Pesticides dans les vignes bordelaises: le complexe usage du principe de précaution

Depuis qu'un pesticide cancérigène a été détecté dans l'air de la cour d'école, le maire d'un village de Haute Gironde se démène pour arracher les vignes attenantes. Un exemple de l'usage du principe de précaution, qui fait lentement son chemin dans le Bordelais.

A Gauriac, un capteur de l'association environnementale Générations Futures a révélé en février 2022 la présence de produits phytosanitaires, notamment de folpel, fongicide utilisé pour lutter contre le mildiou.

"Les pesticides, c'est comme le réchauffement climatique, on les ignore tant qu'on ne les voit pas", relève Raymond Rodriguez, maire PCF de cette commune à 45 km de Bordeaux.

Il demande alors à la préfecture comment protéger ses administrés. Elle le renvoie à ses "prérogatives de maire".

"Nous voilà bien! Je n'ai aucun pouvoir pour interdire tel ou tel pesticide et les viticulteurs n'ont pas d'autres solutions pour traiter leurs vignes", soupire l'édile.

Cet ancien professeur de biologie se lance dans l'achat d'une parcelle jouxtant l'école pour la transformer en "zone tampon" agricole, cultivée "sans irrigation, ni pesticides".

- "Intoxication" -

Pour lui, ce projet labellisé par le département est "un modèle reproductible" pour aider les viticulteurs, plombés par la surproduction, à tester des cultures de substitution, notamment près des crèches, écoles ou hôpitaux.

Car les habitants gardent en mémoire l'intoxication en mai 2014 d'une institutrice et d'une vingtaine d'écoliers de Villeneuve après un épandage.

Un mois après ces faits, pour lesquels deux châteaux ont été condamnés en appel en 2020, la préfecture de Gironde a pris un arrêté interdisant l'épandage "jusqu'à 50 mètres des limites des établissements scolaires" pendant les "temps scolaires et périscolaires", ainsi que vingt minutes avant et après.

Ce texte reste "inégalement suivi", déplore Sylvie Nony, vice-présidente d'Alerte Pesticides Haute Gironde, en pointe depuis la condamnation en 2021 de la militante Valérie Murat à 125.000 euros de dommages et intérêts pour avoir "dénigré" des vins de Bordeaux en dénonçant la présence de résidus de pesticides dans des crus certifiés Haute Valeur environnementale (HVE).

L'association dénonce des "épandages inadmissibles pendant les temps scolaires" "enduisant de produits des jeux extérieurs manipulés par les enfants" et des zones de non-traitement réduites parfois à peau de chagrin grâce à des "chartes de bon voisinage".

- "Impuissance" -

Dans l'Entre-deux-Mers, une directrice d'école, souhaitant rester anonyme, regrette de ne pas être informée de la "nature et la toxicité des produits épandus".

Aux portes du Médoc, Béatrice de François, maire PS de Parempuyre, déplore son "impuissance". La justice avait retoqué en 2021 son arrêté interdisant les pesticides à moins de 100 mètres des habitations, car cela relève de la compétence de l'État.

"Légalement, le maire a le pouvoir de diminuer drastiquement la vitesse sur les routes mais pas d'agir sur la qualité de l'air", grince-t-elle.

Dans le Sauternais, l'Institut de veille sanitaire a signalé un "nombre de cas de cancer pédiatrique supérieur à celui attendu" à Preignac dans une étude de 2015, où il estime que "la contribution des pesticides au risque cancer ne peut-être exclue".

L'étude GéoCap-Agri de l'Inserm, publiée en octobre, montre que "pour chaque augmentation de 10% de la part couverte par les vignes dans un périmètre de 1.000 mètres, le risque de leucémie lymphoblastique augmente de 5%", explique la chercheuse Stéphanie Goujon.

Mais pour faire un lien direct entre pesticides et cancers pédiatriques, "il faudrait avoir établi de façon causale que les pesticides provoquent une leucémie", précise-t-elle.

- "Puzzle pas complet" -

"Il faut plus d'éléments sur les mécanismes, la famille du pesticide, l'exposition ou l'usage professionnel par la mère à ces substances, qu'on n'a pas et encore moins dans un contexte agricole", ajoute-t-elle.

"Le puzzle n'est pas complet, mais nous disposons tout de même d'un faisceau de preuves concordantes pour appliquer le principe de précaution", estime Pierre-Michel Périnaud, président d'Alerte Médecins sur les pesticides.

Ce généraliste mentionne deux études de l'Inserm de 2013 et 2021 qui concluent à une présomption forte d'un lien entre l'exposition professionnelle aux pesticides et la survenue de plusieurs cancers et pathologies.

"Les expositions des riverains commencent à être documentées", souligne Isabelle Baldi, directrice de l'équipe Inserm EPICENE, qui publiera en 2024 une étude sur l'accumulation de pesticides, notamment dans les poussières, dans les domiciles au ras des vignes.

"De là à dire qu'ils sont responsables de maladies, c'est plus compliqué", relève la praticienne hospitalière, qui plaide pour un accès de la recherche aux cahiers de traitement des viticulteurs.

L'étude PestiRiv de Santé publique France et l'Anses sur l'exposition aux pesticides des personnes vivant en zones viticoles et non viticoles est, elle, attendue en 2025.

- Électrochoc -

En attendant, une prise de conscience est toutefois visible dans le Bordelais, de l'aveu-même des élus et associations environnementales.

Nicolas Carreau, président de l'appellation blaye-côtes-de-bordeaux, a volontairement converti en bio 6 de ses 82 hectares, bordant un hôpital et des habitations pour "éviter les ennuis". Il envoie des SMS avant chaque traitement.

"On était devenus d'affreux pollueurs et presque des tueurs d'enfants, ça nous a blessés", dit-il.

"Il y a partout des brebis galeuses, mais la psychologie collective a énormément évolué", abonde Marie-Christine Dufour, directrice technique du Conseil interprofessionnel du vin de Bordeaux. "L'électrochoc a été douloureux mais nécessaire. Il nous a permis d'avancer plus vite".

Selon l'interprofession, Bordeaux est le "premier vignoble AOP" biologique de France en superficie: 25% des surfaces sont labellisées bio ou en conversion et 75% d'entre elles sont certifiées tous labels confondus.

Conversion, machines, plantation de haies et de cépages résistants... le CIVB prône une "multitude de leviers" et d'"ouvrir la porte des exploitations" pour "faire connaître les contraintes".

"Il faut être capable de dire à ses voisins: +Je vais être obligé de traiter, rentrez votre linge et évitez que vos enfants n'aillent dans le jardin+", ajoute Marie-Christine Dufour.

Des actions sont aussi menées par les collectivités. A Léognan, une zone tampon a été agrandie près de l'école après des échanges sur les lisières viticoles. "La concertation, ça marche", affirme le maire DVG Laurent Barban, qui va généraliser la démarche à l'ensemble du plan local d'urbanisme.

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