Denis Branche, Directeur Général Délégué de Phitrust.
Dossiers

Denis Branche (Phitrust) : "L’actionnaire a un rôle important à jouer et dispose de multiples possibilités d’intervention"

Depuis 2003, Phitrust a déposé quelque 45 résolutions et mené des centaines d’initiatives ESG (lettres, rencontres avec les dirigeants…) auprès des entreprises du CAC 40, avec à la clé quelques belles réussites, explique Denis Branche, Directeur Général Délégué de la société de gestion.

Pourriez-vous présenter Phitrust et la philosophie qui est la vôtre ? 

Phitrust est une société de gestion indépendante, pionnier de "l’impact investing" en France, agissant auprès des entreprises cotées et aussi non cotées où nous finançons des entreprises sociales innovantes. La SGP a été agréée par l’AMF en 1999, avec dès l’origine un focus particulier sur l’éthique des dirigeants et la conviction que les éléments extra-financiers seraient, un jour, aussi importants que les facteurs financiers pour les investisseurs. 

En matière d’engagement auprès des sociétés cotées, Phitrust est actionnaire de l’ensemble des entreprises du CAC 40. C’est véritablement à la suite du naufrage de l’Erika, en 2000, que notre action d’engagement a débuté : nous avons essayé de déposer une résolution chez Total leur demandant d’établir un rapport sur les risques environnementaux que faisaient courir leurs activités, en particulier l’affrètement maritime et la production d‘hydrocarbures. Sans succès, puisque nous n’avons pas réussi à atteindre le seuil de dépôt en raison du retrait de plusieurs co-déposants n’ayant pas voulu aller au bout de la démarche. 

En 2003, nous avons lancé la SICAV Phitrust Active Investors France en association avec la société de conseil en politique de vote Proxinvest. À partir de là, nous avons commencé à être actifs auprès d’un certain nombre de sociétés du CAC 40 sur des sujets de gouvernance, avec la certitude que l’actionnaire a un rôle important à jouer et qu’il dispose pour ce faire de multiples possibilités d’intervention, en particulier pour interpeller les entreprises. Il est de son devoir de les utiliser, et la philosophie de Phitrust s’articule autour de cette prise de responsabilité. 

Concrètement, comment cette approche influe-t-elle sur vos décisions de gestion ? 

Le portefeuille de la SICAV, investie dans toutes les sociétés du CAC 40, est construit autour de trois éléments : 

  • L’évolution des sociétés depuis 2003, avec un historique de notation pour chacune d’elles. 
  • Leur réactivité face à nos initiatives : acceptent-elles de nous rencontrer ? Nos suggestions sont-elles suivies d’effets ? 
  • Enfin, un critère plus quantitatif, à savoir la façon dont le cours de bourse réagit aux éléments de gouvernance, comme par exemple l’éviction récente  d’Isabelle Kocher de sa fonction de Directrice Générale d’Engie. 

À partir de ces trois paramètres, nous avons élaboré des modèles mathématiques pour surpondérer et sous-pondérer les valeurs, avec à l’arrivée une performance comparable à celle de l’indice CAC 40 dividendes réinvestis. 

Les sujets sont étroitement liés. Nous considérons que la gouvernance est stratégique dans les entreprises, et que d’une bonne gouvernance découle la bonne prise en compte de sujets environnementaux et sociaux. 

Ensuite vient toute la méthodologie d’engagement, qui se structure autour de plusieurs phases et leviers : d’abord une période de dialogue pendant laquelle nous écrivons et rencontrons les dirigeants de sociétés. L’étape suivante concerne la préparation des assemblées générales, via des discussions avec nos investisseurs, l’identification des sujets qui nous semblent essentiels et le choix des leviers dont nous allons user : va-t-on poser des questions orales ? Écrites ? Ou, en dernier recours, déposer des résolutions ? Il s’agit de processus complexes et très formalisés. 

Pourquoi ce focus sur la gouvernance ? Doit-on comprendre que les facteurs sociaux et environnementaux sont laissés en retrait dans vos dialogues ? 

Les sujets sont étroitement liés. Nous considérons que la gouvernance est stratégique dans les entreprises, et que d’une bonne gouvernance découle la bonne prise en compte de sujets environnementaux et sociaux. Nous avons repris en 2011 notre action sur une thématique environnementale, avec un projet de résolution chez Total demandant une analyse complète et détaillée des risques extra-financiers et opérationnels de long terme de cinq projets de sables bitumineux dans lesquels le groupe était impliqué au Canada. A nouveau, sans pouvoir faire inscrire la résolution, certains actionnaires s’étant une nouvelle fois désolidarisés… 

Actionnariat, engagement, gouvernance… Ces notions semblent largement réservées à des acteurs financiers et éloignées du quotidien des Français. Comment impliquer ces derniers dans ces démarches ? 

Il est primordial de ramener ces interrogations au client final. Nous sommes parfois interpellés par les pratiques d’une entreprise, en matière environnementale, mais aussi au sujet par exemple de la rémunération des dirigeants, qui peut atteindre des montants astronomiques. En 2018, nous avons été approchés par un délégué syndical de Carrefour qui nous a appris que le groupe comptait supprimer près de 5000 emplois, dont une part importante en France. Dans le même temps, nous découvrons que l’ancien PDG, Georges Plassat, doit recevoir une prime de non-concurrence de 3,9 millions d’euros, alors qu’il a à ce moment 67 ans … Pour nous, c’était une aberration et nous avons considéré qu’il s’agissait d’une indemnité de départ non-conforme au code Afep-Medef. D’autant qu’il allait partir avec au total près de 15 millions d’euros, quand des emplois étaient supprimés à côté. Nous avons insisté auprès d’autres investisseurs, averti des personnes de l’administration et finalement, il a renoncé à cette clause après que l’affaire a pris de l’ampleur. 

Tout le monde peut avoir ce type de réactions face à des indemnités colossales, des retraites-chapeau… et nous proposons aux investisseurs, CGP, épargnants d’intervenir pour leur compte et de porter un certain nombre de sujets devant ces sociétés. 

L’une des actions menées pendant votre campagne 2018/2019 a eu pour contexte la crise de gouvernance à la tête d’EssilorLuxottica. Pouvez-vous nous en dire plus ? 

L’an dernier, nous avons déposé cinq résolutions : trois chez EssilorLuxottica, une chez Renault et une chez Vivendi, et deux ont fait l’objet d’un vote, chez Essilor, sur la nomination de deux administrateurs indépendants. En 2018, cette dernière a fusionné avec l’italienne Luxottica, détenue à près de 60 % par la famille Del Vecchio, et nous avions déjà averti le marché avec un dépôt de résolution sur la séparation des fonctions dans un contexte où la gouvernance nous semblait présenter un certain nombre de risques, sans être suivis. Quelques mois plus tard, en mars 2019, il y a eu une crise de gouvernance très forte entre Leonardo Del Vecchio, président de Luxottica et Hubert Sagnières, président d’Essilor, qui ont commencé à s’attaquer par juridictions interposées et le cours de l’action a fortement dévissé. Dans ce contexte, nous avons proposé deux nouveaux administrateurs afin de rééquilibrer le conseil et le fait de déposer cette résolution a calmé le jeu, avec un arrêt des procédures judiciaires. L’une a obtenu 44 % et l’autre 37 %, donc les administrateurs n’ont pas été élus, mais cela a quand même abouti à un apaisement de la guerre entre les deux clans, avec un effet sur le cours bien visible. 

(…) chaque actionnaire a une voix à faire entendre qui est très importante, qui est sa voix en Assemblée générale, par son vote et par les moyens que lui donne la loi, et donc pour participer de manière positive à la transformation de la société. » 

Malgré le faible pourcentage de succès des résolutions, vous estimez donc que votre démarche a un impact réel sur ces grands groupes… 

En France, il est nécessaire de détenir au minimum 0,5 % du capital d’une société cotée pour présenter une résolution. Pour de très grosses capitalisations, cela représente évidemment des montants énormes et il est généralement nécessaire de réunir des co-déposants pour atteindre ces seuils. Ensuite, il y a très peu de temps pour rédiger l’argumentaire et présenter le texte aux entreprises. C’est l’une des difficultés posées par la loi française et nous n’arrivons pas toujours à inscrire nos résolutions, même si nous avons par exemple réussi à faire changer les statuts chez Alcatel en 2008. En revanche, il y a toujours un impact très net sur l’évolution de la vie des sociétés et le simple fait de dire que nous allons déposer une résolution oblige déjà le conseil d’administration à se prononcer et induit forcément un débat. 

Plus globalement, quel est le rôle que doivent jouer les actionnaires dans ce contexte de tout « ISR » ? 

Chacun doit assumer sa responsabilité. Si vous êtes utilisateur d’un service, demain vous prenez votre plume et vous écrivez au service commercial pour faire part de votre mécontentement. Ici, c’est la même chose : chaque actionnaire a une voix à faire entendre qui est très importante, qui est sa voix en Assemblée générale, par son vote et par les moyens que lui donne la loi, et donc pour participer de manière positive à la transformation de la société. 

Le cadre légal et réglementaire a également beaucoup évolué ces dernières années, avec par exemple l’article 173 de la loi TEE ou encore la Directive européenne sur le droit des actionnaires et l’engagement, et les investisseurs se sont largement saisis des sujets ESG. Il y a une vraie lame de fond et malgré les mythes qui les entourent, mêmes les fameux fonds activistes ne fédèrent généralement pas assez d’investisseurs pour peser négativement sur les sociétés. 

De quelles façons ces démarches pourraient-elles être facilitées aujourd’hui ? Le modèle anglo-saxon, notamment, est souvent cité en exemple… 

Nous pourrions effectivement nous en inspirer, mais notre démarche est très liée au droit français. Aux États-Unis, la common law permet toujours de contester les pratiques d’une entreprise. Chez nous, la règle est fixe, invariable et c’est un paramètre dont il faut tenir compte. Mais il faudrait peut-être effectivement que les seuils de dépôt de résolutions soient abaissés et qu’il puisse y avoir une forme d’arbitrage de la part de l’AMF pour valider des résolutions : aujourd’hui, il est en effet nécessaire que celles-ci soient validées en amont par les conseils d’administration. Si ce n’est pas le cas, il faut alors contester ces décisions et entamer des procédures judiciaires extrêmement longues et coûteuses. Aux États-Unis, il suffit de détenir 2 000 dollars au capital pour déposer des résolutions et c’est à l’autorité de marché de décider de leur validité. 

Les démarches d’engagement s’inscrivent sur du long terme, mais dans un contexte d’urgence environnementale, n’est-il pas également nécessaire d’exclure purement et simplement certains secteurs ou valeurs de l’univers d’investissement ? 

Tout dépend de votre style de gestion. Si vous faites du stock picking dans un univers composé de plusieurs milliers de valeurs, vous pouvez évidemment choisir d’en exclure un certain nombre. Dans notre cas, nous nous trouvons sur les 40 sociétés de l’indice et nous considérons que nous pouvons contribuer à l’amélioration des pratiques de chacune d’entre elles. Ensuite, il est nécessaire de noter que même si nous aimerions que tout aille vite face au changement climatique, nous nous trouvons sur des processus complexes, qui prennent beaucoup de temps à mettre en place. En 2018, nous avons interrogé 31 sociétés sur leur participation à l’initiative "Science Based Targets". Une telle initiative permet de montrer aux dirigeants l’importance que les investisseurs attachent à ces questions et, même si elles ne sont pas au même niveau d’avancement, toutes ont répondu. Il y a des progrès chaque année et peu à peu tout le monde s’y met. 

Justement, après 20 ans au contact des dirigeants, quelle dynamique de fond observez-vous ? 

Il y a globalement plus d’écoute. Bien sûr, certains nous ignorent encore totalement et d’autres se parent de vert quand ils nous rencontrent, mais au fur et à mesure, peut-être par osmose, tout le monde a tendance à être plus attentif. D’autant que nous ne sommes pas les seuls à agir. Derrière, il y a de très nombreux investisseurs professionnels qui partagent ces convictions. 

 

Retrouvez l'intégralité d'Investir Durable #5, le magazine de la finance durable. 

Retrouvez la version en ligne d'Investir Durable #5.