoir un cadre européen pour la responsabilité sociale des entreprises la définissait comme "l'intégration volontaire par les entreprises de préoccupations sociales et environnementales à leurs activités commerciales et leurs relations avec leurs parties prenantes" dans la mesure où elles sont de plus en plus conscientes qu'un comportement responsable se traduit par une opportunité de réussite commerciale durable.
En effet, l’entreprise, en se préoccupant des enjeux actuels, à savoir la protection de l’environnement ainsi que le respect des droits de l’Homme et des acquis sociaux, contribue aussi à répondre aux défis futurs puisqu'elle développe un business green. Elle s’assure ainsi d’une sécurité pour l’avenir, en redorant son image, en boostant sa compétitivité ou en se protégeant d’éventuels mouvements sociaux.
C'est pourquoi la RSE est loin d’être un concept isolé : c’est une question internationale. Elle s’est, en premier lieu, développée parallèlement à la montée en puissance des multinationales comme outil régulateur. Mais surtout et naturellement, les défis auxquels devront faire face ces acteurs économiques ont une portée internationale : changement climatique, raréfaction des ressources, inégalités... C'est à ce titre que l'ONU a rappelé que les entreprises étaient des acteurs essentiels afin d’atteindre les objectifs du développement durable.
Et là où les entreprises se portent volontaires, le droit s’est immiscé.
L’émergence timide d’un cadre légal au service de la RSE
Face à l'importance exponentielle que prend le concept louable de la RSE et ses enjeux depuis sa création, les autorités nationales et internationales ont tenté de prendre les choses en main.
En France, l’essor du cadre légal a commencé à la fin des années 90, début des années 2000 avec la loi sur les Nouvelles régulations économiques[4] (loi NRE) qui oblige les entreprises cotées à publier un reporting extra-financier. Avec le temps, les obligations se sont étendues aux autres entreprises, la mesure la plus emblématique étant la loi Grenelle II en 2010[5]. Elle impose des obligations effectives telles que l'obligation de présenter un bilan social et environnemental ou la responsabilité des sociétés mères en cas de pollution grave. Enfin, la loi sur le devoir de vigilance de 2017[6], imposant un véritable plan d'actions pour réduire les risques environnementaux, sociaux ou de corruption, place la France au premier rang de la réglementation en la matière.
Au niveau européen, la RSE a été mentionnée pour la première fois en 2000 dans les travaux de Lisbonne. Depuis, diverses réglementations ont été mises en place comme par exemple la directive sur le droit des actionnaires qui accroît la transparence de la rémunération des dirigeants de sociétés cotées. Aussi, la Commission européenne demande aux États membres d'adopter un plan d'action pour mettre en oeuvre les principes directeurs des Nations Unies relatifs aux droits de l'Homme et aux entreprises.
Malgré tout, la RSE reste enfermée dans une tradition volontariste.
D'une part, le monde anglo-saxon est plus libéral, l'implication de l'État y est moins lourde. De ce fait, la démarche est globalement volontaire : les codes de bonne conduite adoptés unilatéralement par l'entreprise, les chartes qui résument sa philosophie, les certificats ou les labels. Quelques acteurs s'engagent à respecter des normes optionnelles, comme la norme ISO 26 000[7] qui donne des lignes directrices pour opérer de manière socialement responsable.
D'autre part, certaines régions semblent tout simplement moins impliquées dans ce domaine : en Chine, la RSE est une pratique récente qui n'a fait son entrée dans le droit qu'en 2006 ; en Russie, elle émerge principalement avec les filiales des entreprises occidentales mais aucune réglementation n'existe ; en Afrique enfin, les actions RSE sont appliquées de façon très disparates.
Finalement, la RSE reste une notion floue dont les pratiques, en majorité volontairement établies et donc très variées, peinent à en valoriser le concept. La solution aux problèmes environnementaux, sociaux et sociétaux relève de l'autorégulation des entreprises qui est malheureusement souvent justifiée par la volonté d'améliorer leur réputation. Autrement dit, leurs actions sont jugées insuffisantes car trop dépendantes de l'engagement discrétionnaire de chacun.
C'est pourquoi une régulation plus conséquente est réclamée au niveau national, communautaire, et international : la conduite socialement responsable des entreprises doit être davantage régie par des règles contraignantes émanant des États ou des organisations internationales, dont l'inobservation entraîne des sanctions.
Affermir la RSE par la hardlaw, un challenge surréaliste ?
Si pour certaines personnes il est mieux que la RSE reste une démarche volontaire, comme le conçoit Eric Feront "en faire trop ce n’est pas bien"[8], ce concept aspire pourtant à une régulation par le droit. Le but est d’apporter une sécurité juridique : par la hardlaw, on instaure de véritables contraintes assorties de sanctions concrètes, et non simplement médiatiques ou réputationnelles.
Mais cette solution est-elle satisfaisante ? D'abord, en refusant de légiférer de façon systématique, l'État fait aussi preuve de réalisme, notamment parce que son pouvoir s'arrête aux frontières nationales. Hors la RSE doit aussi être envisagée à l’international. Pour la rendre efficace, le consensus entre les États doit alors être approfondi.
De plus, une pareille solution présente d'autres difficultés tout autant minutieuses. Évidemment, il y a une complexité certaine pour le droit à se saisir d’une question aussi éthique. Aussi, le niveau financier est à envisager. Quant au management, il existe souvent une fragmentation entre plusieurs visions au sein d’une même entreprise. À ce propos, William Bourdon a énoncé que "ce n’est pas un constat idéologique, c’est une réalité. Force est de constater que peu d’entreprises disent qu’elles veulent du droit dur et des juges [...] ce n’est pas parce qu’il y a des sanctions pénales à tout va qu’il y a une amélioration des comportements"[9]. L'harmonisation doit donc être externe et interne.
Par ailleurs, comme le préconise Yann Quiennec[10], la RSE doit d’abord évoluer, se construire, avant d'obliger les entreprises et d'infliger des sanctions. "Légiférer, pourquoi pas ? Mais à mon sens, pas comme ça. Il manque une démarche de co-construction". C’est là que peut intervenir le rôle clé des juristes, dont le travail constitue la pierre angulaire du renforcement du concept. Stephanie Brunengo Basso, avocate et maître de conférence à Aix Marseille[11], considère en effet qu'aujourd’hui plus que jamais, en matière environnementale spécialement, les juristes doivent mener une action en continue, et pas seulement sporadique à l’occasion de procès. Les juristes de notre temps, en plus de connaître la réglementation, doivent l’expliquer et la transmettre aux entreprises. On touche au secteur de la compliance (respect de la soft law), du reporting (outils de contrôle) et du monitoring (le travail se trouve également sur le terrain). De même, ils mènent des actions de négociation, notamment avec les acteurs privés, ou de communication à l’occasion d’actions collectives en entreprise. En outre, pour des entreprises locales qui n’ont pas de ressources internes cela pourrait être un premier point d’entrée vers l’amélioration et le respect des normes.
Une approche plurielle pour une RSE pérenne
En résumé, une frontière entre la hard law et la soft law ne doit pas être tracée. La question est complexe, mais il convient de ne pas exagérer leur opposition. En réalité, c'est tout le contraire, on observe une circulation entre les deux droits. En matière de RSE spécialement, la normativité relève de la loi mais aussi du droit souple[12]. En effet, la soft law peut servir de source d'inspiration pour le législateur ; la hard law permet de se saisir de ce que les entreprises n'avaient pas anticipé ; les règles de droit souple ne sont pas exemptes de sanctions, si l'on accepte de considérer la sanction médiatique et réputationnelle ; la validité des engagements unilatéraux des entreprises peut être contrôlée par les juges. Selon Géraldine Vallejo, "la loi n’est pas faite pour punir mais pour mettre un terme à l’impunité. Il faut qu’on continue à explorer le non contraignant, mais il faut aussi en passer par le contraignant".[13]
[1] Commission mondiale sur l’environnement et le développement de l’Organisation des Nations Unies, Notre avenir à tous (Rapport Brundtland), 1987.
[2] E-RSE, RSE (Responsabilité Sociale des Entreprises) : définition – Qu’est-ce que la RSE ?
[3] Commission des Communautés Européennes, Communication de la Commission concernant la responsabilité sociale des entreprises: Une contribution des entreprises au développement durable, 2002,
[4] Loi relative aux nouvelles régulations économiques, 15 mai 2001, n° 2001-420
[5] Loi portant engagement national pour l’environnement,12 juillet 2010, n° 2010-788
[6] Loi relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre, 27 mars 2017, n° 2017-399,
[7] ISO, 26000 Lignes directrices relatives à la responsabilité sociétale, 2010.
[9] William Bourdon, président-fondateur de Sherpa, avocat associé chez Bourdon et Forestier, Journée AEF Développement durable et Social RH, 14 octobre 2014
[10] Yann Quiennec, directeur général et juriste, Affectio Mutandi, Journée AEF Développement durable et Social RH, 14 octobre 2014
[11] Stéphanie Brunengo Basso, avocat et maitre de conférence, conférence « Le Rôle des Juristes dans la Protection de l’Environnement », 5 avril 2018, Université Aix-Marseille
[12] Trébulle F.-G., Propos introductifs in RSE Regards croisés Droit et Gestion, F.-G. Trébulle et O. Uzan (dir.), Economica 2011, p. 3.
[13]Géraldine Vallejo, directrice des programmes développement durable, Kering, Journée AEF Développement durable et Social RH, 14 octobre 2014