Cécile Moitry, responsable finance et investissement durable chez BNP Paribas CIB.
Entretiens

Prêt à impact positif : quand les taux de crédit aux entreprises s’indexent sur leur performance durable

Avec 122 milliards de dollars de volume de financement en 2019, soit + 168 % sur un an, les prêts à impact positifs font désormais partie des instruments les plus populaires de la finance durable avec les green bonds, selon Bloomberg NEF. Cécile Moitry, responsable finance et investissement durable chez BNP Paribas CIB, revient sur leur fonctionnement et les perspectives de marché. 

De quoi parle-t-on exactement ?  

Un prêt à impact positif, ou SLL pour "sustainability-linked loan" en anglais, est un financement classique auquel on ajoute une clause qui va indexer la performance durable de l’entreprise au taux de financement. En d’autres termes, plus l’entreprise est vertueuse et engagée dans le développement durable, plus son taux de financement sera intéressant.  

Quelle est la différence avec un green bond ?  

Les "Green Bonds " ou obligations vertes sont des emprunts obligataires, non bancaires donc, émis sur les marchés financiers, par une entreprise ou une entité publique (collectivité, agence internationale, etc.) pour financer des projets contribuant à la transition énergétique. A contrario, les SLL ne visent pas de financements spécifiques de projets verts mais par leur système d’incitation visent à une amélioration globale de l’entreprise. 

Quel est l'intérêt d'opter pour ce type de crédit pour les entreprises ?  

L’intérêt de ce type de produit est double : aligner de façon très directe les ambitions de l’entreprise dans le développement durable avec son financement et bénéficier, en cas d’atteinte des ambitions, d’un taux bonifié.  

Plus concrètement, qui peut en bénéficier ?  

Ce type de financement est assez flexible et peut donc s’adapter à différents secteurs et entreprises. En mars 2019, les associations de place que sont Loan Market Association, Asia Pacific Loan Market Association et Loan Syndications and Trading Association ont créé les "Sustainability-Linked Loans Principles", qui définissent un cadre permettant à tous les acteurs du marché de comprendre clairement les caractéristiques d'un prêt à impact positif, basé sur des principes directeurs :  

  • La cohérence de la démarche de l’emprunteur par rapport à sa stratégie RSE 
  • La définition des objectifs au regard desquels l’entreprise sera jugée. Ces objectifs doivent être ambitieux et en adéquation avec la stratégie de l’entreprise et mis en perspective avec les enjeux Environnementaux, Sociaux et de Gouvernance (ESG ) de son secteur 
  • La mise en place d’un reporting annuel sur l’achèvement ou non de ces objectifs. Les emprunteurs sont encouragés à communiquer sur les normes ou certifications utilisées.  
  • La vérification par un tiers de ce reporting  

Les objectifs choisis comme indicateurs de performance clés peuvent être des notations ESG externes et / ou des indicateurs de durabilité propres à l’entreprise, qui seront suivis pendant toute la durée du prêt. 

Comment et par qui sont évaluées les entreprises en matière de performance extra-financière ?  

Les critères de mesure de la performance des crédits à impact positif peuvent être de plusieurs types.  

  • Certaines agences de notation extra-financières comme Vigeo-Eiris ou Sustainalytics sont spécialisées en la matière. Ces agences réalisent une évaluation de l’entreprise sur des critères environnementaux, sociaux et de gouvernance. Par exemple, Accor a mis en place ce type de financement et en utilisant son score ESG avec l’agence Sustainalytics. Cela permet de regarder, chaque année, comment le score évolue et d’ajuster en fonction le taux de financement de l’entreprise.  
  • Nous pouvons aussi mesurer la performance d’un SLL en considérant l’évolution d’indicateurs spécifiques. A ce titre les indicateurs tels que la réduction des émissions de gaz à effet de serre, la réduction de la consommation d’eau, le mix énergétique ou des thèmes sociaux sont régulièrement utilisés. Certaines entreprises, tel le groupe espagnol Iberdrola, producteur et distributeur d’électricité, vont même jusqu’à faire le lien entre leurs critères et les indicateurs des Objectifs de Développement Durable (ODD) des Nations Unies.   

Le manque d’homogénéité dans les reportings et objectifs représente-t-il une difficulté ?  

Bien que le cadre pour les SLL soit rendu plus défini par la publication des normes et des pratiques de marché plus établies, les indicateurs choisis pour chaque SLL peuvent varier car ils sont avant tout adaptés à la situation et le secteur de chaque entreprise. Les emprunteurs sont tenus d’informer les prêteurs au moins une fois par an de l’évolution des indicateurs. 

À ce stade, ce n’est pas la comparaison entre entreprises qui est recherchée mais l’amélioration d’une entreprise année après année. Il n’est bien entendu pas exclu qu’à terme cela contribue à une certaine harmonisation et standardisation. Il n’est pas rare qu’une entreprise dans un secteur regarde ce que ces concurrents ont déjà fait et cherchent alors à fixer des objectifs encore plus ambitieux.  

N'y a-t-il pas selon vous un risque de greenwashing de la part des emprunteurs ?  

Le greenwashing consiste à qualifier de vert ce qui ne l’est pas. Dans le cas des SLL le risque serait de ne pas choisir des indicateurs qui soient pertinents ou ambitieux. Les meilleurs outils pour lutter contre le "SLL washing" sont une transparence accrue sur les indicateurs sélectionnés mais également la sophistication des différents acteurs de ce marché y compris les banques.  

Pouvez-vous citer quelques exemples d’entreprises ayant eu recours à ces crédits ?   

  • Parmi les premières transactions sur le marché, nous trouvons le SLL réalisé avec Danone : un accord extrêmement ambitieux. Il s'agissait de la première transaction à inclure la certification "B-Corp" combinée avec les scores ESG de deux agences de notation extra-financière comme mesure de sa performance en matière de développement durable.  
  • Une autre transaction importante est celle conclue avec Solvay :  la société a annoncé en septembre 2018 son engagement à réduire les émissions de gaz à effet de serre ("GES") de ses propres opérations de 1 million de tonnes en 2025 par rapport aux niveaux de 2017. En janvier 2019, Solvay et BNP Paribas Fortis ont renégocié les conditions d'un financement existant, liant le coût du crédit à leurs objectifs de réduction des émissions de GES, à la lumière de l'engagement proposé en 2018.  
  • BNP Paribas cherche toujours à créer des solutions innovantes et sur mesure pour ses clients : l'accord de Másmóvil, par exemple, est unique et marque le changement de stratégie des entreprises dans leur transition vers un modèle de croissance plus durable, pour répondre aux besoins des investisseurs qui exigent une plus grande transparence des données et de la durabilité dans tous les secteurs. Ce SLL, combinant un RCF et une ligne de capex, comprend un mécanisme bonus-malus lié à la performance ESG de l'entreprise.  
  • Enfin, une autre transaction intéressante est le SLL d’Eurazeo : la marge sur le prêt d'Eurazeo est liée à des indicateurs de performance clés de durabilité, marquant une étape importante vers des marchés de capitaux plus verts. Le mécanisme est innovant car il mélange deux niveaux et types d'indicateurs de performance clés : l'entreprise doit devenir neutre en carbone en 2024, combinée à une gouvernance de durabilité stricte pour son portefeuille d'entreprises tout au long du cycle d'investissement. Par ailleurs, Eurazeo s'est engagé à affecter l'ajustement notionnel de la marge aux projets de compensation carbone, et cela que l'ajustement de la marge soit ou non à son avantage. 

Nous sommes convaincus que les entreprises vont faire évoluer leurs indicateurs ESG qui passeraient alors d’une fonction de mobilisation à celle d’indicateurs clés – regardés en parallèle des indicateurs financiers.  

Quels sont les chiffres de marché aujourd’hui ?   

Pour vous donner un ordre de grandeur, début 2017 il n’y avait encore rien. En 2019, chez BNP Paribas, nous comptons 50 transactions et 9,580 Mds$ en termes de volume de financement sur l’Europe, le Moyen Orient et l’Afrique (source : Dealogic). Nous avons également des transactions qui se mettent en place en Asie et en Amérique.  

Que peut-on attendre dans les prochains mois ?   

En 2019, le marché des SLL a connu une expansion à tous points de vue : diversification des emprunteurs et éventail plus large des secteurs. Notre attente pour 2020 est que les SLL continuent de gagner en popularité, et nous prévoyons que ces structures s'adapteront à des secteurs plus complexes et à un groupe d'emprunteurs plus large en termes de gamme de crédit.   

Faut-il selon vous à terme généraliser cette pratique à l'ensemble des crédits aux entreprises, voire à tous les types de financements en indexant systématiquement les taux/investissements sur des critères de durabilité ?  

La question d’intégrer de façon systématique des mécanismes d’incitations à l’ensemble des instruments financiers à sa disposition est avant tout le choix de l’entreprise. Mais il est intéressant de noter que certaines entreprises se sont lancées dans cette démarche comme Siemens-Gamesa qui a été la première entreprise à décliner le concept du SLL sur d’autres instruments financiers avec la première couverture Forex Hedging (FX) liée à son score ESG selon l’agence de notation RobecoSAM. Par ailleurs, au-delà du cas des SLL, il est indéniable qu’il y a une attente très forte pour un reporting ESG et la mise en place de standards. A ce titre, nous sommes convaincus que les entreprises vont faire évoluer leurs indicateurs ESG qui passeraient alors d’une fonction de mobilisation à celle d’indicateurs clés – regardés en parallèle des indicateurs financiers.  

Si nous voulons être acteurs de ce changement, en tant que banquiers au contact quotidien des projets des entreprises, nous devons les informer, les sensibiliser et les accompagner dans la mise en place d’actions concrètes. 

Pourrait-on appliquer ce mécanisme à des émissions obligataires ?  

La démarche reste à ce jour volontaire de la part des entreprises d’intégrer ou non un mécanisme d’incitation de type SLL. Le cas n’a pas été encore appliqué à des emprunts d’Etats, en revanche, il a été utilisé dans le cas d’émissions obligataires avec l’exemple des émissions faites par ENEL en 2019 : les "Sustainability-linked bonds ". Contrairement aux obligations vertes, le produit n’est pas lié à un usage spécifique des fonds ainsi levés mais le taux peut augmenter ou baisser selon la performance de certains objectifs. ENEL s’est ainsi engagé à augmenter sa part d’énergies renouvelables à au moins 55 % en 2021 (contre 46 % en 2019). 

Pourquoi BNP Paribas s’est-elle saisie de cet instrument ?  

Nous sommes convaincus qu’il est de notre responsabilité, en tant que première banque européenne, d’accompagner nos clients dans une démarche de transition énergétique. Si nous voulons être acteurs de ce changement, en tant que banquiers au contact quotidien des projets des entreprises, nous devons les informer, les sensibiliser et les accompagner dans la mise en place d’actions concrètes.  

 

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