C'est un petit ouvrage d'une centaine de pages qui, en principe, en synthétise un autre, beaucoup plus conséquent, que l'auteur – docteur en philosophie de l'université Paris VIII et directeur de programme au collège international de philosophie à Paris, a publié en 2016 (De quoi Total est-il la somme ?, Ed. Rue de l'Echiquier). Mais dans les faits c'est un petit ouvrage qui en dit beaucoup sur la marche du monde, et la manière dont nous avons abandonné nos vies au diktat économique d'entreprises dont Total représente un cas d'école.
Un vide à combler
« J'ai écrit en raison d'un sentiment de manque. Après avoir travaillé sur les sociétés extractives et les questions minières, j'ai ressenti un vide que j'ai voulu combler, à ma manière : Total nous parle beaucoup, elle commente tout et se présente comme un pouvoir. J'ai voulu, avec ce livre, comprendre ce qu'elle nous dit » explique donc Alain Deneault quand on l'interroge sur les origines de son analyse. Le propos, qui n'étonnera pas les partisans d'une approche libertaire du monde, allie le souci du détail factuel à un propos philosophique d'une clairvoyance irréfutable.
On réalise donc dès l'introduction que Total n'est pas une entreprise, mais une somme de 934 entités dépendant de 130 juridictions différentes. Et on regarde avec un oeil neuf le pouvoir ainsi acquis par la firme : « Soutien apporté à des belligérants, pollutions massives, spéculation et tant d'autres agissements choquent la conscience commune, mais Total se défend toujours d'agir dans la légalité. Et c'est cela qui m'intéresse : comment ce pouvoir nouveau peut-il faire feu de tout bois ? » interroge l'auteur, pour qui il est nécessaire d'analyser avec des critères nouveaux la nature souveraine de ce pouvoir économique. « C'est un pouvoir industriel dans le secteur des énergies fossiles, mais aussi dans les secteurs de demain. C'est un pouvoir dans la chaîne de production - on retrouve l'entreprise en amont, dans la recherche de pointe, puis l'extraction, la transformation, l'acheminement, le raffinage, le courtage , la spéculation, etc. Son positionnement, total (!), est tel qu'elle peut maintenir la conjoncture, contrôler le marché, les coûts... et tirer profit de l'évolution de la conjoncture », précise-t-il en soulignant l'incapacité du droit à gérer une structure comme celle-ci.
Un trop plein dont il faut se libérer
On comprend alors qu'après avoir épuisé de manière irresponsable la plupart des réserves pétrolières mondiales, la firme appliquera la même approche pour aller exploiter les énergies renouvelables. « Ils s'assurent de pouvoir jouer sur tous les tableaux en ayant plusieurs coups d'avance et en faisant du marché qu'ils détruisent leur marché de demain. Ils s'organisent pour toujours s'en sortir, même quand ils sont à l'origine de ce vers quoi ils nous mènent » déplore le philosophe, « sans parler du lobbying, du rapport symbiotique entre la République et la firme, de l'influence avec sa fondation qui entraîne un phénomène d'autocensure, de son pouvoir judiciaire, de son influence dans les négociations sur le climat ou de son accès à des mécanisme de règlement des différends quand elle s'estime lésée... », énumère encore Alain Deneault.
Morale de l'histoire : comment les sociétés peuvent-elles laisser les multinationales posséder autant d'actifs et détenir une marge de manœuvre aussi puissante qu'anti-démocratique ? « Total, comme Monsanto, Goldman Sachs ou tant d'autres évoluent de telle manière qu'on les découvre un jour comme telles : on est face à un Frankenstein aux allures de légitimité, mais ces entreprises de droit privé élaborent des modes de vie économique à notre insu, qui s'imposent et déterminent la société » déplore l'auteur en interrogeant aussi la complicité des politiques. De quoi méditer, en somme, sur la notion de médiocratie, autre sujet de prédilection du philosophe ayant consacré un ouvrage à ce sujet, en contrechamps parfait à ce dernier opus...
Le totalitarisme pervers, Alain Deneault (Ed. Rue de l'Echiquier, oct 2017)