"Prenez soin de vous": depuis l'apparition du coronavirus, la formule a mis sur la touche les "cordialement" et "bien à vous", à la fin des mails. A période exceptionnelle, solidarité exceptionnelle, estiment les experts, même si cela pourrait ne pas durer.
"On pourrait presque le mettre comme phrase automatique sur nos ordinateurs", s'amuse l'expert en bonnes manières, Jérémy Côme, pour qui l'expression s'inscrit pleinement dans la recherche de bienveillance mise en avant depuis plusieurs années.
Jusqu'ici la formule était plutôt réservée à la sphère intime pour s'adresser, par exemple, à un proche malade ou en difficulté. L'artiste Sophie Calle avait bâti un projet, en 2007 à la Biennale de Venise puis à la BNF à Paris, autour de cette expression en forme d'exhortation, concluant un mail reçu lors d'une rupture amoureuse.
Avec la crise du coronavirus, "prenez soin de vous" est devenu incontournable, s'invitant dans les messages professionnels comme les discours politiques... pour le meilleur et pour le pire.
"Cette formule met chaque humain au centre des choses. Gardons-la !", s'enthousiasmait samedi le psychiatre Serge Tisseron, dans Le Monde.
Aux antipodes, le chroniqueur Alain Rémond estimait récemment dans un billet à La Croix ne pas avoir besoin qu'on lui dise de prendre soin de lui. "Je prends soin de moi, sacrebleu!", lançait-il aux "bons samaritains", les invitant à commencer par prendre soin d'eux-mêmes.
- "Contrebalancer la distance" -
Pour la linguiste Camille Debras, l'apparition de cette formule de politesse est avant tout liée aux circonstances, même si elle peut aussi se comprendre comme la recherche d'un équivalent au "take care" anglais, banalisé et utilisé pour se dire "au revoir".
"Prenez soin de vous" ou "prends soin de toi" témoignent à la fois du "caractère exceptionnel de la situation", d'"un effort pour renforcer ou recréer le lien relationnel" mis à mal par le confinement mais aussi d'une volonté de "contrebalancer la distance", là où les marques d'attention passent d'ordinaire par des sourires, un ton, des gestes..., en plus du discours, souligne l'universitaire, spécialiste de la communication non verbale.
L'expression s'impose aussi face à la violence de la situation, notamment sanitaire avec un nombre encore jamais vu de patients en réanimation, et celle du confinement, renchérit le sociologue Tanguy Châtel, qui y voit une sorte de "sparadrap" verbal.
"Le vocable +prendre soin+ essaie de trouver sa place dans le domaine sanitaire depuis un petit moment: plus le champ sanitaire se médicalise, plus des initiatives se multiplient pour développer des savoirs théoriques" autour de cette question. "On l'a vu avec le développement des soins palliatifs dans les années 80, qui illustraient ce qu'il reste à faire quand on ne peut plus guérir".
Difficile aussi de ne pas voir dans l'essor de cette formule des résonances avec la théorie du "care" (née aux Etats-Unis dans les années 70 sur la prise en charge des plus vulnérables) qu'avait tenté de populariser en France la socialiste Martine Aubry en 2010.
- "Compassion de circonstance" -
D'autant plus que le mot "soignant" connaît lui aussi un retour de flamme, remplaçant actuellement celui de médecins, d'infirmiers ou les termes "personnel hospitalier" et "corps médical".
"Il y a une compassion de circonstance qui risque de se retrouver mise à mal quand les conditions de confinement pèseront lourdement", ou quand le poids économique de la crise sanitaire se fera trop sentir, avance le sociologue, spécialiste des questions de fin de vie. Et d'insister: "il y a des logiques en temps de crise qui peuvent se retrouver fracassées en sortie de crise".
Du point de vue linguistique, l'expression peut perdurer mais risque rapidement d'être vidée de sa substance, comme "cordialement" ("qui vient du coeur"), utilisé aujourd'hui de manière impersonnelle.
La fonction de la politesse étant d'adoucir les moeurs et d'aider à vivre collectivement, "l'expression fait le job", estime Jérémy Côme. Mais elle ne sera jamais utilisée par "toute une partie de la population" refusant d'entrer "dans l'intimité" de ses semblables.
Faut-il continuer à truffer ses messages de l'injonction à prendre soin de soi ? "Il ne faut pas s'interdire" de l'utiliser, décrète l'expert. Lui préfère toutefois s'abstenir. "Trop attendu !", dit-il.