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Faut-il réformer le capitalisme ?

Interpellés par la multiplication des crises sociales et environnementales, de plus en plus de chercheurs et d’économistes s’interrogent sur notre modèle économique actuel. Interview de deux d’entre eux.

Antonin Pottier, docteur en économie de l’environnement de l’Ecole des hautes études en sciences sociales. Il est l’auteur de « Comment les économistes réchauffent la planète ».

Pourquoi le capitalisme est-il incompatible avec l’écologie, selon vous ?

En théorie, le capitalisme peut s’accommoder de la raréfaction de certaines ressources puisque c’est justement la rareté qui fait
augmenter les prix et donc les profits. Mais dans le cas de phénomènes globaux et largement intangibles comme le dérèglement climatique, il n’existe pas de mécanisme qui puisse modifier les comportements des acteurs de façon à ce que la dynamique d’accumulation du capital n’opère qu’à l’intérieur des frontières écologiques. Par exemple, en l’absence de réglementation, une entreprise qui limiterait ses rejets polluants verrait ses coûts de production augmenter pour un bénéfice qui ne lui reviendrait pas en propre. Dans les faits, celles-ci prennent donc leur décision en fonction des profits attendus et non pas des mesures nécessaires pour rester en deçà de la frontière climatique. Certes, la recherche de profit peut parfois aller de pair avec la protection de l’environnement mais c’est l’exception plutôt que la règle. Dans le cas de la protection de la biodiversité par exemple, elle peut conduire à protéger les espèces emblématiques comme les grands mammifères prisés par les touristes, mais aussi à ignorer complètement des espèces menacées qui ne génèrent aucun bénéfice...

La recherche de profit peut parfois aller de pair avec la protection de l’environnement mais c’est l’exception plutôt que la règle.

Pensez-vous que l’on puisse encadrer le capitalisme par la loi ?

Le principal défaut du capitalisme réside dans la prolifération d’externalités négatives. La recherche de profit conduit les acteurs privés à déplacer les coûts pour les faire porter par la collectivité : il est moins coûteux, par exemple, de rejeter dans la nature un résidu chimique toxique plutôt que de mettre en oeuvre un procédé complexe de destruction ou d’inertage. Bien-sûr, la puissance publique intervient pour infléchir cette dynamique mais son action ne peut être que ponctuelle et un problème réglé ici se posera ailleurs,
différemment. En d’autres termes, la régulation court toujours derrière de nouvelles externalités, découvertes et exploitées par la poursuite du profit. Il n’y a aucune raison pour que la fin soit heureuse et que l’Etat parvienne à circonvenir à temps chaque externalité. Ce d’autant plus que la régulation met souvent longtemps à être effective (délai d’identification du problème, délai de conception de
la réponse, rapports de force, etc). Par exemple, dans la question climatique, la préservation de la souveraineté des Etats rend illusoire toute solution contraignante et la coopération internationale reste difficile. Pendant ce temps, les émissions de CO2 continuent de croître et la frontière climatique risque d’être prochainement franchie.

La population, de plus en plus avertie de ces enjeux, n’est-elle pas en mesure d’exercer une force de coercition pour rendre le capitalisme plus responsable ?

Je crois au contraire, que le mécanisme ultime par lequel le capitalisme empêche la prévention des frontières écologiques repose précisément sur le type d’homme qu’il produit. L’avènement du capitalisme, au 18è siècle, a correspondu avec la naissance d’un homme nouveau, centré sur la poursuite de ses intérêts et on voit que le système actuel valorise certaines motivations – comme la recherche du profit– en laissant d’autres de côté. Résultat, les préférences individuelles telles qu’elles s’expriment aujourd’hui dans les choix électoraux et les choix de consommation vont majoritairement à l’encontre d’une prévention écologique. La prise de conscience des frontières écologiques ne sera pas suffisante, il faudrait aussi interroger ce qui fait une vie réussie, ce qui nous pousse à alimenter le capitalisme de nos énergies.

Gaël Giraud, chef économiste de l’Agence française de développement. Il est co-auteur avec Cécile Renouard de « 20 propositions pour réformer le capitalisme ».

Pourquoi proposez-vous de réformer le capitalisme ?

Tout d’abord, au-delà de la définition théorique du capitalisme – propriété privée des moyens de production, libre échange et libre concurrence – il faut bien retenir que celui-ci a eu de multiples visages dans l’histoire et à travers les zones géographiques. Mais deux dérives sont néanmoins caractéristiques de l’ensemble des variantes connues. Premièrement, l’organisation d’une société où être «riche» donne accès à toutes les ressources disponibles (éducation, santé, pouvoir politique, etc.). Outre que la justice sociale est mise en danger, cette monétarisation du monde est souvent associée à sa marchandisation progressive. Deuxièmement, le processus de substitution du travail humain par des machines. Depuis la révolution industrielle, toutes les économies occidentalisées s’efforcent de remplacer le travail humain par l’énergie et les ressources naturelles, prélevées sur notre environnement à une vitesse incompatible avec la durabilité du processus.

Toute économie qui ne rompt pas avec ces deux caractéristiques s’expose à la fois à l’injustice et au caractère insoutenable de son mode de production et de consommation. C’est pourquoi il faut, selon moi, remplacer l’extractivisme forcené et mortifère par une sobriété heureuse dont il nous appartient d’inventer les contours. Il faut également rétablir une justice minimale en sanctuarisant ce que l’argent ne peut pas acheter, en particulier la nature et la vie humaine. Les écovillages qui naissent un peu partout dans le monde (à P caranga, Auroville, Gaviotas, Sekem...) témoignent qu’un autre mode d’organisation est possible : éthique et écologiquement responsable.

Vous proposez de réformer le capitalisme plutôt que de le renverser, pourquoi ?

Attendre le Grand soir ne conduit qu’à approfondir la crise écologique dans laquelle nous sommes engagés et à entretenir les structures sociales injustes. C’est pourquoi je pense qu’il vaut mieux viser un réformisme radical. Le plus urgent me semble être de neutraliser la financiarisation des économies occidentales. La prochaine crise financière promet d’être plus grave encore que celle de 2008. En outre, le secteur bancaire reste le plus imperméable à la cause environnementale et climatique alors que la transition écologique exige des investissements colossaux, dont le coût est évalué entre 50 et 90 trillions de dollars. Il faut donc réorienter vers l’économie réelle les masses financières qui transitent aujourd’hui en pure perte sur les marchés financiers. Séparer les banques de dépôt et les banques d’affaires permettrait de laisser la sphère financière s’auto-détruire à cause des krachs récurrents, sans pénaliser les économies réelles.

Que pensez-vous des politiques actuellement menées en France et en Europe ?

Globalement, les choses ne vont pas assez loin. Les initiatives prises autour de l’ISR servent trop souvent à faire du greenwashing. Par exemple, les émissions de green bonds posent la question de l’additionalité : aurait-on procédé à ces émissions sans l’impératif de la transition « verte » ? La plupart du temps, on s’est contenté de qualifier de vertes des émissions qui auraient eu lieu de toutes les
manières.

La question de l’intégration de critères de durabilité dans le fonctionnement des entreprises pose, à mon sens, celle du statut même des entreprises. La maximisation du profit ou des dividendes ne peut plus tenir lieu de seule mission d’une entreprise. Le rapport Notat-Senard aurait pu être l’occasion d’engager une profonde réforme pour imposer que le profit ne soit qu’un moyen au service d’un projet d’entreprise, compatible avec l’Accord de Paris. Ce qui a été finalement proposé demeure très insuffisant à mes yeux.

Au niveau européen, le plan « finance durable » de la Commission européenne représente, lui aussi, une avancée positive mais trop timide. Par exemple, rien ne fait obligation aux banques de procéder à des stress tests climatiques. Nous ne savons rien, ou presque, de la robustesse de nos banques vis-à-vis des dégâts provoqués par le dérèglement écologique ou par la décision - qu’il faut prendre le plus vite possible - de bannir les énergies fossiles. Enfin, tout ceci ne doit pas faire oublier les accords commerciaux bilatéraux du type TAFTA, CETA ou JEFTA, qui sont des catastrophes puisqu’ils contreviennent directement à l’Accord de Paris et participent du démantèlement de l’Etat-Nation, la seule institution démocratique un tant soit peu solide aujourd’hui.

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