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Le football fait-il le bonheur ?

Vingt ans plus tard, la France est de nouveau championne du monde de football. Une victoire qui a fait vibrer les foules de supporters français rassemblés à l’occasion du match contre la Croatie, dimanche 15 juillet, à travers l’Hexagone. Pourquoi tant de bonheur autour d’un événement sportif ? Nicolas Hourcade, sociologue spécialiste des supporters de football a répondu à nos questions.

Une victoire comme celle de l’équipe de France le 15 juillet rend-elle vraiment les supporters français plus heureux ? Et peut-on le mesurer ?

Oui, cela rend les gens qui s’y intéressent un minimum heureux. L’intensité du bonheur est sans doute variable pour le fan de l’équipe de France qui la suit depuis 40 ans et pour celui qui se mobilise juste sur les grandes compétitions voire sur les derniers matchs. En tout cas, cela procure des émotions assez fortes. C’est l’un des intérêts du spectacle sportif : dans nos sociétés modernes, il s’agit de l’un des seuls espaces où l’on peut exprimer des émotions fortes en public et les partager. Vous marquez votre inquiétude avant le match, vous pouvez voir des gens pleurer dans l’espace public, vous pouvez voir des gens exulter, comme le montre la fameuse photo d'Emmanuel Macron qui a fait le tour du monde. C’est alors considéré comme socialement acceptable. L’intérêt est aussi de partager les mêmes émotions au même moment. Puis, quand la victoire est au bout comme dimanche, cela créée du soulagement, de la satisfaction, du bonheur. Ce qui est certain, c’est que cela permet de vivre des émotions. En revanche, il difficile de les mesurer. Il y a des enquêtes d’opinion qui demandent aux gens de mesurer leur bonheur sur une échelle de 1 à 10, mais cela reste extrêmement subjectif.

S’agit-il d’un bonheur qui pourra durer dans le temps ?

C’est un bonheur qui s’étire un peu dans le temps : il y a eu le retour de l’équipe en France, le documentaire diffusé mardi soir sur TF1, il y aura les festivités quand l’équipe rejouera en France.  C’est quelque chose qu’on va célébrer sur les prochaines semaines. Et cela va devenir un peu comme 1998, c’est-à-dire un moment d’effervescence collective : on était champions du monde pour la première fois, et c’est un mythe qui a été entretenu pendant des années. Dans les manifestations de joie de 2018, il y a aussi une autre dimension : les personnes qui n’avaient pas vécu 1998 ont eu envie de vivre ce qu’on leur avait raconté.  Est-ce que cela transforme la France et est-ce que les gens vont être heureux dans toutes les dimensions de leur vie ? Là, non. En 1998, on a eu l’impression que le foot allait changer la société française, mais cela n’a pas été le cas.

En 1998, il n’y a pas eu le bonheur escompté ?

Lorsqu’il y a eu ces manifestations de joie que l’on n’avait pas vues depuis la Libération, un certain nombre d’intellectuels ont cherché à théoriser un phénomène qu’ils n’avaient pas vu venir et qu’ils ne connaissaient pas. Ils ont fait dire à l’événement plus que la réalité. Oui, l’équipe de France était multiculturelle, ce qui pouvait être le symbole d’une France unie dans sa diversité. Mais le discours un peu caricatural de dire qu’on était tous réconciliés a été très vite contredit : le Front national s’est retrouvé au second tour des présidentielles quatre ans plus tard, ensuite il a eu une crise économique… Cette idée un peu mythique de dire que la France était black/blanc/beur, tout le monde a compris que c’était faux. Même si des personnes trouvent cela sympa d’avoir une équipe multiculturelle, ils savent très bien que cela n’empêchera pas qu’il y ait des partis extrémistes ou bien de la discrimination dans la société française.

Pourquoi le foot suscite-t-il autant d’effervescence, et pas un autre sport ?

Pour une raison simple : parce que c’est le sport numéro un. La première coupe du monde date de 1930, le football est devenu très tôt professionnel. Aux Etats-Unis, des matchs de football américain ou de basket peuvent susciter des émotions comparables, parce que le football classique y est moins répandu. Cela s’explique aussi par certaines spécificités du foot : c’est un jeu très simple, ce qui favorise sa diffusion et sa pratique. Et contrairement à d’autres sports, ce n’est pas toujours le meilleur qui gagne, et les scores sont serrés. Il y a du suspense jusqu’au bout. Dimanche, on s’est dit "même à 4 à 2, si Lloris fait un nouveau cadeau aux Croates, on n’est pas bien jusqu’à la fin du match…"

Est-ce une bonne chose que ce soit ce genre d’événement qui rassemble les Français ?

Les derniers grands rassemblements dans le pays ont été des moments extrêmement tristes ou tragiques, après les attentats notamment. Beaucoup de gens expliquent qu’ils peuvent enfin se rassembler autour de quelque chose de positif et sans enjeu derrière. Ils ont envie de profiter de bonheurs simples.

Pourquoi ne se rassemble-t-on pas de la même manière autour d’autre sujets plus importants ?

Autour de quoi pourrait-on se rassembler ? Quand il y a une victoire politique, il y a deux camps : un qui gagne et l’autre qui perd. C’est moins consensuel. La particularité du football, c’est d’avoir des émotions très puissantes sur un temps très limité. Une mobilisation pour une grande cause, comme sauver la planète, cela donne lieu à des mouvements sociaux qui durent dans le temps. Le football c’est aussi un des rares sujets consensuels. Qu’autant de gens aient envie de se rassembler autour de quelque chose de futile mais de consensuel, cela montre l’importance de fêtes collectives où l’on se sent partager un destin commun. Ce qui se joue, c’est une certaine idée de la France, et c’est pour cela que tout le monde insiste sur l’esprit d’équipe, l’entraide. Il y a un peu un idéal communautaire derrière cela.