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La « grande déconnexion »

En détenant des actions ou des obligations, les investisseurs forment des anticipations sur leurs flux de revenus futurs. Il est ainsi possible d’en extraire des signaux prospectifs sur l’état de l’économie.

Il est également communément accepté que « le marché obligataire a souvent raison », et que le marché des actions a « prédit neuf des cinq dernières récessions » comme ironisait Paul Samuelson (célèbre économiste américain) en 1966.

Depuis plusieurs mois maintenant, les scénarios que ces deux marchés envisagent pour l’économie se sont découplés. Quelles sont, dès lors, les menaces liées à cette différence de perception ?

Les titres de dettes dont l’échéance de remboursement est lointaine octroient théoriquement aux investisseurs un taux d’intérêt plus élevé que ceux à court terme, reflétant la rémunération supplémentaire en contrepartie du risque consenti. La pente de la courbe des taux – la soustraction du niveau des taux à long terme avec ceux à court terme – est donc habituellement positive.

Il arrive néanmoins que cette dernière s’inverse, symbole de la défiance des investisseurs à l’égard du futur, de leurs anticipations d’une détérioration de l’activité et d’une baisse de l’inflation, susceptibles de faire intervenir les banques centrales. Selon la littérature économique, un tel signal précède un retournement de l’activité. A fin avril 2023, la probabilité qu’une récession se matérialise sur un horizon de 12 mois aux Etats-Unis – calculée à partir de la différence entre le taux d’emprunt d’Etat à 10 ans et celui à 3 mois – se situe à ~70 %. Depuis 1980, chaque inversion s’est traduite par une récession, à l’exception de quelques faux signaux observables en reconstituant un historique plus long à l’aide de données dont la fréquence est moins élevée. Les analyses de ce type sont un peu moins concluantes lorsqu’elles sont appliquées à la zone Euro, mais force est de constater que la courbe des taux allemande est également inversée. Quoi qu’il en soit, les marchés obligataires souhaitent visiblement indiquer qu’une forme d’« atterrissage en catastrophe » de l’économie (surtout américaine) se prépare, et que les banques centrales baisseront leurs taux pour y remédier.

Le marché des actions a quant à lui tendance à se retourner en amont d’une inflexion escomptée des profits des entreprises, et les secteurs les plus cycliques ont naturellement tendance à tanguer les premiers. C’est d’ailleurs ce qui s’est produit sur la première partie de 2022, avant que les données d’activité ne viennent atténuer le risque de récession mondiale. Au regard des résultats d’entreprises prévus par les analystes au titre de l’année 2023, c’est un scénario d’« atterrissage en douceur » des économies américaines et européennes – ou tout au plus une récession modérée de courte durée – qui semble être privilégié. Ce dernier induit une désinflation progressive, sans que les marges des entreprises ne se dégradent fortement, puis une baisse de taux des banques centrales une fois le travail terminé.

Dans les deux cas, si les autorités monétaires maintiennent effectivement leurs taux directeurs à des niveaux élevés sur une période prolongée, tous deux sont vulnérables. La bonne tenue de l’économie américaine (comme l’ont prouvé les données publiées la semaine passée), l’enracinement de l’inflation de chaque côté de l’Atlantique, et les discours des banquiers centraux qui se durcissent (surtout en Europe), pourraient repousser l’échéance du « pivot » (i.e. baisse des taux directeurs), et entraîner un réajustement des taux d’intérêt. Ce dernier affecterait également les bénéfices futurs actualisés des entreprises, et donc le marché des actions, alors même que les profits ne s’écrouleraient pas. Cette divergence est par ailleurs renforcée par l’écart entre le VIX (volatilité implicite du marché des actions américaines), orienté à la baisse, et le MOVE (son équivalent pour les obligations souveraines) quant à lui plus élevé qu’à l’accoutumé.

La « grande déconnexion » symbolise la dissonance entre les actions et les obligations, mais aussi celle entre les marchés et les banques centrales. Les investisseurs doivent donc potentiellement s’attendre à plus de volatilité, dans un environnement, qui plus est pollué par les discussions autour du relèvement du plafond de la dette américaine.

Contenu rédigé par Florent Wabont, économiste chez Ecofi