L’intégration de la biodiversité dans les décisions économiques progresse. Lentement. Et l’un des points de friction majeurs se cristallise aujourd’hui autour d’un mot devenu familier dans le champ climatique, mais encore flou côté vivant : les scénarios.
Comment anticiper l’évolution de la biodiversité dans les prochaines décennies ? Quels outils permettent de projeter ses impacts sur les chaînes de valeur, les actifs ou les modèles d’affaires ? Ces questions révèlent une tension croissante entre sophistication technique et pertinence opérationnelle.
Des scénarios, mais pour quoi faire ?
Les scénarios sont devenus un exercice attendu. On les produit pour se mettre en conformité, rassurer les investisseurs, répondre aux régulateurs. Pourtant, leur fonction première devrait être toute autre : éprouver la robustesse d’un modèle économique dans des futurs incertains.
Les scénarios doivent permettre d’identifier les transferts d’impact, les effets systémiques, les zones de vulnérabilité ou de surpression.
Dans les faits, beaucoup d’entreprises présentent encore des trajectoires optimistes, peu stressées, souvent déconnectées des dynamiques physiques ou écologiques. L’enjeu n’est pas tant de prévoir que de questionner. Simuler différentes trajectoires — intensification agricole, stress hydrique, évolution des régulations, transition alimentaire — permet d’identifier les vulnérabilités et les points de bascule.
Le piège de la moyenne
Les scénarios manquent souvent de granularité. Les modèles globaux, bien qu’indispensables, masquent les dynamiques locales — alors que la biodiversité est, par nature, située. Une pression écologique sur un écosystème endémique n’a pas la même portée qu’un impact diffus sur un milieu standardisé.
Il est donc essentiel de s’interroger de manière précise sur ce que fait une entreprise, où, et comment. C’est à cette condition que les risques physiques, les dépendances territoriales et les leviers d’action peuvent être correctement évalués.
Des modèles multiples, des résultats divergents
Un modèle unique ne suffit pas. Selon qu’on utilise GLOBIO, PREDICTS ou le Living Planet Index[1], un même scénario peut produire des résultats radicalement différents. Certains outils annoncent une régénération progressive, d’autres un déclin irréversible. Ce seul constat souligne l’importance de croiser les approches, expliciter les hypothèses, et ne pas s’en remettre à un unique cadre d’analyse.
Les scénarios doivent permettre d’identifier les transferts d’impact, les effets systémiques, les zones de vulnérabilité ou de surpression. Ils ne peuvent être considérés comme des projections neutres : ce sont des instruments de questionnement, pas des garanties de robustesse.
Vers une dette écologique projetée ?
De même que le “budget carbone” a structuré la réflexion climatique, on peut imaginer un budget biodiversité ou une dette écologique associée à une trajectoire économique. En modélisant l’empreinte actuelle d’un portefeuille ou d’une entreprise, puis en la projetant dans différents futurs, on obtient une lecture dynamique du risque.
La biodiversité ne se résume pas à un stock à préserver, mais à une dynamique vivante à accompagner.
Mais il ne s’agit pas de trouver un indicateur miracle. Le MSA (Mean Species Abundance) ou le BII (Biodiversity Intactness Index) [2] ne suffisent pas. Des métriques complémentaires — empreinte terrestre, consommation d’eau, artificialisation — peuvent rendre cette lecture plus granulaire et opérationnelle. L’essentiel est d’utiliser ces données à bon escient, en intégrant les incertitudes au lieu de les masquer.
Risques physiques, risques de transition : deux angles à conjuguer
Aujourd’hui, rares sont les analyses qui articulent les risques physiques (dégradation des services écosystémiques, raréfaction des ressources, instabilité des écosystèmes) et les risques de transition (évolutions réglementaires, innovations technologiques, changement des préférences sociales).
Et pourtant, c’est cette double lecture qui permet d’anticiper les coûts, de prioriser les leviers d’action, et de souligner qu’une transition maîtrisée coûte bien moins cher qu’un effondrement subi. La finance doit intégrer ces deux dimensions — et reconnaître qu’elles sont interdépendantes.
Penser la biodiversité comme une dynamique
La biodiversité ne se résume pas à un stock à préserver, mais à une dynamique vivante à accompagner. Cela implique d’accepter la complexité, d’admettre l’incertitude, de documenter les hypothèses, de varier les approches. Cela demande aussi de faire preuve d’humilité scientifique et de rigueur analytique.
Les scénarios ne doivent pas devenir des outils de validation ou d’autojustification. Ils ne sont pas là pour démontrer que tout va bien. Leur utilité réelle naît de ce qu’ils mettent en tension, de ce qu’ils révèlent, et parfois de ce qu’ils dérangent.
Pour en savoir plus sur cette initiative de place ainsi que sur les travaux de Candriam: Découvrez le groupe de travail « Biodiversité » du Think Tank 2030, Investir Demain
[1] Les modèles GLOBIO et PREDICTS mesurent l’intégrité de la biodiversité terrestre locale. Le Living Planet Index mesure l’évolution relative des tailles des populations des différentes espèces par rapport à 2010
[2] Le MSA (Mean Species Abundance),ou le BII (Biodiversity Intactness Index) mesurent la perte relative d’intégrité des écosystèmesc’est-à-dire l’ampleur de l’altération ou de la transformation des écosystèmes primaires en zones présentant une valeur réduite sur le plan de la biodiversité, par rapport à un état non-perturbé