Sur le Tricastin, le plus grand complexe nucléaire d'Europe, le français Orano se prépare à augmenter ses capacités de production d'uranium enrichi, composant stratégique pour alimenter des réacteurs du monde entier: depuis la guerre en Ukraine, l'uranium russe a moins la cote.
Dans la Drôme, aux portes de la Provence, ce complexe industrialo-nucléaire de 6,5 km2 aux allures de Fort Knox abrite un "secret bien gardé": la production de l'uranium enrichi, ou l'ultime étape avant la fabrication du combustible nucléaire qui sera chargé dans les réacteurs pour générer de l'électricité.
Dans l'unité d'enrichissement Georges-Besse II, le téléphone portable reste sagement au vestiaire par crainte d'espionnage industriel et la conception de l'outil d'enrichissement est "classifiée".
Elle n'est "connue que de +ceux qui doivent en connaître+", résume le chef d'installation, Kévin Longuet de la Giraudière.
Derrière des portes lourdement blindées, le minerai d'uranium une fois purifié et converti (transformé chimiquement) est introduit sous forme gazeuse dans des centrifugeuses tournant à très haute vitesse pour obtenir une concentration commerciale de l'ordre de 4%.
Après plusieurs semaines d'enrichissement, il peut alors être envoyé à l'état solide vers des fabricants qui vont conditionner le combustible pour son utilisation en centrale. Les cylindres d'uranium enrichi produit sur le site permettent d'alimenter en courant 90 millions de foyers par an, l'équivalent de la population de la France, Allemagne et Royaume-Uni, réunis, avance-t-on à Orano.
Avec 12% de parts de marché mondial de l'enrichissement et 60 clients dans le monde, dont l'énergéticien français EDF et la Corée du Sud, Orano (ex-Areva) est déjà un important acteur du marché. Mais la guerre en Ukraine a aiguisé de nouveaux appétits.
Dans la foulée de l'invasion russe, Orano a relancé un projet d'agrandissement de son usine d'enrichissement inaugurée en 2010, pour un investissement estimé entre 1,3 et 1,7 milliard d'euros. Comme pour tout projet à enjeu environnemental, le public est appelé à débattre de cette possible extension sous l'égide de la Commission nationale du débat public, du 1er février au 9 avril. Or pour Greenpeace, ce projet ne "fait que remettre une pièce dans la machine". "La filière continue à produire des combustibles qui vont devenir des déchets dangereux pendant des milliers d'années", souligne Pauline Boyer, chargée de campagne "nucléaire".
- Nouvelles routes de l'uranium? -
En poussant les murs, Orano, qui travaille de l'uranium venu de mines au Niger, au Canada ou au Kazakhstan, compte augmenter ses capacités d'enrichissement d'un tiers et peut-être faire bouger les routes de l'uranium.
Le marché qui ne compte que quatre acteurs "enrichisseurs", se partage entre le russe Rosatom (43%), premier exportateur, le groupement européen Urenco (31%), le chinois CNNC, qui sert son marché intérieur, et Orano, indique celui-ci.
Situé à proximité de la centrale nucléaire EDF du Tricastin, le site Orano est le seul en France à réaliser la conversion et l'enrichissement d'uranium à des fins civiles.
Même si l'uranium n'est à ce stade pas visé par des sanctions internationales liées à la guerre en Ukraine, Orano parie sur le fait que des clients "cherchent des alternatives pour moins dépendre de l'uranium russe".
"Depuis la guerre en Ukraine, on a réexaminé cette extension, parce que des clients notamment américains nous ont contactés", indique François Lurin, directeur du site d'Orano Tricastin.
Le marché américain est prometteur: le plus gros parc nucléaire du monde avec 93 réacteurs utilise 20% d'uranium enrichi d'origine russe, selon le ministère américain de l'Energie, le DOE. A la fin de la concertation publique, Orano devra toutefois obtenir des contrats commerciaux fermes et le feu vert de son conseil d'administration pour valider le projet.
Pour l'heure, les Etats-Unis martèlent qu'ils veulent renforcer leur indépendance avec de l'énergie "Made in USA". Le ministère américain de l'Energie (DOE) envisage une ébauche de proposition pour stimuler la production domestique d'uranium moyennement enrichi: celle-ci serait financée avec des crédits de l'Inflation Reduction Act (IRA), un plan massif largement consacré au climat, comme une alternative aux approvisionnements russes existants.
Orano qui vise un début de mise en service de l'extension en 2028, avance la carte d'un déploiement rapide de ses nouvelles capacités pour peser dans les tractations.