Le dernier rapport du Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (GIEC) est sorti en avril dernier, et le rapport de synthèse du 6e cycle d’évaluation du GIEC est prévu pour fin septembre. Aujourd’hui, ces rapports sont centraux pour comprendre le réchauffement climatique ainsi que les enjeux de la transition écologique. Pourtant, le fonctionnement du GIEC et la manière dont il rédige ses rapports restent assez opaques pour le public. Pour en savoir plus sur les dessous de cette organisation, interview avec Kari De Pryck, Maîtresse assistante à l'Institut des Sciences de l'Environnement de l'Université de Genève et auteure de GIEC. La voix du climat, publié cette année aux Presses de Sciences Po.
Le GIEC est fondé en 1988 par l’Organisation Métérologique Mondiale (OMM) et le Programme des Nations Unies pour l’Environnement (PNUE). Qu’est-ce que le Giec et pourquoi est-il créé à ce moment-là de l’histoire ?
Le GIEC est une organisation assez unique. Ce n’est pas seulement une organisation de scientifiques qui travaillent de leur côté, car on y trouve aussi des représentants des Etats membres du GIEC : les deux communautés se retrouvent à devoir collaborer, travailler, écrire, négocier sous le même toit. Scientifiques et représentants d’Etats ont des cultures et des identités assez différentes et ils vont devoir dialoguer et apprendre des uns et des autres.
Certains Etats, dont les Etats-Unis, ont très rapidement compris que la question du climat était beaucoup plus politique."
Si le GIEC est une organisation intergouvernementale – ce qui n’était pas le cas à l’époque des organisations scientifiques sur l’ozone –, c’est en partie parce que certains Etats, dont les Etats-Unis, ont très rapidement compris que la question du climat était beaucoup plus politique. Les Etats-Unis ont rapidement décidé de contrôler la production de connaissances scientifiques et ils ont donc accepté la création de la première institution internationale sur le climat, le GIEC, à condition qu'elle soit intergouvernementale. Cette institution allait donc voir des Etats membres cohabiter avec des scientifiques.
Le GIEC produit-il des recherches scientifiques ?
Non, officiellement le GIEC n'en produit pas. Ce n’est pas un institut de recherche qui produit ses propres évaluations, mais bien un organisme d’évaluation. Il va faire une revue de la littérature scientifique publiée par d’autres institutions, pour ensuite évaluer l’état de ces connaissances et proposer des conclusions.
Après, pour que les évaluations du GIEC soient à jour et pertinentes, il faut tout de même une orchestration des communautés scientifiques pour s’assurer que leurs travaux pourront être disponibles et discutés lors des cycles d’évaluation du GIEC. Donc, il y a quand même un dialogue très étroit entre le GIEC et la communauté scientifique.
Dès 1988, le GIEC s’organise en différents groupes de travail pour construire des rapports. Pouvez-vous nous expliquer le rôle de chacun de ces groupes ?
Le groupe I porte sur la science du climat. Il étudie l’aspect physique du changement climatique. C’est surtout dans ce groupe qu’on va retrouver les climatologues, comme Valérie Masson-Delmotte ou Jean Jouzel pour la France. Historiquement, c’est le groupe de travail le plus important et le plus dominant dans le GIEC. Quand le GIEC a été créé, la question était : est-ce qu’il y a un réchauffement climatique, et est-ce que ce réchauffement climatique est causé par l’Homme ? Cette question a dominé le GIEC pendant de nombreuses années et même décennies. C’est alors dans le groupe I qu’il y avait le gros du travail et des controverses.
Ensuite, il y a le groupe II qui étudie la question de l’adaptation et de la vulnérabilité au changement climatique. Le GIEC s’est rapidement rendu compte qu’on allait quoiqu’il arrive sentir les impacts du changement climatique, et donc qu’il fallait aussi poser les questions de l’adaptation à ces impacts. C’est dans les années 2000 que le groupe II s’est véritablement focalisé sur cet enjeu. En termes de disciplines, c’est le groupe le plus divers : on y retrouve des praticiens, des scientifiques, des ingénieurs, mais aussi des chercheurs en sciences sociales.
Le groupe III se concentre sur l’atténuation, donc sur la réduction des émissions de gaz à effet de serre. C’est aujourd’hui un des groupes de travail les plus politiques et les plus importants : maintenant qu’on sait que le changement climatique est réel, on cherche ce qu’on peut faire pour l’atténuer. Le groupe III est moins diversifié que le groupe II, il est plutôt dominé par des économistes et des modélisateurs. Ces derniers vont produire des scénarios de l’évolution des émissions de gaz à effet de serre et des possibilités pour les réduire.
Depuis 1988, le GIEC a produit en tout six rapports d’évaluation. Le dernier volet du 6e rapport est sorti au printemps dernier et le rapport de synthèse est prévu pour fin septembre. Pouvez-vous nous expliquer comment se déroulent les cycles d’évaluation du GIEC, qui aboutissent donc aux rapports du GIEC ?
Un cycle commence toujours avec l’élection du Bureau, c’est-à-dire d’une trentaine de membres qui vont chapeauter le travail du GIEC. La plupart du temps ce sont des scientifiques de renom. Mais dans certains cas, il peut aussi y avoir des bureaucrates envoyés par les Etats, qui ne sont pas nécessairement les plus qualifiés mais qui savent très bien négocier et faire des compromis avec les décideurs. Donc, il y a vraiment besoin d’avoir une sorte d’équilibre entre des personnes très qualifiées en termes scientifiques et d’autres qui connaissent mieux les rouages de la politique.
Ensuite, une fois que les membres du Bureau sont élus, ils vont organiser plusieurs réunions pour établir ce qu’on appelle le "plan" des rapports. Pour chaque groupe de travail et pour le rapport de synthèse il va y avoir un plan détaillé de tous les chapitres. Ce plan va être soumis aux Etats membres du GIEC qui vont l’approuver. C’est une étape où les gouvernements peuvent orienter le cadrage des rapports en mettant l’attention sur certains enjeux qui sont importants pour eux.
Du moment que c’est approuvé, les gouvernements et les organisations observatrices vont ensuite envoyer des listes d’auteurs. Les membres du Bureau vont sélectionner les auteurs, qui vont ensuite commencer à rédiger les différents chapitres pendant à peu près deux ans. Ils se réunissent entre eux quatre fois au cours de ces deux années. Il y a plusieurs phases d’évaluation par des experts externes puis par les gouvernements, qui vont faire des commentaires sur les différentes ébauches.
Le résumé à l'intention des décideurs est approuvé ligne par ligne par les gouvernements en séance plénière."
En parallèle, les auteurs du GIEC vont aussi commencer à écrire le résumé à l’intention des décideurs. C’est vraiment le document le plus important et le plus politique produit par le GIEC, puisque c’est une synthèse de ce qui est jugé le plus pertinent. Ce résumé est approuvé ligne par ligne par les gouvernements en séance plénière. C’est vraiment l’apogée des cycles d’évaluation : il y a toute une négociation sur le texte entre délégués et scientifiques. C’est un document qui est approuvé par les gouvernements et, dans certains cas, les auteurs doivent faire des concessions. A l’issue de ce processus les rapports et les résumés sont publiés et sont ensuite discutés dans différentes arènes publiques.
Ce que vous montrez dans votre livre, c’est que le GIEC a une dimension bien sûre scientifique, mais également politique car on trouve des délégations gouvernementales qui représentent les intérêts de chaque pays. Quel est le rôle de ces dernières dans l’organisation du GIEC et dans quelle mesure peuvent-elles avoir un impact sur les rapports publiés par le GIEC ?
Les délégués interviennent surtout lors de l’approbation des résumés à l’intention des décideurs, qui représentent un consensus interétatique. Les auteurs s’assurent tout de même que ce consensus reflète ce qu’il y a dans les rapports.
De manière générale, le groupe I était historiquement le groupe où il y avait le plus de débats. Les Etats-Unis et l’Arabie Saoudite ont passé énormément de temps à remettre en question le consensus sur la réalité du changement climatique : ils essayaient de changer les phrases dans le résumé à l’attention des décideurs, en amoindrissant le contenu ou en euphémisant les tournures de phrases.
Aujourd’hui, l’attention est plutôt autour des solutions. Il y a d’importants débats dans le groupe III qui touchent des questions politiques et il est assez difficile de trouver un compromis entre tous les Etats. Par exemple, le GIEC ne pourra jamais souligner qu’il faut prioriser avant tout le renouvelable, car des pays comme l’Arabie Saoudite vont dire qu’ils ont besoin des hydrocarbures pour leur développement.
Le GIEC se retrouve donc à devoir adopter un équilibre qui permet aux pays pétroliers de trouver leur place dans ce débat. Ainsi, on parle beaucoup des technologies de capture et de stockage du carbone dans les sols : on n’est absolument pas sûr qu’elles fonctionnent, mais cela permet à des pays comme l’Arabie Saoudite ou les Etats-Unis de pouvoir espérer exploiter les énergies fossiles pendant encore quelques années.
Le GIEC n’a pas toujours été aussi rayonnant qu’aujourd’hui. Fin 2009 l’organisation connaît une crise importante, avec la succession de deux affaires : le Climategate et l’Himalayagate. Comment le GIEC a-t-il su se repenser pour retrouver son autorité scientifique que nous connaissons aujourd’hui ?
Tout a commencé avec le Climategate, qui fait référence au hackage et à la diffusion en ligne d’emails de chercheurs du GIEC. Les groupes climatosceptiques les ont utilisés pour chercher certains contenus pouvant laisser entendre que les scientifiques manipulaient leurs données pour amplifier l’importance de la réalité du changement climatique.
Le GIEC a encore été plus enfoncé dans la polémique quand, quelques semaines plus tard, de bêtes erreurs de frappe ont été retrouvées dans le rapport du groupe II du GIEC : par exemple, au lieu d’écrire que les glaciers en Inde allaient potentiellement disparaître en "2350", ils ont écrit "2035". Ça a de nouveau été utilisé par les groupes climatosceptiques pour remettre en question la réputation du GIEC … alors qu'il est évident qu’on fait des erreurs quand on écrit bénévolement des rapports de 1000 pages.
Aujourd’hui, l’autorité du GIEC n’est plus du tout questionnée."
Depuis, le GIEC a mis en place des procédures assez strictes pour que ces erreurs ne se reproduisent pas. Il a aussi développé une stratégie de communication pour mieux répondre aux débats. Le Climategate s’est passé il y a treize ans et depuis il n’y a plus eu d’énorme controverse. Aujourd’hui, l’autorité du GIEC n’est plus du tout questionnée comme elle l’avait été en 2009.
Le GIEC est politiquement neutre, il s’efforce de ne pas mettre en cause des Etats ou des entreprises. Cela fait sa force car ça lui permet de créer un consensus pour les décideurs du monde entier, mais est-ce qu’une telle prudence ne constituerait pas aussi sa faiblesse ?
Le GIEC est un groupe d’experts, il peut faire des recommandations mais ce n’est pas à lui de prendre des décisions. Mais effectivement, cette question de la neutralité du GIEC est de plus en plus posée dans un monde où il est assez illusoire de penser que le consensus peut résoudre les conflits sur la transition écologique. On peut se demander si le GIEC ne devrait pas plus étudier les freins à la transition : les intérêts, les conflits, les controverses, les relations de pouvoir ... Ça voudrait dire qu’il faut aussi mobiliser beaucoup plus les recherches en sciences sociales, ce que ne fait pas le groupe III du GIEC.
La question de la neutralité du GIEC est de plus en plus posée dans un monde où il est assez illusoire de penser que le consensus peut résoudre les conflits sur la transition écologique."
Sa neutralité est aussi de plus en plus remise en question car, quand on regarde les scénarios du groupe III pour parvenir à rester en dessous du seuil de 1.5 - 2°C, on voit que les modélisateurs ont progressivement intégré le déploiement des technologies de capture et de stockage du carbone, et les scénarios du GIEC en dépendent de plus en plus. Des politistes et des chercheurs en sciences sociales se questionnent sur la neutralité du GIEC, puisqu’il est en train d’imposer le déploiement de technologies qui sont encore très incertaines et controversées. Elles ne sont pas forcément bien acceptées par les populations mais sont poussées par de nombreuses entreprises comme ExxonMobil, Shell ou Total.
On voit justement de plus en plus de scientifiques et notamment de membres du GIEC sortir de leur réserve et s’engager dans la lutte écologique. Vous êtes vous-même chercheuse, pour vous quel est le rôle du scientifique dans la société à l’heure de la crise climatique ?
Les "scientifiques" sont une catégorie assez large, et leur rôle peut être différent en fonction de la discipline. Les climatologues vont mettre l’accent sur l’évolution du climat et ses conséquences, tandis que les chercheurs en sciences sociales vont plutôt parler des questions de mise en œuvre de politiques ou des rapports de pouvoir. Chacun va plutôt parler de son expertise.
Je pense vraiment que le chercheur est aussi un citoyen et que c’est tout à fait normal qu’il puisse exprimer ce qu’il pense. D’une certaine manière on n’est jamais entièrement neutre et il faut être assez réflexif sur ses propres pratiques. Je pense qu’il n’y a pas de problème à ce que les scientifiques prennent position, mais, pour autant, ce n’est pas à eux de prendre des décisions. Qu’un scientifique s’exprime sur ce qu’il pense qu’il faudrait faire ne veut pas dire pour autant qu’on devrait mettre en œuvre ce qu’il dit. Il faut avoir un débat démocratique sur la transition écologique qui dépasse le cadre de la science.
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