"Sodome et Gomorrhe" contre "l'intérêt de l'enfant": quand le Pacs donnait des vapeurs au Conseil constitutionnel

Autres temps, autres moeurs: 25 ans après la création du Pacte civil de solidarité, les archives du Conseil constitutionnel révèlent enfin comment une Simone Veil implacable a ramené sur le chemin du droit une poignée de "Sages" visiblement tourmentés par l'homosexualité.

Palais Royal, aile Montpensier, 9 novembre 1999. Un mois s'est écoulé depuis le vote de l'Assemblée sur le Pacs, point final d'une longue année de débats enflammés. Chacun garde en mémoire l'image de la députée Christine Boutin brandissant la Bible dans l'hémicycle. Mais aussi les 100.000 manifestants qui avaient défilé à Paris au côté de l'égérie de la droite catholique.

Sur les braises encore fumantes de cette bataille, le Conseil constitutionnel s'apprête donc à valider une réforme qui a divisé le pays.

Désignée rapporteure parmi les huit "Sages" (Roland Dumas, mis en cause dans l'affaire Elf, s'étant mis "en congé" de la présidence), Simone Veil se lance dans un long exposé aux airs de réquisitoire.

Sans aucune indulgence pour un texte né d'une proposition parlementaire car le gouvernement de gauche de Lionel Jospin "n'a pas voulu (en) assumer la responsabilité", et finalement adopté "sans aucune concertation (ni) débat juridique de fond". Procédure pour le moins "surprenante" qui explique selon elle "les faiblesses et les ambiguïtés de la loi votée", truffée de "nombreuses imprécisions et confusions".

Pourtant, au fil de son analyse rigoureusement légale, Mme Veil écarte méthodiquement les multiples griefs invoqués par les opposants. Rien ne justifie une censure.

- La Bible ou la Constitution -

Dès lors, la discussion s'ouvre. Le politologue Alain Lancelot met les deux pieds dans le plat: pour lui, le Pacs "n'est pas une petite question technique (mais) une immense question morale qui renvoie à la nature de l'homme" et "pour beaucoup, aux textes sacrés". A nouveau, la Bible plutôt que la Constitution.

Mais l'ex-directeur de Sciences Po ne s'arrête pas là et s'énerve sur la "généralisation" des "pratiques déviantes" comme la "pédophilie" et le "sadomasochisme", avant d'asséner que "la faction la plus activiste de la communauté homosexuelle a nourri de grandes perversions", à tel point qu'"à côté, Sodome et Gomorrhe avaient un petit aspect de bal des débutantes".

Intarissable, il ajoute que l'épidémie de sida, "bourreau sans merci" des années 1980, "a été le meilleur des réformateurs dans ce domaine". Tout juste concède-t-il que "l'arbre des folles et des drag-queens cache la forêt des couples unis par la tendresse et l'amour autant et plus que par le seul désir".

Dans la foulée, le juriste Jean-Claude Colliard fait part de sa "réticence sur un point très précis", celui de "l'intérêt de l'enfant". Pour l'ancien directeur de cabinet du président François Mitterrand, "il faut mettre des barrières pour éviter que ne se multiplient les situations dans lesquelles des couples homosexuels élèveront des enfants, adoptés ou non".

Le sujet préoccupe aussi l'ex-secrétaire général de l'Assemblée Michel Ameller, qui fustige "la pression d'un lobby efficace, souhaitant instaurer le mariage homosexuel" quand "le véritable problème" est "la sous-fécondité dont souffre notre société".

- Veil en vigie -

Au milieu de ces mâles réflexions, Noëlle Lenoir, première (et longtemps seule) femme membre du Conseil constitutionnel, apparaît isolée lorsqu'elle affirme "que c'est l'honneur de notre pays d'avoir su aborder rapidement" la "question de la reconnaissance des couples homosexuels".

Même le président (alors par intérim) de l'institution Yves Guéna se dit "tenté de suivre" la tendance masculine. Certes, "cette évolution de la société (...) paraît inévitable", reconnaît-il, mais tout de même, "on ne peut imaginer que deux hommes élèvent des enfants". Par contre, "pour deux femmes, ce n'est pas la même chose" et "d'ailleurs on ne peut empêcher qu'elles se +fassent faire+ un enfant".

La parole revient enfin à Mme Veil, qui constate que ses collègues "ont davantage abordé les problèmes de société que les questions techniques" et leur enjoint de "prendre les questions d'un point de vue pragmatique".

Comme sur l'argument de la natalité, qu'elle se souvient avoir déjà entendu un quart de siècle plus tôt contre sa loi sur l'avortement. "Il est évident qu'on ne peut pas rattacher cette question (...) à la seule homosexualité", rétorque-t-elle.

Puis sur l'adoption, qu'elle refuse que l'on "stigmatise alors que le Pacs n'en parle pas", pressentant que l'opinion "montrera du doigt les homosexuels alors que le problème n'est pas là". Sa voix porte, et pèse: par deux fois, une courte majorité se dégage pour ne pas mentionner la "protection de l'enfance" dans la décision finale.