"Rien ne sera comme un repas habituel": à Marseille, le circassien Johann Le Guillerm et le chef étoilé Alexandre Gauthier font fusionner leurs talents dans une "expérimentation culinaire" déroutante qui, des bas instincts terrestres jusqu'aux hautes sphères spirituelles, rassasie tous les sens.
"Rentrer dans une salle de spectacle sans rien en savoir, tu l'as déjà fait ça ?", s'inquiète un spectateur auprès d'une amie avant le contrôle des billets.
Avec "Encatation", on entre un peu comme en religion, prêts à recevoir un mystère bien gardé. La performance commence d'ailleurs par des ablutions, passage obligé avant de pénétrer sur le plateau où les mains des spectateurs-cueilleurs joueront un rôle de premier plan.
"L'art doit déstabiliser le spectateur", explique Johann Le Guillerm, qui "aux repères installés" du repas traditionnel - table, couverts, assiette, verre - a voulu substituer des "repères nouveaux".
"La manière de manger, de cuire, de servir, la manière d'être à l'endroit où l'on va manger" ces "encas", poursuit-il, tout est propre à bousculer les habitudes de convives dont les doigts, la langue, mais aussi une certaine agilité seront les meilleurs alliés pour "faire ce qui ne se fait pas".
Dans un silence révérencieux propre à toute cérémonie, la soixantaine de spectateurs-acteurs seront tour à tour interloqués, amusés, hésitants, séduits voire émus par cette expérience hors du commun qui touche aux lois de la physique.
La performance est née de la rencontre entre la cuisine d'Alexandre Gauthier, à la tête du restaurant doublement étoilé La Grenouillère, dans le Pas-de-Calais, et les recherches que Johann Le Guillerm, touche-à-tout inclassable, mène depuis 2002 sur la multiplicité des points de vue.
Un "mariage d'évidence" pour Guy Carrara, co-directeur de l'édition intermédiaire de la Biennale internationale des Arts du cirque (Biac) qui accueille "Encatation" à la Friche de la Belle de Mai jusqu'au 30 janvier.
"Je voulais élargir mon domaine de jeu au-delà du spectacle vivant et me confronter à un autre milieu", détaille Le Guillerm, pour qui la nourriture, au même titre que le bois, le papier ou le fer, dont il est plus familier, "fait partie des matériaux du monde".
- Régression transgressive -
Seule certitude: le corps autant que l'esprit trouveront matière à digestion et à déséquilibre dans ce rite "encatatoire" qui se décline en sept "expérimentations" aux titres énigmatiques, du "tétédistale" au "tractosemoule", à travers lesquelles le convive est guidé pas à pas.
Car pour être singulière, l'initiation n'en est pas moins très codifiée: à chaque poste de vigie, éclairé par la lumière intimiste d'une lampe de chevet, de petites fiches posées sur un présentoir décrivent le protocole de dégustation, schémas et signes cabalistiques à l'appui.
Au centre du plateau, plusieurs officiants en noir assurent le service dont la chorégraphie millimétrée est rythmée par les fourneaux, maîtres des horloges.
"Vous allez ingérer des substances organiques chargées d'une valeur immatérielle, des ingrédients subliminaux qui n'ont a priori aucune incidence sur la consommation alimentaire, une sorte de condiment psychique confronté à un organisme capteur et interprète psychosomatique", prévient la voix off, tout en chuchotements, de Johann Le Guillerm.
Cette information qui n'est pas (encore) celle du goût, mais conditionne indéniablement la perception, de même que les sons qui accompagnent le cérémonial, est "très importante", plaide l'artiste, qui a voulu faire "appel à tous les sens, intérieurs et extérieurs".
"L'information générée par la chose ingurgitée va agir et n'est pas rien dans la suite de l'expérience. Une partie descend à l'estomac, l'autre monte au cerveau".
Au cerveau reptilien même, pourrait-on dire, comme lorsque s'ouvre la chasse aux pois, ravivant nos "souvenirs génétiques ancestraux de chasseurs-cueilleurs" ou que le "cheboucle", à grand renfort de langoureuses lapées, nous invite à une jouissive régression enfantine.
Jusqu'à un final où les convives communient dans une joyeuse "déstructuration architexturale pour laquelle il n'y a pas de mode d'emploi".